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5 juillet 2022 2 05 /07 /juillet /2022 21:00

La chambre, bien que simplement meublée, est plutôt confortable. En tirant le rideau, Hans peut voir l’aube iriser la mer, et au large, distinguer les côtes de Bjarnø. Du broc de fer blanc, il se verse un filet d’eau glacée sur la tête, qui retombe dans une petite cuvette de faïence. Puis il enfile une chemise blanche, et un veston bleu ciel, un pantalon de toile, des godillots neufs et cirés. A l’aubergiste, il demande la note, assure de l’excellent accueil qu’il a reçu, demande à ce que l’on descende ses bagages pour le soir-même et paie. Sa montre indique neuf heures. Il admet qu’il est encore un peu tôt et s’en va marcher sur le quai du port.

Deux heures passent, à écouter les histoires des marins, lamentations usuelles ou vantardises qui ne le sont pas moins. Hans laisse une oreille traîner en espérant rapporter, comme dans un filet, les prémices d’un conte enfantin. Lorsqu’il atteint la maison Voigt, midi sonne. Christian vient lui ouvrir. Il est élégant et enjoué, comme à son habitude, et presse son hôte d’entrer. Il glisse, avec un sourire appuyé, que Riborg se promène au jardin, qu’elle veut confectionner un bouquet mais qu’elle ne sait pas quelles fleurs choisir. Les fleurs rouges lui plaisent beaucoup, mais elle n’ose se fâcher avec les blanches. Hans se tait ; il est inquiet.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

La mère de Christian et de Riborg se joint à eux pour déjeuner. Leur père, agent royal à Fåborg, se trouve en ville pour régler plusieurs affaires. Depuis que la mère a appris que Hans écrit des poèmes, elle le questionne souvent sur l’inspiration qui le saisit, sur les sources de celle-ci. L’amour, répond Hans, car les mots agissent comme le truchement agit entre deux peuples étrangers, les reliant, les rapprochant. Riborg rougit, et Christian, aussitôt, s’enquiert des fleurs qu’elle a cueillies. Sont-elles rouges, sont-elles blanches, se moque-t-il tendrement, mais la sœur ne répond pas à son frère. Elle regarde ailleurs, à la fenêtre par exemple, car un oiseau vient de passer.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

A la fin du repas, Hans propose de se promener. Christian se lève, guilleret, va vers sa mère pour l’aider, mais celle-ci décline. Après que Riborg se soit préparée, les trois jeunes gens s’enfoncent dans la forêt voisine avant de couper par les champs pour revenir en ville. Dans la rue commerçante, on s’écarte pour les laisser passer. Modeste entre ses amis, Hans attire à lui les regards curieux des habitants. Pour lui, cependant, peu lui importe, et les échoppes lui paraissent propres, et les étals lui semblent rangés. Et tandis qu’il détaille sa vie à la capitale, il imagine ce que celle-ci pourrait être dans ce joli coin de Fionie.

Deux yeux marrons

Parce que Riborg exprime quelque fatigue, Hans et Christian trouvent un banc pour s’y asseoir. Et, profitant que son ami les délaisse pour aller saluer l’une de ses connaissances, Hans tire de sa poche un feuillet plié. Deux yeux marrons, lit-il, qui sont mon cœur et ma maison. Le visage rivé sur son poème, il ne peut voir la réaction de Riborg, dont l’éducation interdit tout soupir. Après la lecture, les deux jeunes gens demeurent muets, alors que leurs cœurs hurlent. Quelques minutes après, Christian revient.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

Fåborg est une toute petite ville, et Christian, Hans et Riborg sont obligés de passer à nouveau par les mêmes rues, devant les mêmes commerces. Ils parlent, certes, mais de rien qui intéresse vraiment Riborg ou Hans. Les pluies récentes, la future rentrée universitaire de Christian, ou encore les publications de Hans à Copenhague sont des mots vains et absurdes quand approche l’heure de la séparation. Hans et Riborg marchent côte à côte, mais ils ne vont pas au même endroit. Au détour d’une rue, les trois jeunes gens s’arrêtent devant une boutique.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

Un joli garçon en sort, bras de chemise et large sourire. Il s’avance vers Riborg, lui prend les mains, se réjouit de la surprise qu’elle lui fait de le venir visiter. Alors qu’il invite sa future épouse, son beau-frère et leur ami à entrer quelques instants, Hans, poliment, déclare qu’il doit partir. Les adieux sont brefs et respectueux ; l'amour est parfois une potion amère qu’il faut savoir boire sans grimacer. A la réception de l’hôtel, Hans trouve ses bagages, et une voiture le vient chercher presque aussitôt. Deux à trois journées de voyage suffiront pour rallier Copenhague. Quant au temps qu’il faudra pour oublier les yeux désirés, Hans ne le saurait compter.

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30 mai 2022 1 30 /05 /mai /2022 18:00

HWK

Tas de couillons, je gueule ! Tas de cons, bernés que vous êtes ! Je me marre. Je me marre tant, et ils me regardent, les ahuris, Fraget, Luvin, Simmoneau, Guillot, et tous les autres. J’leur fais peur. Ou j’les dégoûte. Y a que Gilbert que j’impressionne plus. Normal, il est mort ! Et son pauvre corps de Bourguignon trapu est là, à trois mètres à peine de notre tranchée, et son visage regarde vers nous, ses grands yeux malheureux bien ouverts, et personne pour le rapporter. Fraget, avec son bel insigne de lieutenant, vient m’trouver, il m’demande : dis, tu voudrais pas y aller ?

Si, que j’réponds, et j’vois bien que même ma réponse, elle l’inquiète. C’est que j’tergiverse pas, moi, la mort, ça fait longtemps qu’elle m’fait plus peur. A force de la voir, tiens ! Mort le matin, mort le midi, mort le soir, mort même la nuit. M’est même arrivé d’enterrer un Fritz, et les autres qui m’regardaient, parce que j’y mettais des égards. Mais quoi ?! Le pauvre bougre, il était comme nous, avec sa belle Allemande à la maison, et peut-être un ou deux marmots, blonds et joufflus, ou peut-être bien bruns et maigrichons, va savoir, des innocents qui n’reverront jamais leur papa. La mort, vraiment, elle ne m’intéresse pas.

HWK
HWK

J’laisse la lettre de Clotilde dans l’abri. J’ai pas les mots pour lui répondre. Ce que j’écrirais, elle le comprendrait pas. Faudrait atténuer, alléger, mentir quoi ! pour que mes mots lui déchirent pas le cœur ni les entrailles. Je rejoins Fraget qui s’échine, avec Brammont, Pierre et Luvin, à recreuser le fonds de la tranchée. N’vous emmerdez pas, que j’leur lance, à la prochaine pluie boche, faudra recommencer. Brammont dit : elle me mangera pas, moi ! Qui ça, que j’demande, mais j’sais bien qu’il parle de la montagne, le Vieil-Armand, alors je me marre. Et eux tous, qu’osent même plus me voir, ah les braves, ils croient encore qu’après tout ça, ils vivront.

HWK
HWK

J’entends les Fritz causer lorsque je sors de la tranchée. En un quart d’heure, j’ai réussi à ramper jusqu’à Gilbert, qui commence à puer, et je mets la main sur son paletot. J’ai pas fait trente centimètres qu’une voix française, inconnue, m’ordonne de rester allongé, de faire le mort. Allons bon, on n’est pas au théâtre, que je commence à répondre, mais l’autre m’envoie un coup à l’arrière du crâne, quel salaud ! et j’obéis, sans bien savoir pourquoi. J’tourne seulement la tête, doucement, pour observer la tronche de mon ange-gardien, il a un uniforme allemand. Derrière mon crâne endolori, j’en entends arriver d’autres.

HWK
HWK

Ça se met à pétarader sévèrement, à crier en tout sens, j’reconnais les voix de Brammont et de Luvin, m’semble aussi entendre Quélig jurer, et des coups de feu, et encore le bruit terrifiant du lance-flammes. Moi, j’ai abandonné Gilbert, de toute manière il n’bougera plus, et j’ai extirpé mon MAS 1873, et je rampe, de la boue plein la trogne, et de foutues questions en tête. Pourquoi j’y reviens, et qu’j’reste pas là-bas, sagement, à attendre que tout ça se termine ? La tranchée est devant moi, comme la gueule d’un monstre qui voudrait m’bouffer, et me v’là qui y fonce, pour m’y vautrer.

HWK
HWK

Fraget gueule encore des ordres, c’est bon signe. Comme je tombe à ses pieds, il me ramasse, me tire en arrière et, à deux, on se barricade dans l’abri. Le portillon en bois, bricolé au printemps dernier, n’tiendra pas face aux flammes, c’est sûr, et on a beau dire, rôtir comme la bidoche du dimanche, ça m’plaît guère. Une voix surgit alors, mon ange-gardien ! il s’présente, le gentil garçon, dit qu’il est alsacien, qu’on est ses prisonniers, tout le toutim, mais Fraget sort, arme au poing, beuglant son leitmotiv patriote et républicain, y a un coup qui part, la tête de Fraget éclate, et moi j’m’étale.

HWK
HWK

Goût du fer dans la bouche, l’air me manque. Impression étrange de s’noyer à l’air libre, j’ai les mains poisseuses, et ma vue se brouille. Seule l’ouïe fonctionne du tonnerre. D’autres voix, d’autres cris de guerre, du français qui recouvre peu à peu l’allemand, et enfin des cris bestiaux. Le calme revient, on se penche sur moi, et un gars hurle aux autres, avec un bel accent provençal : il est vivant ! Médecin ! On m’soulève, on m’transporte. Tas de couillons ! Tas de cons ! Je me marre.

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23 mai 2022 1 23 /05 /mai /2022 18:00

Un long liseré vert monte le long de la façade depuis les pavés disjoints de la rue. Liserons et herbes sauvages conquièrent patiemment le tuffeau équarri, taillé et assemblé voilà à peine vingt ans. La calèche, stationnée devant la porte depuis quelques instants, démarre doucement ; tournant la tête vers la droite puis vers la gauche, le cocher peste qu’aucune auberge ne se trouve en ce maudit pays. Sans une âme qui vive pour le voir, un homme entre dans la maison. Il est bellement vêtu, porte chapeau de gentilhomme et bottes de cavalier, ainsi que l’épée au côté. Ses pas résonnent pesamment dans le vestibule d’entrée.

Son hôte le rejoint bientôt. Sans doute les deux hommes ont le même âge, mais l’hôte se déplace comme un vieillard. Les fins yeux noirs tombent souvent vers le sol, et ne s’en relèvent qu’avec peine et pudeur. Les deux compères prononcent à peine les amabilité d’usage, avant de pénétrer dans le salon où une longue table, habillée de deux couverts et de fleurs passées, les attend. Puis, par un terne enchantement, un potage y apparaît. On entend alors les chocs délicats des cuillères d’argent sur la porcelaine.

A prix coûtant
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Il fut un temps – les deux hôtes s’en souviennent – où ces sons gourmands rythmaient la cacophonie de soirées délicieuses. Les domestiques défilaient en continu, portaient sans relâche des promesses nouvelles qu’ils livraient, sur les tables et dans les salons obscurs, entre entre convives hilares et définitivement repus. La ville, qui tenait son nom de son créateur – d’historiens esprits soutenaient que c’était le contraire, et que les lieux, par conséquent, précédaient toujours les individus – croissait sans cesse d’habitants qui venaient la peupler. L’hôte jouissait alors de cette expression si vaste qu’on appelle la bonne fortune.

A prix coûtant
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Après le service du poisson, les yeux de l’hôte s’embuent. Ce n’est pourtant pas la sauce qui aurait été gâtée, ni le vin servi qui aurait révélé d’aigres saveurs. Il est probable, toutefois, qu’une bouchée, une gorgée, ou l’irruption particulière d’un rai de lumière, ait fait surgir une image depuis les temps révolus. L’ami, dans le silence, observe l’abattement, le respecte. Il n’en a pas toujours été ainsi. Mais, au fil des années, de ces visites annuelles qu’il s'oblige à rendre pour contrebalancer le tumulte de sa vie frivole, rire de la mésaventure de son ami – qui auparavant l’apaisait méchamment – a fini par le dégoûter.

A prix coûtant

L’hôte, il est vrai, était venu le voir aux premiers temps de la splendeur. Son hôtel à peine acheté et achevé, il avait profité d’une visite à la capitale pour rendre visite à son ami et s’enorgueillir de l’acquisition nouvelle. Il avait, comme d’autres courtisans, accouru à l’appel du cardinal dans ce lieu presque désert, aux confins de l’Anjou et du Poitou, et y avait trouvé la cité idéale d’un prince moderne. Les nuits de fête et les joies extatiques que provoquait la nouveauté firent songer à l’hôte que sa noblesse, à lui, trouvaient tant là une justification qu’une affirmation méliorative. Quant à l’ami, qui avait hésité et, par conséquent, se trouvait loin de cette capitale des plaisirs, il enrageait.

A prix coûtant
A prix coûtant

Puis le cardinal était mort. Richelieu, orpheline de son démiurge, connut les sursauts du grand blessé puis les gémissements du moribond. Ses forces vives quittèrent le corps froid et recroquevillé de la ville, non sans y laisser elles-mêmes quelques plumes morales et financières. L’hôte, n’échappant pas au mal commun, connut la ruine, sans l’admettre. Il continua d’organiser de fines parties mais, comme les caresses les plus énergiques sur un mannequin d’osier, cela n’eut aucun effet. La bourse vide comme l’âme, il se résigna à rester.

A prix coûtant
A prix coûtant

Le soir tombe sur la maison aux liserons. Tandis que les domestiques débarrassent la table et allument les bougies, l’hôte et son ami gagnent le vestibule. Aussitôt une main ancillaire surgit, et ouvre la porte pour laisser passer le seul invité de l’année. Devant la calèche, le cheval s’impatiente ; il a déjà grignoté toute l’herbe qui pousse entre les pavés. Les adieux sont brefs, ainsi que le temps que prend la voiture pour sortir du champ de vision de l’hôte. Tout revient alors dans le calme crépuscule doré, comme à l’aube des temps. En prêtant une oreille attentive, on entendrait le lierre pousser.

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17 mai 2022 2 17 /05 /mai /2022 20:20

Six nuits qu’elle ne dort plus. Sitôt la flamme de la chandelle soufflée, Martha entend son époux se tourner sur le côté, et quelques instants après il ronfle à faire trembler les murs. La première nuit, il lui a semblé curieux qu’elle n’ait jamais entendu pareil bruit auparavant ; désormais elle comprend que ce sont davantage les tourments de son âme qui l’empêchent de dormir. D’abord Martha a pensé à ses journées, et aux éventuels manquements dont elle se serait rendue coupable, mais elle n’a rien trouvé. Alors, elle a commencé à songer à la femme. Et, subitement, son cœur s’est affolé.

Cette nuit encore, elle sort de son lit. Elle frissonne en marchant, pieds bus, sur les pavés de tommettes glacés. Dans l’âtre elle dispose du petit bois, puis une grosse bûche, et elle tend les mains vers ces flammes qui crépitent. Pourtant le feu ne la réchauffe pas. Le feu danse dans sa pupille, tel un démon misérable et moqueur. Le feu lui parle, la félicite, la remercie. Dans deux semaines, trois au plus, il dévorera la sorcière. Martha tremble plus encore. Le feu lui parle, et il rit.

Les corps dominés
Les corps dominés

A l’aube, les servantes trouvent Martha prostrée devant les cendres froides. Elles coupent de grandes tranches de pain et font griller un peu de lard, versent du lait frais dans de belles chopes d’étain. Martha les regarde, indifférente, et refuse la nourriture proposée. Elle demande son châle et ses chausses, et sort dans le jour glacé. Devant la cathédrale, elle se fraie un chemin entre les indigents qui réclament leur pain quotidien. A une femme hâve, qui tient en ses bras un nouveau-né, Martha donne la pièce. Dans l’église, elle ne reste que quelques minutes ; son cœur est toujours froid.

Les corps dominés
Les corps dominés

Plusieurs de ses connaissances viennent à elle à la sortie de la cathédrale. Elles approuvent que Martha ait dénoncé la sorcière, dont on dit qu’elle rit de la torture qu’on lui inflige. Elles s’enquièrent aussi de la santé de la plus jeune des servantes de Martha, qu’un mal mystérieux afflige depuis un mois maintenant. Qui d’autre, sinon la sorcière, a pu requérir un tel mal contre une enfant si innocente ? Elles vitupèrent contre ces femmes odieuses, venues des campagnes jusqu’à Fribourg, qui prononcent des sorts contre les bourgeoises de bonne vie. Martha lève les yeux au ciel ; les volutes de vapeur, suspendues dans les airs, semblent ricaner méchamment.

Les corps dominés
Les corps dominés

A la nuit tombée, les servantes ont dressé la table. Elles y ont disposé des cruches de vin, des miches de pain et des plats de fèves cuites. L’époux de Martha déplie son couteau et, après avoir dit les grâces, se frotte les mains de gourmandise. Au tribunal, la sorcière a avoué d’autres méfaits. Non contente d’avoir rendu malade leur petite servante, elle a aussi empoisonné les bêtes du troupeau du marguillier de la cathédrale ; aussi, elle a provoqué la chute de l’un des échevins de la ville dans son escalier. Enfin, elle a pris pour époux un bouc que lui a laissé, en guise d’héritage, son défunt mari. Sur la table, les servantes ont déposé un plat de viande fumante et sanguinolente qui excite plus encore l’appétit.

Les corps dominés
Les corps dominés

Le soir suivant, des notables se pressent dans la maison. Un à un, ils serrent les mains de Martha pour la remercier d’avoir dénoncé le démon. Vile engeance, que celle des campagnes, qui pactise contre la ville et promet aux tourments ses dignes habitants. Martha demeure en retrait de l’assemblée des hommes, qui jugent et décrètent. Ils boivent le vin doux et mangent les chairs parfumées. Ils palabrent quant aux richesses que recèle la terre du pays autour Fribourg, et maudissent ceux et celles qui les possèdent. Est-ce chance, est-ce malchance, car tous ces pays semblent peuplés de suppôts du diable. Derrière l’assemblée des hommes, Martha demeure silencieuse, et écoute le feu lui parler. La voix du feu recouvre bientôt celles des hommes.

Les corps dominés
Les corps dominés

La servante réveille sa maîtresse. Depuis plusieurs minutes, on l’attend à la porte. Après une toilette rapide, Martha rejoint ses amies et sort. Une étrange euphorie anime les rues de la ville. La foule bruisse, comme aux jours de marché ; mais point de choux, de céréales ou de cardons. A la place, un haut bûcher duquel surgissent la poitrine et le visage d’une femme. Martha fixe ce visage, et ces yeux, tandis que les flammes commencent de monter vers le ciel. A travers elles, Martha entend une voix. Elle ne rit plus. Elle supplie.

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11 mai 2022 3 11 /05 /mai /2022 18:00

Le bouchon coula tout à coup ; la ligne se tendit et Monié, expérimenté à ce jeu, laissa filer tranquillement. Puis, à un moment que seul son instinct savait être le bon, il opposa au poisson une résistance soudaine. La lutte commença, inégale en forces et en motifs d’espérance. Monié, digne représentant de son espèce, mit rapidement fin au combat et tira de la rivière un brochet de belle taille, qu’il déposa avec soin dans son vivier. Autour de lui, son exploit suscita des sifflements admiratifs et provoqua la venue de deux gaillards en béret et bras de chemise. Le poisson était ferré.

Monié était de ces hommes dont on ne croise usuellement la route qu’avec méfiance. Brigadier de gendarmerie de son état, il cachait sa fonction sous l’apparence bonhomme d’un déguisement savamment constitué, gilet élimé et sabots usés, et il avait gratté la terre pour que la noirceur de ses ongles reflétât la simplicité de ses origines. Monié travaillait ainsi en service commandé pour le Préfet, lequel avait reçu des instructions strictes du ministre de l’Intérieur pour la surveillance des régicides. Ces hommes, durant la Révolution, avait osé porter le fil de la guillotine sur la nuque royale ; deux décennies plus tard, un roi était revenu à la tête du pays, et l’on craignait en haut lieu que de semblables idées ne ressurgissent.

Partie de pêche
Partie de pêche

Les deux gaillards s’étaient approchés sans méfiance. Ils louchaient allègrement sur le vivier bien rempli de ce pêcheur qu’ils ne connaissaient pas et, le cœur naturellement porté sur la franche camaraderie, ils lui posèrent des questions. Monié n’en fut pas mécontent. Le contact, dans ce genre d’opération, se révélait être la plus délicate des étapes. Il répondit, gaiement et de mauvaise foi, qu’il était du nord de l’Ariège, qu’il dormait chez son beau-frère qui habitait Mirepoix et qu’il espérait être engagé par le sieur Lespert dont il avait entendu dire qu’il réclamait des bras. Là-dessus, il hésita, et finalement attendit. Son hameçon, espérait-il, n’allait pas tarder à être gobé. Soulié et Cazals – c’étaient leurs noms – l’invitèrent à le suivre.

Partie de pêche
Partie de pêche

Mû par une défiance inhérente à son état, Monié refusa poliment. Surtout, il songeait que, ces derniers jours, caché derrière les bosquets de noisetiers qui dominaient le vallon, il avait observé que de nombreux ouvriers dudit Lespert venaient là pour améliorer l’ordinaire d’une prise ou deux. Pour décider Soulié et Cazals, il sortit une bouteille d’un panier ainsi que trois verres. Curieux comme un homme qui désire connaître la réalité de son futur emploi, il s’enquit de ce qu’on faisait alors sur les terres de l’ancien conventionnel. Les réponses furent à la fois simples et déconcertantes : on taillait des haies, on plantait des arbustes et des clôtures, on creusait des fossés que l’on remplissait de cailloux pour stabiliser le terrain. Monié accusa le coup.

Partie de pêche

Un frisson lui parcourut l’échine, et ses mains devinrent moites. Monié devait rédiger un rapport pour le Préfet, et ce dernier n’attendait sûrement pas que son brigadier lui rédigeât un traité d’horticulture. Depuis les Alpes, quelques semaines auparavant, la rumeur avait couru qu’un complot avait visé le nouveau roi. Ce projet funeste, les hautes autorités de ce pays en étaient convaincues, émanait de régicides avérés. L’infamie, chez ces gens-là, n’était pas seulement ponctuelle ; elle était intrinsèque. Le sieur Espert, avec la mobilisation de quelques deux cents ouvriers, devait donc, selon eux, manigancer quelque obscure conjuration.

Partie de pêche
Partie de pêche

La bouteille produisait ses effets. Soulié et Cazals faisaient à celle-ci une cour assidue, et d’autres prétendants entendirent son appel. Ainsi Monié se trouvait entouré d’une dizaine d’ouvriers, pour lesquels il fit apparaître, en camarade miraculeux, une autre de ces potions gouleyantes. Bon compagnon et bon brigadier, il servait les verres qui se tendaient tandis qu’il traquait dans les mots claqués les indices de la conspiration. Comme rien ne venait, qu’aux mises en garde quant à la dureté du terrain répondaient les satisfactions dues aux rations de pain distribuées, Monié tenta un coup. La mort dans l’âme, il prononça le mot de République.

Partie de pêche
Partie de pêche

Rien n’aurait pu être plus décevant pour lui. Là où des sympathies manifestes ou une acrimonie par trop voyante lui eût permis de dresser une liste des ennemis du régime, l’indifférence généralisée accueillit le mot honni. Les hommes restaient à leurs joies et à leurs terreurs agrestes. La politique rencontrait, dans leur silence, un mépris désespérant pour Monié. Dans l’heure qui suivit, ce dernier quitta son monde. L’aigreur de son échec donnait à sa démarche l’allure de l’ivresse. Cazals, voyant Monié s’éloigner, l’apostropha vivement : il oubliait ses poissons. Monié lui fit signe qu’il les lui laissait. Il était écrit qu’il ne rapporterait rien de cette journée.

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5 mai 2022 4 05 /05 /mai /2022 18:00

Un pas long, puis un pas court. Un pas long, puis un pas court. Le bruit distinctif de la clenche qu’on actionne, puis celui de la porte de bois refermée un peu trop vivement. A l’intérieur de l’office règne une faible lumière. On est pourtant qu’en octobre. Quelques feuillets remués, et sur l’un d’eux vient gratter la plume, longuement, preuve d’une grande application. Dans le couloir, on court. Trois coups à la porte. Un silence, ou plutôt, le même grattement de plume qui s’est légèrement accéléré. L’invitation vient enfin.

Humilité et zèle. La jeune sœur garde le regard baissé. Elle s’est pourtant pressée, pour que ce qu’elle a à dire ne se corrompe pas. La mère la regarde, la bouche sans cesse tordue, non par malignité, mais parce que la souffrance est pour elle une vieille compagne. La souffrance est patiente : il viendra bien un jour ... Humilité et zèle. La jeune sœur parle enfin. Elle n’omet ni n’ajoute rien. Le message est pur, tel qu’il lui a été confié. Trois jeunes filles sont arrivées. Sont-elles de la même famille ? La jeune sœur ne le sait pas. La mère viendra les voir.

Misères et cœur
Misères et cœur

Un couloir sombre, sur lequel donnent de petites salles de classe remplies d’enfants sages. Une sœur, au pupitre, lit les Évangiles. Littéralement la bonne nouvelle. Chapitre cinq, sermon sur la montagne selon saint Matthieu. Heureux les pauvres en esprit ... La mère approuve et passe. Un pas long puis un pas court. La respiration sifflante. Le portail de bois s’ouvre. La rumeur de la ville, Thueyts, ses marchands, ses artisans, ses enfants, ses carrioles, ses tombereaux, ses odeurs. Et trois enfants. Une toute petite, une plus âgée et une qui, très bientôt, deviendra une femme.

Misères et cœur
Misères et cœur

Dans le vestibule, la mère examine les nouvelles arrivantes. Leurs jupons sont rapiécés, leurs châles élimés et leurs sabots, c’est vrai, ont dû perdre depuis longtemps la patine de l’atelier. Soudain la mère vacille ; elle a deux ans à peine, et tombe du lit où l’avait mise sa mère. Craquement sourd et douleur suprême. Elle revoit le médecin, dépêché en hâte auprès de sa pauvre famille, qui condamne tout espoir de remarcher un jour. Prières, supplications, la main de sa mère qui serre la sienne jusqu’à lui faire mal, les efforts constants, visibles et invisibles, et un jour elle marche. La mère revient à elle.

Misères et cœur

Les arrivantes voudraient apprendre. Lire et écrire, et les histoires des Écritures. La mère y consent. Un vertige, encore. Marie a dix-sept ans. Tandis que les révolutionnaires débattent du futur nom de la ville, et qu’ils souillent jusqu’aux recoins de l'église, elle accueille chez elle de jeunes enfants. Les parents veulent lui donner parfois ce qu’ils possèdent, souvent ce qu’ils peuvent. Toujours Marie refuse. Ce qui la récompense vient de leurs cœurs. Les trois arrivantes sont autour de la mère ; elle leur a fait peur, à s'évanouir ainsi.

Misères et cœur
Misères et cœur

Un pas court et un pas long. La respiration sifflante. L’enfant entre deux âges s’étonne muettement d’être aussi grande que la mère. Voici les salles, voici les femmes de cœur qui vous empliront l’esprit. Toujours plus d’enfants, et les murs ne se poussent guère. Le bois des escaliers grince. Comme la mère, sa vie a déjà été longue et difficile. À la dernière marche, la plus jeune des enfants trébuche, réprime un sanglot, se presse dans le couloir pour rejoindre la mère de laquelle elle prend la main. Voici les chambres.

Misères et cœur
Misères et cœur

C’est un grand dortoir, peuplé de paillasses jetées à même le sol, recouvertes de draps de lin sommaires. Au bout, près du mur, il y a deux couches libres. Il faudra s’y serrer. La plus âgée des enfants acquiesce avec joie. La mère se retourne à peine que, pour la troisième fois, elle s’écroule, les mains crispées sur le chambranle de la porte. Elle a vingt-huit ans ; Marie, qu’on appelle citoyenne Rivier, apprend du comité de salut public que l’ouverture de sa congrégation est autorisée. Elle se retire, reconnaissante, un pas long et un court, croise l’œil noir du châtelain et celui, rieur, de son frère, qui tous deux siègent au comité, incline la tête pour sortir. Quand elle la relève, trois jeunes filles lui sourient.

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29 avril 2022 5 29 /04 /avril /2022 18:00

Sans dire un mot, il lève le doigt. Désigne la maison dont les murs ont été récemment blanchis à la chaux. Tend la main, paume ouverte, pour recevoir son écot. Dépose avec soin les cinq livres dans sa besace, tandis qu’un détachement de bleus s’en va vers la maison. La nuit est noire comme la suie, et glaciale avec cela ; la lune s’est cachée. Des éclats de voix zèbrent la nuit: des voix graves et, au milieu d’elles, une voix plus aiguë. Un raffut éclate, qu’il tente d’identifier : un banc renversé, une cruche brisée, une gifle qui claque.

Quand il les voit sortir – l’homme et la femme, son cousin et, par alliance, sa cousine –, il déguerpit. Dans la forêt qu’il connaît pourtant par cœur, il est frappé, fouetté, moqué par la forêt. La souche de l’arbre qu’il a lui-même abattu au printemps dernier, il ne la voit pas, grommelle et gémit. La douleur dans les jambes, cependant, reflue vite. A l’une des fenêtres éclairées, il a reconnu son propre foyer. Il entre, se déchausse et, traînant une chaise, se blottit face à l’âtre qui flamboie. Personne ne l’a reconnu, c’est une chance. Peu à peu, il sombre dans un sommeil lourd et sans rêves.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

L’aube orangée est à peine survenue que sa femme bondit du lit. Avec ses grands yeux bleus, elle le scrute tandis que du coutelas, elle découpe deux tranches de pain qu’elle graisse d’un peu de beurre avant de les lui tendre. Je t’ai attendu hier, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, tu sais qu’ils sont là ? Tu sais ce qu’ils veulent, le leur as-tu donné ? Ses dents s’enfoncent dans la large tartine, le tapis doux du beurre tapisse sa langue et ses muqueuses. Là-dessus, le verre de goutte lui nettoie la bouche et lui brûle la gorge. Puis il prend sa besace et la jette sur la table ; aussitôt sa femme y trouve les cinq livres. Elle a un mouvement de surprise, et annonce qu’elle doit se presser. Ce matin, c’est marché.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Au potager, seuls quelques choux n’ont pas encore crevé du gel. Et ceux qui restent pourraient à peine nourrir un homme chacun. Il regarde ses cultures d’un air désolé, se rassure en songeant à ce qu’il a réussi à rentrer cet été en récoltes. Et les pommes de terre ne donnent pas trop mal, après tout. Il revient au village dans l’après-midi. Les bleus y sont bien alignés, et les ordres clairs à leur attention fusent les uns après les autres. En se rapprochant, il comprend que les ordres ne sont pas pour les soldats. Devant le portail du château, des dizaines d’hommes et de femmes attendent. Sales trognes, pense-t-il. Ce sont les blancs.

Bleus, blancs et rouge

Faisant mine de baguenauder, il se rapproche des prisonniers. Il se demande combien se trouvent là, dit des chiffres au hasard, quatre-vingt, cent, pourquoi pas cent quinze. Comme il ricane, un bleu se retourne, le fusille, mais du regard seulement. Le bleu se tranquillise enfin ; peut-être est-il de ceux que j’ai guidés cette nuit. Dans la foule, il reconnaît son cousin, sacré réussite qu’il a eu quand j’y pense, mais voilà où cela mène d’écraser son prochain. On se croit à l’abri, et voilà que la justice se chausse de bottes et décroche le fusil, et fait rouler le canon. Soudain la troupe s’ébroue. Où nous menez-vous, demandent les blancs.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Un peu après Apremont, sur la route des Sables, une première salve retentit. Une deuxième, puis une troisième, et comme il est tout proche, il entend les râles des blessés. Il court à toutes jambes. Ce ne sont plus les branches des arbres qui gênent sa progression, ni les épines des buissons qui le blessent. Devant lui, des lames de baïonnettes dansent et soudain se plantent, rejaillissent ensanglantées. Il court, comme s’il était l’un de ces maudits blancs. Au soir, il fixe sa soupe. Sa femme, qui a déployé les tissus achetés au marché pour les lui montrer, soupire.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Le matin surprend le village dans une nudité honteuse. Il a mal dormi, s’est levé lorsque le soleil ne l’était pas encore. De sa maison au château, jusqu’à l’église, jusqu’au pont, Apremont est vide. Au milieu de la matinée, quelques bons citoyens s’étonnent de l’ampleur de la razzia bleue. Qu’il s’asseye quelques instants, et une ombre lui rappelant son cousin vient lui parler ; il se relève alors, et l’ombre disparaît. Il se questionne, et aussitôt se persuade. Il n’a pas fait de mal. Il a aidé la République. Au-dessus de sa tête, pourtant, une ombre désapprouve.

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23 avril 2022 6 23 /04 /avril /2022 18:00

Le thé est sûrement froid. Kate s’approche de la table, mais aucun des hommes ne relève la tête. Prudente, elle recule, déclare à haute voix qu’elle s’en va repriser les chemises de son fils. Sitôt sa femme partie, Arthur renifle bruyamment ; en face, Barney se met à le regarder, mais garde le silence. En bout de table, le visage baissé vers la tasse qui ne fume plus, Lloyd fait la moue. Cette semaine, c’est cent litres qui manquent, et pas une semaine ne passe sans que Barney, au retour de sa tournée, n’avoue à Lloyd : le compte n’y est pas.

Arthur soupire ; Lloyd poursuit. La compagnie a des responsabilités envers ses clients, mais pas seulement cela. Elle doit aussi respecter la loi, et la loi stipule que le lait de toutes les fermes d’Angleterre et du Royaume-Uni doit servir exclusivement à la fabrication d’un seul fromage, et que ledit fromage sera disponible pour la population, en contrepartie des tickets de rationnement distribués en application de ... L’index levé, Lloyd fait la leçon ; ... induite par l’état de guerre auquel nous ont soumis les sept dernières années. Lloyd, tout rouge, lâche un juron.

Tout pour le fromage
Tout pour le fromage

Tandis qu’il tourne encore la cuillère dans son thé, Barney croit bon devoir détendre l’atmosphère. Il demande à Arthur, sur un air de confidence, si Kate et lui n’auraient pas caché un bébé dans la maison. Ce qui expliquerait le manque de lait ! Personne ne rit, et surtout pas Arthur, dont le fils aîné repose quelque part de l’autre côté de la Manche. Lloyd est désolé. Pour le lait, précise-t-il aussitôt. Il sait qu’Arthur et Kate travaillent dur dans leur exploitation. Qu’à leur manière, ils sont de bons patriotes. Que bien des gens leur doivent de n’avoir pas eu à manger leurs semelles quand la Luftwaffe lâchait ses foutues bombes. Barney acquiesce, consciencieusement, encore honteux de sa plaisanterie.

Tout pour le fromage
Tout pour le fromage

Lloyd se lève soudainement. D’un coup de tête, il invite Arthur à visiter la ferme. Certains hommes, lorsqu’ils ont un peu de pouvoir, se croient autorisés à faire comme s’ils étaient chez eux alors qu’ils sont chez les autres. Pourtant, Arthur ne proteste pas. Docile, il clôt la marche, descend les marches de son perron, et est encore le dernier à pénétrer dans sa propre étable. Les bêtes placides mugissent comme pour les saluer, tandis que Barney leur tâte l’encolure en ancien garçon de ferme qu’il est. Lloyd, ça se voit, calcule mentalement la production moyenne de chaque vache. Il sue à grosses gouttes.

Tout pour le fromage

Y a pas le compte, y a pas le compte, répète Lloyd. Il lance un regard éperdu à Arthur, l’air de lui demander si ce lait, il ne l’a pas bu. Enfin Lloyd pose la question. Arthur n’a pas le cœur à lui mentir ; si Lloyd n’avait pas été là, en quarante, Arthur aurait sûrement été réquisitionné pour travailler dans l’une de ces usines de mort. Payé à la journée pour fabriquer des projectiles en tout genre, destinés à se ficher dans de la chair humaine. Alors Arthur dénie. Lloyd explose, qu’est-ce que t’en as fait, et tes vaches qu’ont l’air de bien se porter ... A l’écart, Barney fait mine de ne pas entendre.

Tout pour le fromage
Tout pour le fromage

Les trois hommes ressortent de l’étable. De gros nuages noirs ont assombri le ciel, annonçant l’orage d'été qui martèlera bientôt la terre desséchée. Arthur ne dit mot, mais à la direction qu’il prend, Lloyd comprend qu’il veut lui montrer quelque chose. A l’opposé du village, les gorges de Cheddar hérissent le paysage de falaises boisées, au pied desquelles les paysans de la région ont creusé des caves. Arthur s’arrête devant l’une d’elles, ouvre le bras pour inviter Lloyd et Barney à entrer. Les y accueillent, silencieux, une douzaine de fromages.

Tout pour le fromage
Tout pour le fromage

Certains ont déjà la croûte brunie. Barney, avide, passe la main sur l'un d’entre eux. Lloyd, stupéfait, répète à l’envi : bien, bien, bien … Puis, les trois hommes sortent, laissant derrière eux des fromages interdits, car inutile à l’effort de guerre. Arthur, la larme à l’œil, se désole que la fierté d’hier soit devenue une honte. Il clame qu’aucune rationalité logistique ne saurait rendre au pays son cheddar d’autrefois. Lloyd souffle bruyamment, puis conclut. A la prochaine livraison, il ne veut pas qu’une seule goutte de lait manque.

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17 avril 2022 7 17 /04 /avril /2022 19:45

Poulet toqua et, comme personne ne répondit, il poussa la porte de l’atelier. Une lumière pâle et vive à la fois envahissait la pièce depuis les grandes fenêtres qui donnaient sur le jardin. Poulet se racla la gorge pour se signaler, mais son hôte ne prêta aucune attention à lui. Vincent peignait. Il se tenait courbé devant une toile. Sa main droite allait et venait, touchait avec grâce comme dans un duel d’escrime, comme pour garder une distance de sécurité avec son sujet. Son regard était fixe et sa bouche, à demi ouverte, se tordait en un sourire damné.

Le docteur Peyron avait demandé à Poulet de s’enquérir de la santé de Vincent. Poulet s’approcha. Posées au sol, en équilibre sur les murs, les toiles peintes au cours des derniers cent et quelques jours attirèrent le regard de Poulet. L’une des sœurs de l’hôpital clamait que c’étaient là les œuvres d’un fou, mais Poulet n’en était pas sûr. Des fous, il ne connaissait certes rien, cependant il en croisait tous les jours et, dans les moments où il s’ennuyait, il essayait même de leur parler. De fou qui peignait, il n’y en avait qu’un, et l’était-il vraiment ? Est-on bien fou, lorsqu’on l’avoue soi-même ?

Touches d’asile
Touches d’asile

Dans la pièce gisaient un tabouret et un chevalet. Vincent ne les avait pas relevés, et sans doute ne le ferait-il pas. Il demeurait dans un état proche de l’hypnose, étranger à tout ce qui se jouait hors de son champ de vision, captivé, sans doute, par sa propre imagination qui prenait vie. Peyron avait un jour expliqué à Poulet que la guérison de son patient prenait certainement naissance dans ces carrés de toile. À ses rêves et à ses sentiments, Vincent offrait une matérialité qui tissait comme un lien entre l’esprit malade et la réalité tangible.

Touches d’asile
Touches d’asile

Tout autour du peintre, des dizaines de visions et de paysages étalaient leurs charmes d’or, d’azur et d’émeraude. Poulet, qui attendait que Vincent relevât enfin la tête, se mit à examiner les toiles. Il en ressentit un malaise, car sa poitrine bondissait de joie en pensant reconnaître des endroits familiers : le chemin creux, les cyprès danseurs, la gargote à Lulu. Mais son esprit se refusait à les assimiler complètement, remarquant ici une teinte saugrenue, là une forme dérangeante. Le vertige gagna Poulet, qui se détourna des peintures.

Touches d’asile

A ce moment, Vincent se retourna vivement. Les doigts de sa main gauche fouillèrent pensivement sa barbe rousse, tandis que son regard, peu à peu, se libérait de l’étreinte de la toile. Il sembla enfin découvrir Poulet, qui se tenait juste derrière lui et, la voix rauque, il le salua. Puis, silencieusement, il l’interrogea. Poulet avait compris qu’il s’agissait d’un paysage nocturne. Sur un bleu obscur se détachait un arbre qui l’était plus encore. Les étoiles, elles, étaient figurées en de petits ouragans qui tourbillonnaient, hypnotiques. La peinture annonçait des lendemains rieurs et troubles. Poulet bafouilla.

Touches d’asile
Touches d’asile

Vincent le considéra un long moment sans rien dire. Ensuite il éclata de rire et, ce faisant, il posa son pinceau, et rangea avec soin ses tubes de peinture. Enfin il se tut, se leva, et regarda Poulet droit dans les yeux. C’est à ce moment que Poulet remarqua qu’entre les lèvres retroussées, figurant comme de minuscules éclats de sang, le peintre avait de la peinture rouge sur les dents. Il en avait aussi dans la barbe. La peinture n’apaisait pas seulement l’âme de Vincent. Elle lui nourrissait aussi le corps.

Touches d’asile
Touches d’asile

Poulet parla pour ne rien dire. Il se satisfit du beau temps et de la bonne conduite des patients de l’hôpital. Vincent l’interrompit brusquement. Il avait besoin d’argent, Théo ne pouvait plus subvenir à tous ses besoins, personne n’achetait ses toiles. Vincent parlait vite, et son accent rendait certains mots incompréhensibles. Poulet fouilla ses poches, dont il sortit une bourse, puis un billet de vingt francs. Il le tendit, désigna sans mot dire la toile à la nuit étoilée. Vincent le toisa, prit le billet et le rangea avec douceur dans la poche de son gardien. Puis il s’assit et prit une nouvelle toile. Son regard s’abîma de nouveau.

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11 avril 2022 1 11 /04 /avril /2022 19:40

D’abord, constater. Marcher dans les rues, tel un promeneur qui souhaiterait prendre de jolis clichés. Prendre son appareil photo, pour saisir un détail, le rapporter au bureau, pour l’agrandir et le dupliquer. S’arrêter, s’asseoir même, sur un banc ou sur une marche, puis tâcher de disparaître, de se fondre dans le décor, et pour se faire s’habiller d’un costume anthracite. Roche sur roche, ton sur ton. Se mêler aux cendres fumantes du Chiado sinistré.

Après le temps des visions, le temps du verbe. Lire les articles de presse, les témoignages de ceux qui y étaient, qui habitaient le quartier, s’en sont enfuit précipitamment, sans rien fermer, en laissant tout, lire les angoisses de ceux qui ont perdu quelque chose : les objets d’une vie, le confort d’un appartement douillet, les habitudes dans un quartier quotidiennement arpenté. Lire, enfin, la douleur de ceux qui ont perdu quelqu’un, lire les mots terrifiants, brûlé, asphyxié, pris au piège. Derrière les mots, deviner comment c’était, avant. Comme on vivait, avant.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Entendre les voix. Celles qui se cassent quand le souvenir, sur elles, pèsent trop lourd. Celles qui planent, en vol stable, suspendues au bonheur d’autrefois. Parler au chef des secours, intervenus pour maîtriser l’incendie, et aux autorités élues qui établissent le cahier des charges pour la reconstruction à venir. Boire un verre aux comptoirs des bistrots, et saisir au vol les palabres des ouvriers, employés, artisans, petits cadres, entendre leurs doutes et leurs désirs quand à la ville qui renaîtra. Ne pas se retourner, siroter la bière fraîche et les laisser dire.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Retrouver de vieux cours de fac, rendre son visage et son allure familiers au préposé de la bibliothèque. Lire et relire l’histoire du quartier, l’histoire de la ville, placer correctement, dans une frise chronologique imaginaire, l’enchaînement des événements. Revenir en mille sept cent cinquante-cinq, sentir la terre trembler sous ses pieds, fermer les yeux et imaginer le désastre total, Lisbonne disparue, Lisboètes ensevelis, noyés et brûlés. Puis se promener en ville, place du commerce, rue Garrett, apprécier la reconstruction pombalienne, appréhender le message et le programme. Revenir rue du Chiado.

L’un dans l’autre

Prendre une balance, saisir les idées contradictoires, les peser, les comparer, juger sévèrement chacune d’entre elles, n’omettre ni qualités ni défauts, ne privilégier ni l’esthétique, ni le pratique, ni la technique, se souvenir des considérations économiques des décideurs, et ne pas hésiter à utiliser cet argument pour faire accepter une idée réputée inacceptable. Réfléchir longuement et patiemment, discuter avec les collaborateurs, accepter les oppositions et accueillir les réjouissances, et enfin dégager l’opposition fondamentale entre le façadisme romantique et le modernisme triomphant. Ne penser qu’au quartier éprouvé. Le Chiado.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Prendre sa douche. Chiado. Déjeuner avec la famille ou les collègues du bureau d’études. Chiado. Réfléchir pour contourner une contrainte technique. Chiado. Parler de l’éducation des enfants, des résultats de l’aînée en mathématiques. Chiado. Essayer de lire un roman à la lumière d’une ampoule électrique. Chiado. Dormir et rêver. Chiado. Le plus souvent, subir l’insomnie, s’habiller en silence dans la maison endormie et sortir se balader dans la ville. Chiado.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Construire ses convictions pour construire son plan. Mine de plomb, règles et mesures. Feuilles format raisin. Répondre aux mille questions. Affirmer que le Chiado est un lien. Ne rien changer, pour que l’œil reconnaisse, pour que l’âme se rassure, pour que la vie, telle une source, rejaillisse. Tout changer pour que, derrière les façades, les gestes du quotidien soient facilités, pour affirmer le programme discret et sûr de la modernité revendiquée, d’un quartier et d’une ville nouvelle, dans un pays nouveau et libre. Dessiner un plan en même temps que l’avenir. Saisir le malheur et en faire une chance.

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  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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