Dix francs le drap soit plus de neuf cents francs pour le tout. Le prix était encore honnête, quoiqu’il ait légèrement augmenté depuis la dernière fois. D’ailleurs, c’était une constatation qu’il pouvait faire à chacune de ses visites. Maudits artisans, à la fois ouvriers et paysans, ne perdant pas de l’œil le gain qu’ils pouvaient réaliser lors de ces visites mensuelles.
Le marchand prend toutefois son temps. Eh quoi ? N’a-t-il fait ce chemin que pour acheter et aussitôt s’en aller ? Ne peut-il pas prendre quelque repos, ainsi que le cheval qui semble déjà fourbu alors qu’il n’a encore rien transporté ? L’homme feint alors un mécontentement, que la femme devant lui prend pour une tentative de négociation : aussitôt elle lui tourne le dos et s’en va quêter les avis et les recommandations.
Ainsi délaissé, le marchand pourrait s’ennuyer. C’est, en effet, un homme de la ville, qui aime se conduire en gentilhomme et en citadin. Urbain avec ses semblables, il ne rechigne pas aux politesses quoique son métier ne lui laisse guère l’occasion d’étaler son adresse. Car la journée il est sur les routes, chevaux et charrettes harnachés, filant vers les draps dont il fait un marché acharné.
Honnête, l’homme inspire confiance. Large d’épaule et franc de sourire, il a le mot pour rire, sans que son esprit ne quitte l’objet de ses errances. Venant de Brest il s’arrête souvent à Locronan, qui fournit les voiles destinées aux gréements. Les bonnes gens disent que ce n’est plus le bon temps, et qu’avec le bon roi on a chassé le bon argent. La cité, c’est vrai, a perdu nombre de ses artisans.
De la manufacture parviennent toujours de grands bruits, préludes à ceux qu’on entendra sur mer. On y travaille dur, et même trop selon certaines langues amères. Qu’importe pour le marchand, qui passe voir son monde : l’officier civil puis les contremaîtres, les tenanciers et aubergistes avant de saluer bourgeois et nobles maîtres.
Il s’étonne toujours de l’activité de cette cité et rêve même secrètement qu’un jour, il puisse acheter l’un des hôtels de la place pour y loger. Son épouse a prévenu : devant l’église ou alors rien. Son ton mi-plaisantin mi-sérieux l’a laissé coi : ses enfantillages pourraient bien être gravés dans la pierre d’ici à quelques dizaines de mois. Cela ferait de lui un véritable bourgeois, comme il l’est à Brest ; mais ici au moins profiterait-il du prestige de la place et des troménies.
Il fait alors son tour, comme il le fera quand il habitera Locronan. Il prie à l’église, salue le curé, rehausse sa veste et salue plus noblement ceux qu’il croise. Il est encore à sa rêverie quand il sent qu’on le tire par derrière. Il se retourne, et revoit la vendeuse de draps. Sa bourgeoisie s’échappe. Pour la conquérir vraiment, encore faut-il faire aujourd’hui le commerce de ces futures voiles à vent.