Minuit n’a pas sonné. Lorsque l’on vit la nuit, les heures passent sans bruit, plus rapides que celles du jour, contenant en elles tous les espoirs et tous les regrets. Minuit à Malasaña. Les rues sont pleines de lumière qui invitent à entrer, au milieu des tables et des chaises, à se frayer un chemin depuis les verres vides jusqu’à la promesse de leur courte renaissance.
Une heure sur la place du deux mai, le sang et l’or ont perdu de leurs couleurs dans ces joyeuses ténèbres. Les héros de l’indépendance ne sont plus salués. Tout juste se souvient-on de l’arc de triomphe, car c’est autour de lui que se rassemblent les oiseaux de nuit, qui hantent Madrid et en sont le cœur battant, autour de lui que l’on s’embrasse en se promettant au moins une nuit où l’on pourra vivre.
Deux heures. La lune semble être la guide de ces espèces nouvelles qui peuplent les trottoirs et longent les immeubles pour trouver ce qu’ils cherchent : amour ou assommoir. Voilà livrés pour eux les concepts, les cinémas louches, les films de femmes fortes et belles et les dévidoirs de femmes-objets qui consolent de la solitude, voilà offertes les femmes qui se vendent pour la courte extase de leurs clients et tous qui disent : m’aimes-tu, m’aimes-tu …
Trois heures dans la nuit qui est plus lumineuse que l’étouffante après-midi. Sous le losange bleu et rouge, qui indique du métro la bouche, se pressent des hommes et des femmes qui se tiennent la main et se regardent avec le sourire aux lèvres et le désir au creux des reins. Chueca l’enfiévrée s’éveille avec les phalènes et les clubs rythmés, planqués dans les sous-sols ou affichant leurs lettres aveuglantes qui invitent à d’illicites envols.
Quatre heures et quelques boîtes plus tard, on ferme les bars, on agite les mains et on dit au revoir. Beaucoup restent encore, assis sous un porche ou discutant avec une femme ou un homme que quelques minutes auparavant, ils ne connaissaient pas. Les vies se disent, se plaignent, se rient, s’échangent, s’intéressent, se choquent, s’entrechoquent et s’aiment, puis se quittent, se promettent de se retrouver. Le temps des amours sombres.
Cinq heures du matin qui naît tranquillement. Des scooters passent, pétaradant de tous les pores de leurs moteurs piaillards, paradant pour des admirateurs absents, agaçant ceux qui roupillent et leurs enfants. Chueca est délaissée, et agite ses six couleurs, dernier salut, décisif honneur. Les troupes éparpillées empruntent les callejon vers Conde Duque.
Six heures. Fin de la nuit. Retour à la maison, à l’appartement, dans un lit que l’on connaît ou non, dans des draps frais ou trempés de sueur, pour une nuit illuminée de soleil et parcourue d’êtres qui ont dormi de doux et de gentils rêves. Ce sont les dernières déambulations de ce moment qui disparaît, les ultimes pas hésitants qui s’emmêlent parfois et font se retrouver assis, sur le bord du trottoir, à écouter et à voir le temps qui passe. Tout recommencera bientôt. Bientôt.