Il avait vu les lagons bleus et infinis du Pacifique et les plaines immenses et herbues de Sibérie. Il avait croisé au large de l’embouchure de l’Orénoque, et avait admiré les danses des derviches dans la Sublime Porte. Il rêvait aussi de l’aride Puntland, et des Alpes enneigées, et de la Sérénissime République qui séduit tant l’Adriatique. Aujourd’hui, c’est sur les bords de la Charente qu’il se reposait.
Disparue, l’île de Malte natale ; oubliés les Highlands mystérieux ; doux souvenirs que les dômes bleutés de Samarcande. Nul n’aurait pu dire que c’était un vieil homme. Simplement, il avait le visage comme un vieux parchemin et c’est sur ses traits que se lisaient les voyages et les aventures qu’il avait connus dans sa jeunesse. Il avait vu tant de soleils et tant de mers qu’il avait fini par les aimer tous. Mais la Charente, elle, l’apaisait.
Ses beaux cheveux noirs d’antan, dans lesquels les femmes prenaient tant de plaisir à glisser les doigts, étaient devenus blancs, comme les voiles de ses anciens gréements. Sa casquette était usée, rongée de sels et de vents, et elle avait l’odeur des luttes passées et des grands espaces libres qu’il avait sillonnés. Il ne fumait qu’à peine la cigarette qu’il avait aux lèvres, et ne la gardait que pour le goût du tabac qu’autrefois, il adorait presque autant que les femmes.
Là à Angoulême, ses jambes ne le portaient presque plus. Il se souvenait qu’en son jeune temps il bondissait sur les toits des maisons, souvent pour s’échapper de quelque piège, et ses poings l’avaient tant et bien servi que leur peau était devenue cassante, comme une vieille carte que personne ne consulte et qui reste, près de la boussole et du compas, les instruments de tout véritable marin.
En ville, on le connaissait de renom. Ses exploits avaient été ébruités, non par lui-même, car il demeurait profondément humble, mais par les médisants et les admirateurs qu’il ne manquait pas de rencontrer. Une fois, l’un d’eux avait désiré dessiner ses récits, et alors il en avait tout dit. C’était un Italien, il s’en rappelait maintenant, car les contes de Venise l’avaient émerveillé plus que tous les autres.
Que restait-il de ces époques révolues ? Aucun portrait de femme aimée, aucun article de presse, même vieux et jauni, encore moins d’objets rares ou de reliques précieuses : il avait tout perdu au gré de ses errances, car il n’avait aucune maison où déposer les preuves de sa vie. Aujourd’hui encore, dans cette ville qu’il prenait plaisir à découvrir en marchant, il allait de chambre en chambre, comme jadis de port en port.
Ce qui l’attristait davantage, c’était d’avoir oublié les formules magiques que partout, dans le monde, il avait entendu et dont il avait si souvent éprouvé les bienfaits et la force. Désormais, il attendait la Grande Inconnue, avec la certitude de l’avoir bien des fois toisée, et crainte, et à laquelle il avait offert tant de mauvaises âmes qu’il pensait bien qu’elle le prendrait, lui, avec tendresse. Mais, pour cela aussi, c’était un rêveur.