Seul, au bord du canal, un homme se tient assis. Sur le banc, nul ne le vient déranger, pas même les quelques oiseaux qui cherchent leur pitance. Il est architecte. Dans son domaine, il passe même pour brillant. D’autant qu’il s’en souvienne, il a toujours désiré bâtir des monuments. L’architecture est un art contraignant : elle s’impose aux hommes, elle leur montre qu’ils ont ou n’ont pas le pouvoir.
Dans la ville, personne ne peut probablement dire autant que cet homme : j’ai construit cette capitale. Dans ses années de jeunesse, grisé par ses succès, glorifié par son renom, il lui est arrivé de se vanter et de signaler, par des anecdotes savantes, combien grand était son talent. Mais le temps a passé. Aujourd’hui, on ne l’écoute plus guère, ou bien par obligation. Nul ne l’invite plus en son salon. Il est seul.
Il vient souvent au bord du canal. Cela le détend. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est ici qu’il se sent le plus détaché de la vie palpitante de la ville. Tout jeune, déjà, il était attiré par Copenhague. Tout le monde l’était dans son Jutland natal. Admis à l’académie, il y a poursuivi ses études. Repéré pour ses esquisses, son trait fin et précis, sa culture, ses idées aussi sûrement conservatrices que concises, il avait trouvé un maître à la hauteur de ses ambitions. Ce maître était maintenant mort.
Des embarcations naviguaient calmement devant lui. Certaines des passagères lui adressaient des signes, auxquels il répondait par politesse et, un peu malgré lui, avec mollesse. Les jeunes gens profitaient du dimanche pour s’esbaudir. Lui-même avait goûté aux joies fugaces des après-midi de romance où, avec une sienne amie désormais partie, ils ramaient doucement et laissaient les clapotis de l’eau commencer une symphonie délicate, écrin sonore de leurs baisers.
Cela datait d’avant son départ pour l’Italie. Les églises, les palais et les villes qu’il avait admirés dans les livres, il les avait parcourus avec avidité. De ce voyage, qui avait duré plusieurs mois, il avait rapporté des carnets entiers de croquis qui aujourd’hui moisissaient probablement dans les tréfonds de son grenier. A son retour, il avait gagné le concours de sa vie : il avait gagné le droit à la postérité. Mais jamais il n’avait entendu qu’un tel gain signifiait un isolement de plus en plus complet.
Il s’agissait alors de donner au roi un nouveau palais. Lui, le fils de commerçant, était appelé auprès de la couronne. Insatisfait et incertain, il reçut pourtant l’approbation de son souverain qui lui commanda par la suite des jardins. A cette époque son orgueil était grand, sauf en présence de plus grand que lui, et il s’attira les inimitiés inévitables et inhérentes au succès. Mais cela n’était plus d’actualité désormais : on ne le demandait plus. Pis parfois, on ne le reconnaissait plus.
Lentement, il se leva de son banc et se décida à faire le tour de l’île au château. Son œuvre le contraignait aujourd’hui. Il se souvenait des premiers croquis, des grandes inspirations. Sans cesse il avait changé les plans, agaçant la population, irritant la critique. A tous, il donnait raison. Pourtant, il savait qu’il n’avait jamais cédé à la facilité et qu’il avait toujours voulu résister aux retournements hasardeux de situation. Mais, en ce jour, rien ne comptait plus. Ni son nom, ni son œuvre, ni son intelligence ou son imagination. Définitivement, il était seul.