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11 mai 2017 4 11 /05 /mai /2017 18:00

Les cales étaient pleines et les ventres étaient vides. Trop pleines, même, avaient prédit les mariniers lorsqu’ils avaient vu les deux compères charger leur embarcation de fûts qui débordaient presque. Du vinaigre. La cargaison en était constituée, en tonneaux que l’on avait empilés les uns sur les autres, plus ou moins heureusement. Mais les premiers pas, si l’on pouvait dire ainsi, sur la Loire orléanaise avaient rassuré quant à l’équilibre du navire.

Les premiers bancs étaient passés, les piles des rares ponts jetés comme les liens sacrés entre les deux rives n’avaient constitué aucune menace pour le chaland vinaigrier. Un vent agréable et léger soufflait depuis le début du voyage, gonflant la voile et assurant, grâce à l’apport du courant si susceptible du fleuve, une progression rapide qui avait donné l’espoir qu’en peu de temps on verrait Nantes.

Les eaux aigres
Les eaux aigres

En réalité, il eut fallu être bien fou pour se fier à tel fleuve. Dans la lumière sépulcrale, dans la rougeur tendre du soir, dans les rayons qui perçaient les feuillages des arbres sur les berges, filtrait une indicible menace, sournoise et pourtant bien réelle qui allait surprendre, au lendemain du deuxième jour, les deux mariniers, novices et, de ce fait, naïfs. Ils dinèrent cependant d’un poisson pris et aussitôt grillé, buvant un vin léger dont ils s’étaient constitué de menues réserves.

Les eaux aigres
Les eaux aigres

A l’aube funeste, les sternes hurlaient en chœur sur les bancs sableux et quelque héron cherchait, en vain pour le moment, sa pitance dans les eaux peu profondes. Le chaland se laissait bercer par les vaguelettes, cependant qu’un vent de nord-ouest commençait à se lever. C’est le galarne, murmura l’un des marins, ne sachant que, derrière ce mot, se cachaient les troubles obscurs et séculaires qui menaçaient, été après printemps, les embarcations marchandes.

Les eaux aigres
Les eaux aigres

Quand le vent se fit trop fort, il était trop tard. Les berges étaient trop éloignées, et les îlots que l’on longeait habituellement avaient, alors, disparu, immergés. A tout moment, le navire menaçait de chavirer ; c’est ce qu’il arriva. L’équilibre précaire de la cargaison ne tint plus, et dans leur effroi les hommes entendirent les fûts plonger et couler à pic, piégeant les vinaigres dans leur prison de bois et de fer et créant une nouvelle géographie sous-marine.

Les eaux aigres
Les eaux aigres

Malgré leur incroyance, les deux hommes, dans leur désespoir et leur peur de la mort soudaine, se mirent, secrètement et intimement, à prier. Prières bien égoïste, d’ailleurs, qui se souvenaient de la présence divine au moment le plus terrible et alors que rien, sinon un miracle, ne pouvait les sauver. Fût-ce la proximité de ce village, Béhuard, où l’on louait la protectrice des navigateurs ? La tempête se calma et si la marchandise était perdue, les vies, elles, étaient sauves.

Les eaux aigres
Les eaux aigres

Epuisés, trempés jusqu’aux os et, pis encore, effrayés par la fin qu’ils avaient cru si proche, les deux marins parvinrent à rejoindre le petit port où ils amarrèrent. Aussitôt on vint à leur secours, on les réconforta d’une parole et d’un verre de vin, on leur promit une nuit sèche et douce sur une paillasse fraîche. La nuit approchait et, avec elle, la faune invisible et hululante que les souvenirs attachent aux nuits d’été. Le chaland, lui, demeurait seul, délesté et orphelin, sombrant peu à peu dans l’obscurité éclairée seulement des étoiles.

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