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18 mars 2020 3 18 /03 /mars /2020 19:00

Lorsque l’on demandait à Benedict s’il croyait en Dieu, il préférait ne pas répondre. Cela l’aurait mis dans l’embarras, ainsi que son interlocuteur, car il ne comprenait pas comment un père aimant pouvait être si indifférent à la peine de ses enfants. Lui, Benedict, avait eu bien de la peine, depuis ses premières années dans l’atelier de ses parents jusqu’à ce jour où il avait perdu son travail de tisseur. Et aucune aide ne lui était venue du Ciel.

Là, à la sortie de l’église, tenant sa casquette de sa seule main, il essayait de repérer les visages qui lui donneraient peut-être un espoir. Ce n’était pas une aberration pour Benedict de fréquenter encore le temple, car il pensait que le sort aurait pu s’acharner sur lui de bien pire façon, et que, peut-être, la somme des malheurs qui l’avait touché n’était que la moindre des peines. Cependant, il lui fallait admettre qu’il était en délicate position. Etre un vieillard de soixante ans auquel il manquait un bras n’était pas un atout formidable pour gagner quelques pennys.

Les vieux outils
Les vieux outils

En voyant chacun et chacune sur cette place, il savait que l’après-midi du dimanche serait consacrée aux agapes familiales. Benedict, lui, devrait faire attention, car, sans emploi, son pécule diminuerait inéluctablement et le potager, dès cet hiver, ne produirait plus rien. Dès le lendemain, il irait prospecter auprès des derniers ateliers de tissage de Bradford. Il mettrait en avant sa longue expérience, et jouerait aussi sur la pitié des patrons. On n’allait tout de même pas laisser mourir de faim un ancien soldat des Amériques !

Les vieux outils
Les vieux outils

Peut-être que le temps de la guerre, de l’autre côté de l’océan, avait été le temps béni de sa vie. Benedict songeait à cela en préparant sa soupe où nageait quelques malheureuses pommes de terre. A l’époque, il était jeune et en parfaite santé, il mangeait tous les jours à sa faim et il connaissait la plaisante compagnie des jeunes hommes embarqués avec lui. Certes, il y avait eu les combats, et cette maudite balle dans le bras qui avait provoqué la gangrène, et ce moment horrible où le médecin chef, agrippé à sa scie, transpirant sous l’effet de l’effort, l’avait amputé de son bras.

Les vieux outils
Les vieux outils

Les combats et la vie quotidienne étaient rudes, mais l’on savait au moins contre qui l’on se battait. Aujourd’hui, Benedict ne savait pas qui lui administrait les coups, mais il en ressentait la violence dans tout son corps vieilli. Et il était seul. Rebecca, sa femme, était morte d’un mal foudroyant, et Johnny, son fils, était parti vers les villes du nord pour vendre sa jeunesse aux grandes usines. A Bradford, Benedict ne connaissait plus grand monde, hormis Shadrach, mais c’était un cas particulier.

Les vieux outils
Les vieux outils

Comme Benedict, Shadrach avait fait la guerre aux Amériques. Lui non plus n’en était pas revenu entier. Seulement, Shadrach avait écrit ses mémoires sur cette guerre lointaine, et grâce aux revenus qu’il en avait tirés, il avait demandé à un forgeron de la ville de lui fabriquer un bras métallique, grâce auquel il avait pu non seulement reprendre des activités, mais encore devenir une célébrité, puisqu’il était connu dans les environs comme l’homme de métal. Benedict n’était qu’un homme ordinaire et il avait gardé la guerre au fond de lui, dans des souvenirs qui lui revenaient parfois, au milieu de la nuit, où il s’imaginait acculé par les colons américains.

Les vieux outils
Les vieux outils

Aucun des patrons d’ateliers de tissage ne put lui offrir d’emploi. Le secteur était en crise, voilà l’argument. Cependant, il y avait en ville une nouvelle usine qui traitait une matière étrange à la manière des Américains. On appelait cela du caoutchouc. Pour Benedict, c’était le comble. Trente ans plus tôt, un Américain avait manqué de le tuer et l’avait estropié. Aujourd’hui, un de ses compatriotes allait peut-être lui offrir un travail. Cela lui permettrait de vivre encore un peu. Si Dieu existe, pensait Benedict, il doit avoir un sacré sens de l’humour.

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