A l’aube prochaine, certains hommes recevront une dernière caresse du soleil sur le visage et, placidement, ils poseront la tête sur le billot ébréché. Le couperet tombera alors, et l’on pourra dire la Justice rendue. Rodrigo a, en face de lui, l’un de ces hommes dont la vie promet d’être bientôt abrégée. Il lui semble le connaître, et même de la manière intime dont les guerriers se connaissent, s’il en juge par les bonds que fait son cœur dans la poitrine. Mais sa bouche, elle, ne sait pas prononcer son nom.
Rodrigo fixe l’homme. Il a belle stature, et le port altier, bien qu’il ne porte que des guenilles absolument épouvantables, tant elles sont déchirées. L’homme a probablement été battu dans les geôles du château de Valence, dont on l’a tiré pour le présenter au seigneur de la place, Rodrigo. Malgré son état, malgré ses douleurs certaines qui lui étreignent les muscles et les os, l’homme sourit. Ce sourire est un défi ; c’est une démonstration de liberté.
Loin de le chagriner, cette attitude plaît à Rodrigo. Il a vu tant de couardises et de lâchetés dans sa vie qu’il mesure à sa juste valeur l’aplomb de ce prisonnier que l’on destine à la mort. Un assesseur, petit personnage sans relief que ne parviennent pas à rehausser ses riches vêtements, se penche à l’oreille de Rodrigo. Il l’informe que l’homme est un musulman qui a assassiné un chrétien, la veille. Arrêté, il s’est débattu comme un lion que la cage effraie et, une fois maîtrisé, il a déclaré que le chrétien l’avait insulté. A son tour, Rodrigo sourit.
Cet homme, Rodrigue le connaît, il en a désormais la certitude. Il s’appelle Yusuf, et vient de la taïfa de Banu Qasim. Rodrigo l’a rencontré une quinzaine d’années auparavant lorsque, chassé de la cour du roi de Castille, il errait alors de cour en cour pour proposer ses services. Arrivé à Saragosse, il avait voulu rencontrer l’émir, Yusuf, et avait cru affaire à lui en rencontrant cet homme qui portait le même nom. Yusuf – le chevalier – avait ri et, face à la colère de Rodrigo, qui s’était senti rabaissé par ce rire, lui avait proposé de le mener à son futur protecteur.
S’en était suivi quelques années de luttes, de combats et de guerre dont Rodrigo était revenu non seulement sauf, mais auréolé de gloire. On le disait invincible. Les musulmans le surnommaient « seigneur », ce qui, dans leur langue, se dit sid, ou cid. Dans les guerres qui opposaient entre eux la myriade de royaumes et de principautés au cœur de l’antique Hispanie romaine, Rodrigue n’avait eu de loyauté que pour son seigneur propre, c’est-à-dire celui qui l’entretenait à un moment donné. La foi ne déterminait pas les camps ; elle décuplait parfois seulement le courage lorsque la mort se présentait sur le champ de bataille.
Le temps les a séparés et le destin les réunit maintenant. Dans cette pièce, ceux qui combattaient côte à côte sont désormais face à face. L’un est devenu roi, l’autre est un assassin et un vagabond. Rodrigo possède la richesse, une ville, et il a une épouse ; Yusuf est démuni, et il est seul. L’un vivra encore de nombreuses aurores tandis que l’autre n’en verra plus qu’une seule. Mais cela, c’est Rodrigo qui le décidera. Pour l’heure, il ne veut plus être le juge, mais le compagnon d’armes. Il parle et Yusuf lui répond. Une conversation s’engage.
Peu à peu reviennent à la surface des mots le souvenir des batailles disputées, des victoires célébrées et des butins partagés. Des fantômes reviennent à la vie, à la simple évocation de leurs noms. Rodrigo rappelle à Yusuf ses exploits passés, et Yusuf égrène devant Rodrigo les grands hommes que ce dernier a rabaissés. Il n’est pas question de flatterie, mais d’honnêteté, pas d’invention, mais de mémoire. Devant les visages interdits des jeunes gardes que le roi tient auprès de lui, deux chevaliers se parlent maintenant d’égal à égal. Ne pouvant juger, Rodrigo gracie Yusuf. Après tout, un chevalier a le droit de se défendre.