A pas discrets, Lucien rejoint la porte d’entrée de la masure. Son père ronfle encore à intervalles réguliers, et les vaches l’imitent de l’autre côté du mur. Le garçonnet a pris dans ses mains les sabots emplis de paille, et il sort pieds nus. L’aube arrivera dans quelques instants. Des oiseaux font résonner leurs chants dans la nuit qui, lentement, dépérit. Une fois la porte fermée, Lucien enfile ses sabots. Il tâte, dans ses poches, les biscuits qui lui fourniront le repas pour la journée.
Le silence nocturne, bientôt, s’ébrèche. Le soleil commence d’étendre son empire des tons chauds sur le ciel, mais l’air reste brumeux et froid. Les ricanements des choucas sont comme autant de piqûres qui électrisent le corps de Lucien. A leur suite viennent les corneilles et leurs chants râpeux et graves, tandis que de la forêt parvient le hululement de la chouette, qui semble appeler à l’aide ou bien sonner l’hallali. Lucien comprend bien la menace contenue dans ce chant. Il hésite à rebrousser chemin. Une chauve-souris passe devant lui, à la recherche d’un dernier repas avant le jour.
Lucien avance d’un pas qui se veut assuré. L’écharpe lui tient chaud au cou. Soudain, le garçon s’arrête ; il a vu la queue rousse d’un renard disparaître dans un fourré. Un peu plus tard, Lucien parvient au village. Rochefort dort encore. Là est l’atelier du forgeron, qui a déclaré qu’il faudrait la brûler. Ici est la boutique du boulanger qui, plus mesuré, voudrait qu’on la juge. Plus loin est l’échoppe de la mercière, qui l’a plusieurs fois maudite. Tous ces jugements n’arrêtent pas Lucien. Il veut voir par lui-même, et comprendre. Il veut savoir si la vieille Naïa est vraiment une sorcière.
Lucien passe devant le vieux château, pareillement endormi. Il songe aux mots de l’instituteur qui parlait du temps des rois, des seigneurs et des sorciers. Le seigneur avait alors droit de haute justice sur ses terres. Quiconque contrevenait aux lois était, selon sa condition, pendu ou décapité. Certains dans le village disent que Naïa a connu ces temps anciens. Si c’était vrai, pense Lucien, elle aurait été pendue, ou plutôt brûlée, et une épaisse fumée noire aurait jailli de son bûcher. Aujourd’hui, on est en République, a dit l’instituteur, et on ne brûle plus personne.
Lucien a quitté Rochefort, traversé un champ et il pénètre maintenant dans un sous-bois. Les geais accompagnent de leurs chants ce visiteur inhabituel, dont ils ne voient même pas le crâne dissimulé par une casquette. Lucien découvre ce qu’il cherchait. Quelques grosses pierres à la base supportent un amas fragile de branches, recouvertes elles-mêmes de feuilles de fougères et de brindilles d’essences diverses. Dans ce fatras qui semble former une habitation dort une vieille femme, abritée sous un édredon usé et entourée de ses misérables richesses : un pilon, une gamelle et autres menus objets sans valeur. La voilà donc, la terrible sorcière.
Elle se réveille soudainement et Lucien sursaute. Elle aussi a dû avoir peur, car elle a rassemblé d’un geste rapide toutes ses possessions auprès d’elle. L’un et l’autre se taisent, surpris de la présence de l’autre en ce lieu. Lucien comprend qu’il s’est affolé inutilement ; Naïa ne lui jettera aucun sort. La vieille femme se rassure ; le garçonnet n’est pas de ceux qui la vilipendent. Comme pour sceller une paix tacite, Lucien extrait un biscuit de sa poche. Elle le prend comme une denrée précieuse. Le mythe de la dangereuse scélérate s’effondre.
Lucien sort de la cabane au soir naissant. Ses parents doivent se faire un sang d’encre. Il traverse à nouveau les forêts et les champs, puis le village dont l’animation, comme le jour, retombe. Lorsqu’ils voient arriver le garçon, les villageois se mettent à parler entre eux, à voix basse. Ils ne se trompent pas quant à l’endroit d’où il provient. Lucien passe entre eux, et il sent les regards parfois inquiets, parfois inquisiteurs qui alourdissent soudainement ses épaules. A la sortie du village, un corbeau croasse. Cela semble une mélodie à Lucien.