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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 19:00

Les sièges de cuir de la Mercedes étaient craquelés, et une forte odeur de tabac imprégnait chaque centimètre carré de la vieille berline que Cécile, la jeune assistante, datait de la fin des années 1980. Nous voyageons dans une relique, pensa-t-elle. Devant, le chauffeur de taxi, le crâne dégarni, s’époumonait dans une langue intelligible ni pour Cécile, ni pour l’artiste. Cela ressemblait à une langue slave. Russe ? Bulgare ? Cécile peinait déjà à comprendre l’allemand que parlait l’artiste, et cela ne faisait résolument pas partie de son champ de compétences que de connaître les idiomes parlés par les chauffeurs de taxi du monde entier.

Ils avaient atterri en Suisse. Ils dormiraient en France et iraient travailler, dès le lendemain, en Allemagne. Le nom de l’hôtel évoquait un bolide esthétique, une perfection de précision ; en réalité, les murs étaient si fins que l’on entendait même les murmures des voisins et le secret de leurs entrailles une fois rendus aux toilettes. On hésitait, pour le confort de la nuit, à préférer la moquette ou la literie. Tout cela commençait à ressembler à une vaste farce, songea Cécile avant de s’endormir, tandis que ses voisins de chambrée fêtaient bruyamment une quelconque réussite ou leurs retrouvailles. Avant de s’endormir, Cécile doutait encore que l’installation artistique fut, elle, une fête.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

L’artiste était un homme sérieux, Cécile était une femme moqueuse. L’artiste ne prenait pas au sérieux le manque de sérieux de Cécile, et considérait cette propension à rire de tout comme l’affirmation d’un nihilisme absolu, le nihilisme étant compris comme la réaction philosophique à une dépression sérieuse. L’artiste voulait réconcilier l’homme et la nature. Il explorait la biologie comme un mécanisme complexe, et confrontait le spectateur à ses œuvres en l’intégrant, comme acteur de sa propre expérience artistique. Cela favorisait, selon l’artiste, la compréhension de la démarche. A Weil-am-Rhein, l’artiste avait décidé d’ériger un toboggan.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Évidemment, ce n’était pas n’importe quel toboggan, avait expliqué l’artiste dans le dossier de candidature qu’il avait envoyé à l’entreprise mécène. C’était une tour-toboggan, sorte de squelette métallique gigantesque que les visiteurs escaladeraient avant de le dévaler en quelques secondes. Derrière l’apparent amusement et le délicieux retour en enfance se cachait une preuve empirique de la gravité newtonienne. On éprouverait, en une descente d’une quinzaine de secondes, le caractère fondamentalement terrestre de l’humanité et l’impossible mesure du temps dans les instants de plaisir.

Les choses sérieuses

Le lendemain, l’artiste visita longuement le campus où son œuvre prendrait place. Quelques tics sur son visage impassible indiquaient qu’il appréciait non pas tant le moment que les réalisations des autres architectes. Il ressentait très fortement le potentiel de dialogue inter artistique au sein de ce parcours mi naturel, mi muséal. Quant à Cécile, elle prenait en note les appréciations orales de son employeur ; elle transcrivait également les hochements de tête, les raclements de gorge, les haussements d’épaules, les regards appuyés. Elle écoutait les explications que recevait l’artiste de la part du directeur de la branche art, promotion et communication de l’entreprise mécène. Et, entre chaque virgule, elle réprimait des fous rires.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Cécile trouvait cela grotesque. D’éminents collègues de l’artiste accouraient depuis des années pour dessiner des bâtiments purement fonctionnels. Un Portugais avait imaginé un hall de production, une Anglo-irakienne une caserne de pompiers, des Japonais un hangar. La symbolique s’attachait désormais à l’éclat d’un nom, et non plus à l’essence du lieu. Le comble, c’était que tout ce parc architectural s’organisait autour d’un entrepôt de meubles. Si elle avait osé, Cécile aurait demandé à l’artiste et au dircom ce que venait faire un musée là-dedans.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Seulement, Cécile noircissait les pages de son cahier à spirales de mots anglais et allemands qu’elle lirait, dès le retour à l’hôtel, à l’artiste qui, de nouveau, hocherait la tête et se raclerait la gorge. Au milieu des concepts et des circonlocutions exagérées qui rendaient les raisons les plus simples incompréhensibles jaillissaient cependant des noms : architectes, designers, tous esprits brillants, et la liste s’allongeait, pareil à l’annuaire prestigieux d’une cité de démiurges. Et de voir ce que ces hommes et ces femmes avaient réellement créé en ce lieu, c’est-à-dire rien ou si peu, Cécile éclata de rire. L’artiste et le dircom se retournèrent aussitôt ; car l’art, pour eux, exigeait un tant soi peu de sérieux.

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