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14 avril 2021 3 14 /04 /avril /2021 18:00

Il était arrivé à Talloires dans la nuit, comme une ombre. Les plaques CH agrémentées des armes d’un canton, éclairées par les phares, semblaient flotter dans l’obscurité glaciale de février. Les crépitements des flashs les avaient surpris, à leur sortie de voiture, avant qu’ils ne s’engouffrassent dans le hall de l’hôtel illuminé. Deux semaines avaient passé depuis cet instant. Le président en fuite et sa famille, et sa suite, ne grelottaient ni ne se cachaient plus.

Aristide frappa à la porte de la chambre 202. Son allure impeccable contrastait violemment avec sa condition sociale. Employé de l’hôtel depuis deux ans, il servait avec un soin irréprochable la riche clientèle de l’établissement. Il devait dire bonjour et au revoir, s’incliner avec respect lorsqu’une main lui tendait un billet en guise de remerciement, il devait aussi sourire et, surtout, il ne devait rien voir. La fixité de son regard faisait de lui une véritable statue d’ébène.

Bébé blues
Bébé blues

Jamais il ne fallait se montrer impatient. Aristide attendit qu’on vînt lui ouvrir, ce qui arriva au bout d’une dizaine de minutes. Un homme d’une stature impressionnante se tenait devant lui et, après avoir été dûment jaugé, Aristide fut invité à entrer. Il ne représentait véritablement aucun danger, et la soumission de son attitude – il marchait tête basse, et n’avait nullement protesté du délai avec lequel on avait accédé à sa demande d’ouverture de la porte – sembla contenter son interlocuteur herculéen. Aristide poussa à l’intérieur de la chambre le chariot portant victuailles.

Bébé blues
Bébé blues

La chambre 202 était la plus belle suite de l’hôtel. Elle donnait, par de larges fenêtres, sur le bleu du ciel et sur l’azur du lac. Si l’on déportait le regard sur la gauche, on apercevait une auberge fameuse où l’on se régalait, les pieds dans l’eau, de plats distingués d’étoiles. Servir la 202 était une marque d’estime, insistaient les managers de l’hôtel, lesquels s’étaient faits plus discrets que d’habitude sur l’identité des occupants de ladite suite. Ce jour-là, Aristide remplaçait un collègue qui s’était fait porter pâle.

Bébé blues
Bébé blues

Aristide eut soudain l’impression d’être plongé dans un mauvais rêve. À ses oreilles résonnaient des ordres, et ceux-ci étaient prononcés par une voix douloureusement familière. Cette voix rappelait à Aristide son île natale. La plus belle promesse des Caraïbes, leur plus désastreux destin. C’était une voix qu’Aristide écoutait à la radio avant que de fuir, par peur des tontons. Une voix qu’Aristide reconnut, car c’est elle qui avait ordonné l’exécution de ses parents et de son frère. Parmi mille voix, Aristide aurait reconnu celle-ci. Sur les chairs aimées s’étaient abattues les machettes macoutes.

Bébé blues
Bébé blues

Ce jour-là, la voix était posée, calme, presque négligente. C’était la voix de quelqu’un qui ne commandait rien d’autre que lui-même. Le jeune groom ne bougea pas. Ses mains agrippaient le plateau roulant pour que le corps entier ne s’effondrât pas. Elles maintenaient le contact avec une réalité avec laquelle l’âme d’Aristide n’avait plus prise, repartie qu’elle était dans les limbes douloureuses de souvenirs terribles. La voix répéta son ordre ; Aristide devait partir, laisser à l’homme et sa famille la quiétude à laquelle chacun pouvait prétendre, le respect de leur intimité, le bonheur de leur réunion.

Bébé blues
Bébé blues

La voix se rapprocha d’Aristide, lui demanda si tout allait bien. La voix semblait inquiète, comme préoccupée par la mauvaise mine du groom. Elle était donc humaine. Aristide acquiesça difficilement, puis s’en retourna vers la porte, la tête toujours baissée. Il eut l’impression de marcher sur des cadavres ; sa mère, son père et son frère hurlaient. Aristide referma la porte soigneusement, afin que le bruit ne dérangeât pas les hôtes.

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