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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 18:00

Son regard était fixe. Étendu sur le sol de terre battue, le monstre connu sous le nom de la Velue surnageait dans une flaque sombre qu’opacifiait encore la faible lueur du jour orageux. Yvain s’agenouilla et ausculta le corps qu’il avait frappé de sa lame à trois ou quatre reprises. Lorsque la Velue avait ouvert la porte, il avait poussé un cri et, tout en fermant les yeux, il avait lancé son bras vers l’avant en priant qu’il blessât. Il avait senti un liquide chaud couler sur ses doigts et avait entendu le choc sourd d’un corps qui s’écroule, inerte.

La traque avait duré trois jours et deux nuits. A bien y réfléchir, l’antre du monstre devait se trouver à deux lieues, tout au plus, des murailles de la Ferté-Bernard. C’était un recoin de forêt et non un marécage, comme le disait la légende. Yvain n’avait rien entendu d’autre que des grommellements et parfois des pleurs, qui sortaient de la tanière et fendaient le cœur ; la légende évoquait, faussement, des hurlements lugubres et des rires glaçants. Prudemment, Yvain retourna le corps.

Le monstre intime
Le monstre intime

Un instant, Yvain fut décontenancé. Au lieu de pattes griffues, la Velue avait des bras que terminaient des mains ordinaires. Au lieu d’une gueule percée de deux petits yeux cruels et allongée d’un vilain nez fouineur, elle avait le bas du visage mangé par une barbe brune et fournie, et sur sa peau rosée s’étalaient de larges plaques boutonneuses, rougies par la saleté. Son corps ne possédait pas ces affreuses écailles vertes que la rumeur lui prêtaient, mais il supportait une chemise élimée jusqu’à la trame, qui laissait voir un torse chétif. De toute évidence, la Velue n’était pas un monstre, mais un homme dont la mort, pour Yvain, signifiait trois choses

Le monstre intime
Le monstre intime

La première, c’est que les atrocités qu’on lui prêtait allaient s’arrêter immédiatement. À la Ferté, des dizaines d’enfants avaient disparus, et des femmes aussi, dont aucun n’avait été revu vivant par ses proches. La propre fiancée d’Yvain, Berthilde, avait été retrouvée le mois dernier, le corps outragé, à côté du ruisseau près duquel Yvain avait retrouvé les premières traces de la Velue. La vue de l’être aimé violenté avait empli Yvain d’une rage sourde dont il avait chargé chacun des coups de couteau. Il espérait, ce faisant, se défaire de ce sentiment tenace qui réduisait son cœur en charpie.

Le monstre intime
Le monstre intime

La deuxième chose signifiée par la mort de la Velue, c’est qu’Yvain allait être célébré à son retour comme le sauveur de la cité. Les familles meurtries viendraient le voir et tenir ses mains en les leurs, plongeant leurs yeux dans les siens, leurs larmes laveraient sa sueur et son sang. La troisième chose, qui découlait de la deuxième, était qu’Yvain ne mériterait pas ce triomphe. Ce n’était pas un monstre qu’il avait tué, mais un homme. Et si les gens tenaient absolument à ce qu’il y ait un monstre, alors la question de son identité allait se poser inéluctablement. Dans un coin de la cahute, Yvain dénicha une pelle avec laquelle, au pied d’un hêtre, il commença à creuser.

Le monstre intime
Le monstre intime

La nuit surprit Yvain dans sa tâche. Heureusement la lune l’éclaira et, lorsque le trou fut assez profond, l’aurore commençait à poindre. Les chants matutinaux des oiseaux ainsi que les odeurs d’humus offrirent à Yvain de longs moments de calme, tandis qu’il buvait de petites gorgées d’eau de la rivière. De sa besace il sortit une miche de pain, en coupa de larges tranches avec le couteau homicide. Au matin, il sortit le corps de la Velue qui, étrangement, n’était ni raide ni froid. La possibilité de son inhumanité existait encore, car la mort agissait différemment en elle. Yvain mit ensuite le feu à la cabane. La chaleur lui fit du bien.

Le monstre intime
Le monstre intime

Yvain voulait tout détruire. Il redoutait que les hommes du bailli ne fouillassent les environs et que, trouvant un homme et non une bête, ils en déduisissent qu’un crime avait été commis et que la Velue continuerait d’agir. Yvain savait qu’il avait tué la Velue, qu’il avait vengé de sa lame toutes les victimes. Il tira alors le corps inerte et le fit basculer dans le trou. Il y envoya ensuite de grandes pelletées de terre, jusqu’à ce qu’un bruit en émergeât. La Velue gémissait, malgré le sang perdu, malgré le froid de la nuit. Yvain, très calme, termina sa besogne. La cité était désormais en sécurité.

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