La piste accueillait des Caudron et des Nieuport. Je le sais et pourtant, la piste, je ne l’utilisais pas. Et pour cause, j’étais cuisinier. Pas à plein temps à l’aérodrome, non, seulement lorsque l’un des administrateurs venait me trouver au bistrot où je travaillais, et me disait que les as débarquaient. As peut-être, mais ils avaient quand même besoin de manger. Bref, je faisais la popote, et le reste du temps, comme j’étais payé à la journée, je déambulais, je traînais, quoi. Je levais les yeux, et je les voyais faire leurs acrobaties.
Un jour, j’en vis un sortir de son biplan. De suite, je m’aperçus qu’il n’était pas comme les autres. Petit et frêle, et avec une drôle d’assurance dans le pas. Comme j’avais le soleil dans les yeux, et que de toute manière, je ne suis guère poli, je ne m’étais pas découvert lorsqu’il arriva près de moi. Je finissais de tirer sur ma clope. Il retira ses lunettes et son casque de cuir. Je restai con, un moment probablement assez long, et car elle éclata de rire. L’as était une reine.
Je la recroisai le lendemain, sur la plage, car c’était là qu’était la piste. Comme je voulus me présenter, elle m’arrêta avec la main. Son français était à peine correct et de toute manière, elle n’avait pas le temps. Elle me révéla juste son prénom, Bessie, et elle prit congé. Dès lors, j’allais aussi souvent que possible sur la plage. Lorsque Bessie atterrissait, je feignais de regarder les voltiges des autres pilotes, et la découvrais au dernier moment. Je lui proposais de la raccompagner, et j’en profitais pour la connaître mieux. Pour la seule fois de ma vie, je chérissais ma blessure à la jambe qui me faisait méchamment boiter.
En effet, lors de la dernière guerre, j’avais reçu une balle à la jambe. Dans un hôpital militaire, à l’arrière, des infirmières britanniques m’avaient soigné et, pour leur plaire, j’avais entrepris d’apprendre l’anglais. Ces femmes avaient donc été deux fois des saintes pour moi. Par mon accent anglais, j’étonnai Bessie ; par mes lacunes, je la faisais rire, parfois. Elle m’appelait son cher Français, dans un sourire qui était innocent et lumineux.
Deux des frères de Bessie avaient aussi combattu en Europe ; cela, je crois, la rapprocha de moi. Je ne lui cachais rien de mon admiration pour elle. Avec pour seules aides son courage et sa volonté, elle pilotait ces appareils auxquels je ne comprenais rien. Régulièrement, des hommes et des femmes se tuaient à leurs bords et, de leurs corps, il ne restait rien. Pour voler, certains étaient prêts à tout risquer, y compris jusqu’à la preuve de leur existence. Bessie était de ceux-là.
Au printemps vingt-et-un, M. Caudron m’embaucha en tant que cantinier. Je n’allais plus au Crotoy que pour le loisir, essayant d’y emmener Bessie pour lui offrir un verre. Longtemps, elle refusa. Aux États-Unis, des lois interdisaient aux Noirs de fréquenter les mêmes lieux que les Blancs. Elle craignait que je subisse un tort, mais mes protestations finirent par lui faire rendre raison. Dans son français hésitant, elle précisait à ceux que nous croisions qu’elle avait des origines amérindiennes. Dans mon anglais amoureux, je la pressai de tout me dire ; elle, se contentait de rire.
Bessie obtint sa licence. Pour moi, ce fut un jour triste, même si, deux mois durant, j’allais la voir près de Paris où elle suivit des cours de perfectionnement. Je prétextai même une maladie pour que M. Caudron m’accordât un congé. A la fin de l’été, Bessie repartit. Je ne m’étais jamais déclaré, et feignis d’être heureux de ce dénouement. Cela prit un moment avant que je revinsse sur la plage pour admirer les exploits des as. Là, toujours, sans mot dire, je guettais l’horizon.