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11 janvier 2022 2 11 /01 /janvier /2022 19:00

Bernd sursauta. Face à lui, le patron de La Fanfare le fixait avec ses grands yeux globuleux, sa mèche grasse collée sur le front et son nez d’ex-boxeur, cassé à cinq reprises, à cause duquel il devait toujours respirer par la bouche pour ne pas étouffer. Bernd secoua la tête. Il ne reprendrait rien. Dans sa tête, un groupe punk tambourinait depuis deux heures. Maintenant, il était sûr que la fille ne viendrait pas, il aurait sûrement dû s’en douter, mais parfois le cœur s’obstine. Au moment où il se retournait, il vit Günther arriver. Bernd en fut heureux : un copain, dans des moments pareils, ça ne se refuse pas.

Günther rappela le patron, commanda deux nouvelles pintes. D’ici une dizaine de minutes, Hugo et Niklas viendraient, apprit Bernd de la bouche de Günther. Ce dernier avait un projet à leur soumettre. Les gars se pointèrent enfin. Niklas, faussement élégant dans son costume élimé, et Hugo, qui ne se départait jamais de sa veste siglée du Werder, commandèrent bruyamment. Günther leur fit signe pour qu’ils se fissent discrets. Question affaire, le bougre était suspicieux. L’affaire, dit-il, était si belle que c’était un devoir de se méfier.

Fausses notes
Fausses notes

Bien que Günther ait déclaré que leur situation ne méritât pas qu’on la rappelât, il le fit quand même. Cela donnait de la consistance au propos. Tous avaient perdu leur emploi, chacun végétait dans une oisiveté malsaine à laquelle il convenait de remédier. Justement, Günther avait un plan : ils allaient monter un café-concert, dont les jeunes cadres de Brême seraient la cible. Il avait déjà sondé quelques filles de sa connaissance, qui seraient embauchées comme serveuses, ainsi qu’un cousin balèze, champion de kick-boxing, qui assurerait la sécurité. Tous étaient d’accord pour n’être payés que lorsque les affaires commenceraient à tourner.

Fausses notes
Fausses notes

Devant les mines circonspectes de ses amis, Günther poursuivit. Lui-même avait géré un commerce dans le passé ; Bernd, de tous, était le plus économe, il pouvait être comptable. Niklas, on le savait, grattait quelques jolis accords à la guitare et Hugo avait passé un concours de chant au conservatoire. Bernd, moins abasourdi que les autres, émit les objections suivantes : l’épicerie de Günther avait sombré en deux mois, et certains fournisseurs réclamaient toujours leur dû ; Niklas ne connaissait qu’une seule mélodie, par ailleurs fort connue ; Hugo avait échoué à ce concours, et sa consommation excessive de bière avait probablement ruiné ses cordes vocales. Quant à ses capacités comptables, Bernd les réfuta. Il était économe, car il ne gagnait rien.

Fausses notes
Fausses notes

Comme s’il n’avait pas entendu Bernd, Günther dévoila au groupe qu’il avait repéré un local, près de la Markplatz et du monument aux animaux musiciens. Certes, un vendeur de téléphones y avait boutique, mais le bougre était facilement impressionnable, et il suffirait de le bousculer pour qu’il consentît à leur céder son bail. Niklas soupira, Hugo regardait ailleurs. Seul Bernd parut réellement offusqué, mais Günther ne l’entendit pas. Rendez-vous était donné le dimanche suivant, à minuit, près de la statue du Roland. Comme Günther sortait, le patron accourut pour réclamer le paiement des consommations. Niklas et Hugo jetèrent à Bernd un regard entendu.

Fausses notes
Fausses notes

Au soir convenu, les quatre hommes se retrouvèrent sous les arcades de l’hôtel de ville. Seul Niklas avait troqué son costume pour un bombers noir, floqué dans le dos d’une tête blanche de pygargue. Günther avait prévu, pour chacun, une cagoule. Il expliqua, en les distribuant, que l’opération devait demeurer discrète, aux yeux du public tout du moins. Mais de public, il n’y avait pas ; quelques étudiants fêtards écumaient encore la nuit, aux côtés de toxicomanes désespérés et de solitaires éternels. Günther, Niklas, Hugo et Bernd entrèrent dans le magasin. Le vieil Enver semblait y attendre encore, dans le silence de la nuit, de potentiels clients.

Fausses notes
Fausses notes

Günther s’avança vers lui et se mit à le bousculer. Le vieux protesta à peine, et Günther répéta que, s’il voulait la paix, il n’avait qu’à vendre son local à bon prix ; il trouverait rapidement des acheteurs. Mais un bruit sourd étonna Günther. Se retournant, il vit sur le sol ses trois copains, que de grands Albanais avaient projeté là, et soûlaient de coups de pied. Günther tenta de s’échapper, mais la rumeur avait attiré à la sortie d’autres soutiens au vieil Enver. Hugo émit un râle plaintif et Bernd, s’il avait été conscient, aurait su qu’il avait eu raison. Son ami n’avait décidément plus de voix.

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