Quinze livres, dix-neuf sols et six deniers. C’est la somme que doit le dénommé Pierre Bourdonneau au baron de Mornac. Des arriérés d’impôts et de taxes non acquittés par l’un, non perçus par l’autre. Par une curieuse coïncidence, c’est aussi la somme pour laquelle les biens du dénommé Bourdonneau sont vendus sous acte notarié. Cela correspond à deux pièces de vigne, soit presque rien, ce qui est pourtant beaucoup pour un homme de rien. Sur le papier, la plume du notaire galope. La page vierge se noircit de sentences iniques.
Pierre Bourdonneau se tient dans l’office notarial. Il n’est pas seul, mais les hommes qui demeurent dans la pièce lui sont parfaitement étrangers. Bien-sûr, il les connaît. Lorsque l’on passe sa vie dans l’équivalent du périmètre d’un canton, on finit par connaître tout le monde, ou du moins, ceux dont la conscience a établi la véracité de l’existence. Pourtant, Pierre Bourdonneau est bien un étranger parmi eux. Le notaire possède son étude et son ventre replet témoigne de sa voracité. Les gens d’armes ne produisent rien, sinon de l’ordre. Le sergent, leur chef, est craint pour ce qu’il représente, c’est-à-dire le seigneur. Celui-ci est absent. Assister à la mort d’un homme est passé de mode.
Pierre Bourdonneau est un simple saunier. Ses jours, il les éreinte les pieds dans l’eau, et sa peau est craquelée par le sel, et battue par le vent et l’iode. Son sel, le blanc de liman, est l’un des plus réputés de la région et du royaume ; Bourdonneau n’en tire qu’une modeste fierté, cependant. À cinquante-cinq ans environ, il n’a pour gloire qu’une vie de labeur qui lui a permis d’élever deux enfants, dont un fils devenu, lui aussi, saunier. À vrai dire, le métier s’impose ici aux hommes. La nature offre et les hommes cueillent. Ils ne peuvent rien inventer.
Pierre Bourdonneau se tait. De fait, sa présence passerait pour accessoire, étant entendu que, bien qu’étant vendeur, il n’a pas le choix. Qui, d’ailleurs, pourrait se permettre de vendre des biens dont il a l’absolue nécessité ? Lorsque le notaire aura terminé d’écrire, il apposera son paraphe et signera, maladroitement, comme tout homme pour lequel l’écrit est un monde étrange, à la fois si futile et si puissant. L’acheteur l’imitera ; c’est un paysan, lui aussi, cependant il est aisé. Par une habile politique matrimoniale, par le soin particulier, aussi, apporté à la tenue de ses comptes, il a réussi à acquérir une fermette et quelques terrains alentours. Les deux pieds de vigne de Bourdonneau consolident sa situation. Bourdonneau se tait, mais il voudrait pourtant demander : pourquoi ?
Pourquoi le seigneur agit-il ainsi ? Cet argent, il n’en éprouve guère le besoin. Si le seigneur agit comme cela, c’est pour asseoir sa position ; il se tient sur la chaise de justice, gardant la tête droite quand les autres, l’entourant, demeurent debout et la tête basse. La présence de Bourdonneau atteste donc du pouvoir seigneurial. Le saunier est l’exemple vivant donné aux habitants de la seigneurie de Mornac. Payez ce que vous devez, ou vous serez anéanti. Bourdonneau entrevoit une autre raison à son humiliation. Il peine à l’exprimer, à cause de la peur qu’il ressent, à cause de la consternation que provoque sa défaite. Vingt-cinq ans auparavant, Bourdonneau a participé à des messes du désert.
Pris, et puni, à l’époque, Bourdonneau a par la suite rempli ses devoirs de catholique. Demeure cependant une tâche, comme imprimée sur sa face, comme une odeur tenace et rance que même l’hygiène la plus méthodique ne parvient pas à éliminer. Dans l’office notarial, l’officier public relève la tête. L’acheteur délie les cordons de sa bourse de cuir, lourde pour l’occasion. Sans ménagement, il en renverse le contenu sur le bureau laqué. Le notaire s’applique à compter ; il sourit, ce qui pourrait passer, vues les circonstances, comme une faute de goût.
Immédiatement, les pièces sont rangées dans un petit coffre de bois. Ledit coffre est placé sous la garde du sergent et de ses gens d’armes. Pierre Bourdonneau signe. Les richesses de sa vie sont réduites, matériellement, à une poignée de pièces. Son nom rejoint des centaines d’autres, résumés en quelques lignes, dans les minutes notariales. Pour les siècles à venir, le nom Bourdonneau est synonyme d’infamie. Pour les jours, les mois à venir, il sera synonyme de misère. À la sortie de l’office notarial, dans la brume anonyme, Pierre Bourdonneau disparaît.