Poulet toqua et, comme personne ne répondit, il poussa la porte de l’atelier. Une lumière pâle et vive à la fois envahissait la pièce depuis les grandes fenêtres qui donnaient sur le jardin. Poulet se racla la gorge pour se signaler, mais son hôte ne prêta aucune attention à lui. Vincent peignait. Il se tenait courbé devant une toile. Sa main droite allait et venait, touchait avec grâce comme dans un duel d’escrime, comme pour garder une distance de sécurité avec son sujet. Son regard était fixe et sa bouche, à demi ouverte, se tordait en un sourire damné.
Le docteur Peyron avait demandé à Poulet de s’enquérir de la santé de Vincent. Poulet s’approcha. Posées au sol, en équilibre sur les murs, les toiles peintes au cours des derniers cent et quelques jours attirèrent le regard de Poulet. L’une des sœurs de l’hôpital clamait que c’étaient là les œuvres d’un fou, mais Poulet n’en était pas sûr. Des fous, il ne connaissait certes rien, cependant il en croisait tous les jours et, dans les moments où il s’ennuyait, il essayait même de leur parler. De fou qui peignait, il n’y en avait qu’un, et l’était-il vraiment ? Est-on bien fou, lorsqu’on l’avoue soi-même ?
Dans la pièce gisaient un tabouret et un chevalet. Vincent ne les avait pas relevés, et sans doute ne le ferait-il pas. Il demeurait dans un état proche de l’hypnose, étranger à tout ce qui se jouait hors de son champ de vision, captivé, sans doute, par sa propre imagination qui prenait vie. Peyron avait un jour expliqué à Poulet que la guérison de son patient prenait certainement naissance dans ces carrés de toile. À ses rêves et à ses sentiments, Vincent offrait une matérialité qui tissait comme un lien entre l’esprit malade et la réalité tangible.
Tout autour du peintre, des dizaines de visions et de paysages étalaient leurs charmes d’or, d’azur et d’émeraude. Poulet, qui attendait que Vincent relevât enfin la tête, se mit à examiner les toiles. Il en ressentit un malaise, car sa poitrine bondissait de joie en pensant reconnaître des endroits familiers : le chemin creux, les cyprès danseurs, la gargote à Lulu. Mais son esprit se refusait à les assimiler complètement, remarquant ici une teinte saugrenue, là une forme dérangeante. Le vertige gagna Poulet, qui se détourna des peintures.
A ce moment, Vincent se retourna vivement. Les doigts de sa main gauche fouillèrent pensivement sa barbe rousse, tandis que son regard, peu à peu, se libérait de l’étreinte de la toile. Il sembla enfin découvrir Poulet, qui se tenait juste derrière lui et, la voix rauque, il le salua. Puis, silencieusement, il l’interrogea. Poulet avait compris qu’il s’agissait d’un paysage nocturne. Sur un bleu obscur se détachait un arbre qui l’était plus encore. Les étoiles, elles, étaient figurées en de petits ouragans qui tourbillonnaient, hypnotiques. La peinture annonçait des lendemains rieurs et troubles. Poulet bafouilla.
Vincent le considéra un long moment sans rien dire. Ensuite il éclata de rire et, ce faisant, il posa son pinceau, et rangea avec soin ses tubes de peinture. Enfin il se tut, se leva, et regarda Poulet droit dans les yeux. C’est à ce moment que Poulet remarqua qu’entre les lèvres retroussées, figurant comme de minuscules éclats de sang, le peintre avait de la peinture rouge sur les dents. Il en avait aussi dans la barbe. La peinture n’apaisait pas seulement l’âme de Vincent. Elle lui nourrissait aussi le corps.
Poulet parla pour ne rien dire. Il se satisfit du beau temps et de la bonne conduite des patients de l’hôpital. Vincent l’interrompit brusquement. Il avait besoin d’argent, Théo ne pouvait plus subvenir à tous ses besoins, personne n’achetait ses toiles. Vincent parlait vite, et son accent rendait certains mots incompréhensibles. Poulet fouilla ses poches, dont il sortit une bourse, puis un billet de vingt francs. Il le tendit, désigna sans mot dire la toile à la nuit étoilée. Vincent le toisa, prit le billet et le rangea avec douceur dans la poche de son gardien. Puis il s’assit et prit une nouvelle toile. Son regard s’abîma de nouveau.