Un long liseré vert monte le long de la façade depuis les pavés disjoints de la rue. Liserons et herbes sauvages conquièrent patiemment le tuffeau équarri, taillé et assemblé voilà à peine vingt ans. La calèche, stationnée devant la porte depuis quelques instants, démarre doucement ; tournant la tête vers la droite puis vers la gauche, le cocher peste qu’aucune auberge ne se trouve en ce maudit pays. Sans une âme qui vive pour le voir, un homme entre dans la maison. Il est bellement vêtu, porte chapeau de gentilhomme et bottes de cavalier, ainsi que l’épée au côté. Ses pas résonnent pesamment dans le vestibule d’entrée.
Son hôte le rejoint bientôt. Sans doute les deux hommes ont le même âge, mais l’hôte se déplace comme un vieillard. Les fins yeux noirs tombent souvent vers le sol, et ne s’en relèvent qu’avec peine et pudeur. Les deux compères prononcent à peine les amabilité d’usage, avant de pénétrer dans le salon où une longue table, habillée de deux couverts et de fleurs passées, les attend. Puis, par un terne enchantement, un potage y apparaît. On entend alors les chocs délicats des cuillères d’argent sur la porcelaine.
Il fut un temps – les deux hôtes s’en souviennent – où ces sons gourmands rythmaient la cacophonie de soirées délicieuses. Les domestiques défilaient en continu, portaient sans relâche des promesses nouvelles qu’ils livraient, sur les tables et dans les salons obscurs, entre entre convives hilares et définitivement repus. La ville, qui tenait son nom de son créateur – d’historiens esprits soutenaient que c’était le contraire, et que les lieux, par conséquent, précédaient toujours les individus – croissait sans cesse d’habitants qui venaient la peupler. L’hôte jouissait alors de cette expression si vaste qu’on appelle la bonne fortune.
Après le service du poisson, les yeux de l’hôte s’embuent. Ce n’est pourtant pas la sauce qui aurait été gâtée, ni le vin servi qui aurait révélé d’aigres saveurs. Il est probable, toutefois, qu’une bouchée, une gorgée, ou l’irruption particulière d’un rai de lumière, ait fait surgir une image depuis les temps révolus. L’ami, dans le silence, observe l’abattement, le respecte. Il n’en a pas toujours été ainsi. Mais, au fil des années, de ces visites annuelles qu’il s'oblige à rendre pour contrebalancer le tumulte de sa vie frivole, rire de la mésaventure de son ami – qui auparavant l’apaisait méchamment – a fini par le dégoûter.
L’hôte, il est vrai, était venu le voir aux premiers temps de la splendeur. Son hôtel à peine acheté et achevé, il avait profité d’une visite à la capitale pour rendre visite à son ami et s’enorgueillir de l’acquisition nouvelle. Il avait, comme d’autres courtisans, accouru à l’appel du cardinal dans ce lieu presque désert, aux confins de l’Anjou et du Poitou, et y avait trouvé la cité idéale d’un prince moderne. Les nuits de fête et les joies extatiques que provoquait la nouveauté firent songer à l’hôte que sa noblesse, à lui, trouvaient tant là une justification qu’une affirmation méliorative. Quant à l’ami, qui avait hésité et, par conséquent, se trouvait loin de cette capitale des plaisirs, il enrageait.
Puis le cardinal était mort. Richelieu, orpheline de son démiurge, connut les sursauts du grand blessé puis les gémissements du moribond. Ses forces vives quittèrent le corps froid et recroquevillé de la ville, non sans y laisser elles-mêmes quelques plumes morales et financières. L’hôte, n’échappant pas au mal commun, connut la ruine, sans l’admettre. Il continua d’organiser de fines parties mais, comme les caresses les plus énergiques sur un mannequin d’osier, cela n’eut aucun effet. La bourse vide comme l’âme, il se résigna à rester.
Le soir tombe sur la maison aux liserons. Tandis que les domestiques débarrassent la table et allument les bougies, l’hôte et son ami gagnent le vestibule. Aussitôt une main ancillaire surgit, et ouvre la porte pour laisser passer le seul invité de l’année. Devant la calèche, le cheval s’impatiente ; il a déjà grignoté toute l’herbe qui pousse entre les pavés. Les adieux sont brefs, ainsi que le temps que prend la voiture pour sortir du champ de vision de l’hôte. Tout revient alors dans le calme crépuscule doré, comme à l’aube des temps. En prêtant une oreille attentive, on entendrait le lierre pousser.