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17 mai 2022 2 17 /05 /mai /2022 20:20

Six nuits qu’elle ne dort plus. Sitôt la flamme de la chandelle soufflée, Martha entend son époux se tourner sur le côté, et quelques instants après il ronfle à faire trembler les murs. La première nuit, il lui a semblé curieux qu’elle n’ait jamais entendu pareil bruit auparavant ; désormais elle comprend que ce sont davantage les tourments de son âme qui l’empêchent de dormir. D’abord Martha a pensé à ses journées, et aux éventuels manquements dont elle se serait rendue coupable, mais elle n’a rien trouvé. Alors, elle a commencé à songer à la femme. Et, subitement, son cœur s’est affolé.

Cette nuit encore, elle sort de son lit. Elle frissonne en marchant, pieds bus, sur les pavés de tommettes glacés. Dans l’âtre elle dispose du petit bois, puis une grosse bûche, et elle tend les mains vers ces flammes qui crépitent. Pourtant le feu ne la réchauffe pas. Le feu danse dans sa pupille, tel un démon misérable et moqueur. Le feu lui parle, la félicite, la remercie. Dans deux semaines, trois au plus, il dévorera la sorcière. Martha tremble plus encore. Le feu lui parle, et il rit.

Les corps dominés
Les corps dominés

A l’aube, les servantes trouvent Martha prostrée devant les cendres froides. Elles coupent de grandes tranches de pain et font griller un peu de lard, versent du lait frais dans de belles chopes d’étain. Martha les regarde, indifférente, et refuse la nourriture proposée. Elle demande son châle et ses chausses, et sort dans le jour glacé. Devant la cathédrale, elle se fraie un chemin entre les indigents qui réclament leur pain quotidien. A une femme hâve, qui tient en ses bras un nouveau-né, Martha donne la pièce. Dans l’église, elle ne reste que quelques minutes ; son cœur est toujours froid.

Les corps dominés
Les corps dominés

Plusieurs de ses connaissances viennent à elle à la sortie de la cathédrale. Elles approuvent que Martha ait dénoncé la sorcière, dont on dit qu’elle rit de la torture qu’on lui inflige. Elles s’enquièrent aussi de la santé de la plus jeune des servantes de Martha, qu’un mal mystérieux afflige depuis un mois maintenant. Qui d’autre, sinon la sorcière, a pu requérir un tel mal contre une enfant si innocente ? Elles vitupèrent contre ces femmes odieuses, venues des campagnes jusqu’à Fribourg, qui prononcent des sorts contre les bourgeoises de bonne vie. Martha lève les yeux au ciel ; les volutes de vapeur, suspendues dans les airs, semblent ricaner méchamment.

Les corps dominés
Les corps dominés

A la nuit tombée, les servantes ont dressé la table. Elles y ont disposé des cruches de vin, des miches de pain et des plats de fèves cuites. L’époux de Martha déplie son couteau et, après avoir dit les grâces, se frotte les mains de gourmandise. Au tribunal, la sorcière a avoué d’autres méfaits. Non contente d’avoir rendu malade leur petite servante, elle a aussi empoisonné les bêtes du troupeau du marguillier de la cathédrale ; aussi, elle a provoqué la chute de l’un des échevins de la ville dans son escalier. Enfin, elle a pris pour époux un bouc que lui a laissé, en guise d’héritage, son défunt mari. Sur la table, les servantes ont déposé un plat de viande fumante et sanguinolente qui excite plus encore l’appétit.

Les corps dominés
Les corps dominés

Le soir suivant, des notables se pressent dans la maison. Un à un, ils serrent les mains de Martha pour la remercier d’avoir dénoncé le démon. Vile engeance, que celle des campagnes, qui pactise contre la ville et promet aux tourments ses dignes habitants. Martha demeure en retrait de l’assemblée des hommes, qui jugent et décrètent. Ils boivent le vin doux et mangent les chairs parfumées. Ils palabrent quant aux richesses que recèle la terre du pays autour Fribourg, et maudissent ceux et celles qui les possèdent. Est-ce chance, est-ce malchance, car tous ces pays semblent peuplés de suppôts du diable. Derrière l’assemblée des hommes, Martha demeure silencieuse, et écoute le feu lui parler. La voix du feu recouvre bientôt celles des hommes.

Les corps dominés
Les corps dominés

La servante réveille sa maîtresse. Depuis plusieurs minutes, on l’attend à la porte. Après une toilette rapide, Martha rejoint ses amies et sort. Une étrange euphorie anime les rues de la ville. La foule bruisse, comme aux jours de marché ; mais point de choux, de céréales ou de cardons. A la place, un haut bûcher duquel surgissent la poitrine et le visage d’une femme. Martha fixe ce visage, et ces yeux, tandis que les flammes commencent de monter vers le ciel. A travers elles, Martha entend une voix. Elle ne rit plus. Elle supplie.

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