Un pas long, puis un pas court. Un pas long, puis un pas court. Le bruit distinctif de la clenche qu’on actionne, puis celui de la porte de bois refermée un peu trop vivement. A l’intérieur de l’office règne une faible lumière. On est pourtant qu’en octobre. Quelques feuillets remués, et sur l’un d’eux vient gratter la plume, longuement, preuve d’une grande application. Dans le couloir, on court. Trois coups à la porte. Un silence, ou plutôt, le même grattement de plume qui s’est légèrement accéléré. L’invitation vient enfin.
Humilité et zèle. La jeune sœur garde le regard baissé. Elle s’est pourtant pressée, pour que ce qu’elle a à dire ne se corrompe pas. La mère la regarde, la bouche sans cesse tordue, non par malignité, mais parce que la souffrance est pour elle une vieille compagne. La souffrance est patiente : il viendra bien un jour ... Humilité et zèle. La jeune sœur parle enfin. Elle n’omet ni n’ajoute rien. Le message est pur, tel qu’il lui a été confié. Trois jeunes filles sont arrivées. Sont-elles de la même famille ? La jeune sœur ne le sait pas. La mère viendra les voir.
Un couloir sombre, sur lequel donnent de petites salles de classe remplies d’enfants sages. Une sœur, au pupitre, lit les Évangiles. Littéralement la bonne nouvelle. Chapitre cinq, sermon sur la montagne selon saint Matthieu. Heureux les pauvres en esprit ... La mère approuve et passe. Un pas long puis un pas court. La respiration sifflante. Le portail de bois s’ouvre. La rumeur de la ville, Thueyts, ses marchands, ses artisans, ses enfants, ses carrioles, ses tombereaux, ses odeurs. Et trois enfants. Une toute petite, une plus âgée et une qui, très bientôt, deviendra une femme.
Dans le vestibule, la mère examine les nouvelles arrivantes. Leurs jupons sont rapiécés, leurs châles élimés et leurs sabots, c’est vrai, ont dû perdre depuis longtemps la patine de l’atelier. Soudain la mère vacille ; elle a deux ans à peine, et tombe du lit où l’avait mise sa mère. Craquement sourd et douleur suprême. Elle revoit le médecin, dépêché en hâte auprès de sa pauvre famille, qui condamne tout espoir de remarcher un jour. Prières, supplications, la main de sa mère qui serre la sienne jusqu’à lui faire mal, les efforts constants, visibles et invisibles, et un jour elle marche. La mère revient à elle.
Les arrivantes voudraient apprendre. Lire et écrire, et les histoires des Écritures. La mère y consent. Un vertige, encore. Marie a dix-sept ans. Tandis que les révolutionnaires débattent du futur nom de la ville, et qu’ils souillent jusqu’aux recoins de l'église, elle accueille chez elle de jeunes enfants. Les parents veulent lui donner parfois ce qu’ils possèdent, souvent ce qu’ils peuvent. Toujours Marie refuse. Ce qui la récompense vient de leurs cœurs. Les trois arrivantes sont autour de la mère ; elle leur a fait peur, à s'évanouir ainsi.
Un pas court et un pas long. La respiration sifflante. L’enfant entre deux âges s’étonne muettement d’être aussi grande que la mère. Voici les salles, voici les femmes de cœur qui vous empliront l’esprit. Toujours plus d’enfants, et les murs ne se poussent guère. Le bois des escaliers grince. Comme la mère, sa vie a déjà été longue et difficile. À la dernière marche, la plus jeune des enfants trébuche, réprime un sanglot, se presse dans le couloir pour rejoindre la mère de laquelle elle prend la main. Voici les chambres.
C’est un grand dortoir, peuplé de paillasses jetées à même le sol, recouvertes de draps de lin sommaires. Au bout, près du mur, il y a deux couches libres. Il faudra s’y serrer. La plus âgée des enfants acquiesce avec joie. La mère se retourne à peine que, pour la troisième fois, elle s’écroule, les mains crispées sur le chambranle de la porte. Elle a vingt-huit ans ; Marie, qu’on appelle citoyenne Rivier, apprend du comité de salut public que l’ouverture de sa congrégation est autorisée. Elle se retire, reconnaissante, un pas long et un court, croise l’œil noir du châtelain et celui, rieur, de son frère, qui tous deux siègent au comité, incline la tête pour sortir. Quand elle la relève, trois jeunes filles lui sourient.