A l’époque, quand il travaillait, Joseph possédait plusieurs surnoms. Jo était le moins inventif et Rateau était le plus commun. Même les jeunes recrues, année après année, l’appelaient comme cela, sans trop savoir le pourquoi du comment. En vérité, Joseph tenait ce surnom d’une confidence qu’il avait faite un jour à ses collègues, par rapport à la décontraction et à l’évasion que lui offrait le balayage des feuilles mortes en automne. Aujourd’hui, Joseph ne travaille plus, mais il vient quand même, deux à trois fois par semaine, dans le jardin des serres d’Auteuil où il a usé tant de semelles.
Il s’y promène avec son épouse, Olga. Elle, c’est une enfant du quartier, si l’on ose dire. Elle est née dans l’union des républiques socialistes et soviétiques, dernière d’une fratrie de trois enfants. Ses parents ont fui vers la France, effrayés par la perspective kolkhozienne de leur avenir. Elle a grandi à Paris, a appris la langue française sans oublier la langue russe, et se promenait, petite, près de la grande serre de Formigé.
Joseph et Olga se sont rencontrés dans le parc. Elle s’y baladait, à l’aube de ses dix-huit ans, lui y travaillait comme jeune jardinier, apprenant auprès des aînés les techniques ancestrales de l’horticulture. Ils se sont plu, se sont fréquentés, se sont mariés. Ils ont fait leur vie, comme tout le monde, et maintenant qu’ils sont vieux, infiniment vieux, ils continuent de marcher dans le jardin des serres d’Auteuil, tout près de l’énorme ville, tout près, aussi, des courts de tennis.
Le tennis, Joseph n’en est pas fada. Olga non plus, d’ailleurs. Ils regardent seulement la compétition, entre la fin du mois de mai et le début de celui de juin, sur la télévision publique, les fenêtres de leur appartement ouvertes pour essayer de capter les clameurs que les ronronnements des voitures couvrent malgré tout. La balle jaune sur ou à côté de la ligne blanche et, dans ce cas, du bon ou du mauvais côté, les bras tendus des juges, le score qui, de jeu en jeu et de set en set, construit un petit bout d’histoire. Les meilleurs éliminent les plus faibles, une surprise s’invite dans le dernier carré ; oubliée la finesse d’antan, le tennis moderne passe en force.
La balle jaune, justement, a atterri un jour dans les serres. Au milieu des palmiers, des succulentes et des bégonias, ce n’est pas la couleur qui jurait. Non, c’était la matière, le manque de souffle, l’absence de vie, le contact neutre. Certains, habitants ou non du quartier, ont pris la balle jaune et l’ont renvoyée sur le court ; les joueurs en avaient sûrement besoin. Mais la balle jaune est revenue avec des projets. Elle était armée de plans dessinés, de plans de financement et de plans juridiques pour régler la question devant les tribunaux.
Dans le jardin, entre les serres centenaires, une bataille silencieuse s’est alors engagée. Dans les allées, on respire toujours le parfum envoûtant de ces plantes qui parlent des forêts américaines, asiatiques ou africaines. La ville, avec ses régiments de véhicule, ses cohortes de piétons affairés, ses tournois internationaux où le panama blanc est de rigueur, paraît encore lointaine. Olga et Joseph continuent d’arpenter le jardin, de préférence le matin ou en soirée lorsqu’ils sont comme deux humains esseulés face à la nature. Mais, bientôt, la parole envahit les lieux.
Des mots brutaux sifflent dans les allées. Extension, démolition, construction. De jolis mots aussi, qui cachent, sous des atours rassurants, de vilaines intentions. On dit : patrimoine, on dit : préservation, on dit : remarquable, unique, richesse. C’est ce dernier qui fait sens, avec sa connotation double qui parle de ce qui ne se dit pas. Olga et Joseph voient les engins de chantier s’installer. Leurs promenades sont interrompues par des barrières, par des bétonneuses, par des gens pressés qui passent sans les regarder. Le match est plié. Le jeu de la balle jaune ne connaît que des vainqueurs et des vaincus.