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11 janvier 2022 2 11 /01 /janvier /2022 19:00

Bernd sursauta. Face à lui, le patron de La Fanfare le fixait avec ses grands yeux globuleux, sa mèche grasse collée sur le front et son nez d’ex-boxeur, cassé à cinq reprises, à cause duquel il devait toujours respirer par la bouche pour ne pas étouffer. Bernd secoua la tête. Il ne reprendrait rien. Dans sa tête, un groupe punk tambourinait depuis deux heures. Maintenant, il était sûr que la fille ne viendrait pas, il aurait sûrement dû s’en douter, mais parfois le cœur s’obstine. Au moment où il se retournait, il vit Günther arriver. Bernd en fut heureux : un copain, dans des moments pareils, ça ne se refuse pas.

Günther rappela le patron, commanda deux nouvelles pintes. D’ici une dizaine de minutes, Hugo et Niklas viendraient, apprit Bernd de la bouche de Günther. Ce dernier avait un projet à leur soumettre. Les gars se pointèrent enfin. Niklas, faussement élégant dans son costume élimé, et Hugo, qui ne se départait jamais de sa veste siglée du Werder, commandèrent bruyamment. Günther leur fit signe pour qu’ils se fissent discrets. Question affaire, le bougre était suspicieux. L’affaire, dit-il, était si belle que c’était un devoir de se méfier.

Fausses notes
Fausses notes

Bien que Günther ait déclaré que leur situation ne méritât pas qu’on la rappelât, il le fit quand même. Cela donnait de la consistance au propos. Tous avaient perdu leur emploi, chacun végétait dans une oisiveté malsaine à laquelle il convenait de remédier. Justement, Günther avait un plan : ils allaient monter un café-concert, dont les jeunes cadres de Brême seraient la cible. Il avait déjà sondé quelques filles de sa connaissance, qui seraient embauchées comme serveuses, ainsi qu’un cousin balèze, champion de kick-boxing, qui assurerait la sécurité. Tous étaient d’accord pour n’être payés que lorsque les affaires commenceraient à tourner.

Fausses notes
Fausses notes

Devant les mines circonspectes de ses amis, Günther poursuivit. Lui-même avait géré un commerce dans le passé ; Bernd, de tous, était le plus économe, il pouvait être comptable. Niklas, on le savait, grattait quelques jolis accords à la guitare et Hugo avait passé un concours de chant au conservatoire. Bernd, moins abasourdi que les autres, émit les objections suivantes : l’épicerie de Günther avait sombré en deux mois, et certains fournisseurs réclamaient toujours leur dû ; Niklas ne connaissait qu’une seule mélodie, par ailleurs fort connue ; Hugo avait échoué à ce concours, et sa consommation excessive de bière avait probablement ruiné ses cordes vocales. Quant à ses capacités comptables, Bernd les réfuta. Il était économe, car il ne gagnait rien.

Fausses notes
Fausses notes

Comme s’il n’avait pas entendu Bernd, Günther dévoila au groupe qu’il avait repéré un local, près de la Markplatz et du monument aux animaux musiciens. Certes, un vendeur de téléphones y avait boutique, mais le bougre était facilement impressionnable, et il suffirait de le bousculer pour qu’il consentît à leur céder son bail. Niklas soupira, Hugo regardait ailleurs. Seul Bernd parut réellement offusqué, mais Günther ne l’entendit pas. Rendez-vous était donné le dimanche suivant, à minuit, près de la statue du Roland. Comme Günther sortait, le patron accourut pour réclamer le paiement des consommations. Niklas et Hugo jetèrent à Bernd un regard entendu.

Fausses notes
Fausses notes

Au soir convenu, les quatre hommes se retrouvèrent sous les arcades de l’hôtel de ville. Seul Niklas avait troqué son costume pour un bombers noir, floqué dans le dos d’une tête blanche de pygargue. Günther avait prévu, pour chacun, une cagoule. Il expliqua, en les distribuant, que l’opération devait demeurer discrète, aux yeux du public tout du moins. Mais de public, il n’y avait pas ; quelques étudiants fêtards écumaient encore la nuit, aux côtés de toxicomanes désespérés et de solitaires éternels. Günther, Niklas, Hugo et Bernd entrèrent dans le magasin. Le vieil Enver semblait y attendre encore, dans le silence de la nuit, de potentiels clients.

Fausses notes
Fausses notes

Günther s’avança vers lui et se mit à le bousculer. Le vieux protesta à peine, et Günther répéta que, s’il voulait la paix, il n’avait qu’à vendre son local à bon prix ; il trouverait rapidement des acheteurs. Mais un bruit sourd étonna Günther. Se retournant, il vit sur le sol ses trois copains, que de grands Albanais avaient projeté là, et soûlaient de coups de pied. Günther tenta de s’échapper, mais la rumeur avait attiré à la sortie d’autres soutiens au vieil Enver. Hugo émit un râle plaintif et Bernd, s’il avait été conscient, aurait su qu’il avait eu raison. Son ami n’avait décidément plus de voix.

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2 juillet 2021 5 02 /07 /juillet /2021 18:00

Ses ministres affirment qu’il n’y a qu’à voir la façon dont il bande pour comprendre qu’il n’est pas humain. Son vît se dresse si fort vers le ciel que le Père lui-même s’étonne de la puissance dont fait preuve son représentant. Par conséquent, les ministres sont très peinés que de telles attitudes perdurent au sein de la cité. Devant eux, Jonas et son épouse Anna gardent la tête haute. Ils comparaissent devant le tribunal du divin royaume dont la capitale est Münster.

Sur son estrade, le roi surplombe l’assemblée. C’est un homme encore jeune. Le bas de son visage est recouvert d’une barbe noir et bouclée, ses yeux, noirs aussi, témoignent de l’étrange ambivalence de l’âme qu’ils cachent. Ces yeux révèlent l’amour incommensurable comme la condamnation irrévocable qu’éprouve ou que prononce le roi Jean. Devant lui, Anna et Jonas ne tremblent pas. Dans toute la cité, ils sont probablement les seuls.

Dieu sur terre
Dieu sur terre

Les cloches de l’église Saint-Lambert sonnent dix coups. Une fois qu’elles se sont tues, les ministres du roi reprennent leur doux interrogatoire. Anna ne veut pas partager la couche du roi. Elle veut demeurer avec Jonas dans leur maison, et continuer de travailler honnêtement comme ils l’ont toujours fait. Jonas refuse de croire que c’est Dieu qui a permis au roi Jean d’épouser et d’honorer plusieurs femmes. Sans rien dire, le roi Jean baisse la tête.

Dieu sur terre
Dieu sur terre

Dieu n’a pas dit que cela, souffle le roi Jean. Il veut aussi que vos biens deviennent les miens, ou plutôt les Siens, afin de protéger ces maisons et cette cité des hordes impies qui feront bientôt le siège de la ville. Le regard bienveillant du roi Jean balaie maintenant l’assemblée qui assiste au procès – c’est-à-dire presque toute la ville – et celle-ci peut lire la bienveillance dans ces yeux-là. Cependant, les cœurs battent d’une crainte neuve et forte. En allemand comme en une autre langue, ils ne savent plus dire non.

Dieu sur terre
Dieu sur terre

Anna veut faire un pas en avant, mais la main d’un homme la retient à l’épaule. Anna se libère et sa robe se déchire, découvrant la naissance de sa poitrine. Elle tombe à genoux et déclare que, pour sauver cette maison, pour épargner Jonas, elle se donnera au roi, elle se soumettra à la volonté divine. La bouche du roi Jean s’entrouvre ; entre ses dents serrées passe un souffle vigoureux. Ses yeux se posent sur Anna, sur ses mains éprouvées par le labeur, sur sa poitrine gonflée par l’enfantement, sur sa bouche diseuse de vérité.

Dieu sur terre
Dieu sur terre

Les ministres du roi, à l’unisson, penchent la tête et sourient. L’affaire semble être entendue, mais Jonas hurle alors son refus. D’autres paires de bras le retiennent, plus vigoureusement que ceux qui ont retenu Anna. Jonas conteste la légitimité du roi Jean, il ne veut pas obéir à un homme venu d’une pitoyable auberge hollandaise, et il ne croit guère aux rêves par lesquels les anges annoncent les bonnes nouvelles au roi Jean. L’assemblée exprime bruyamment sa douleur. Le roi Jean lui-même paraît blessé par la diatribe.

Dieu sur terre
Dieu sur terre

La voix du roi ne trahit rien, cependant, de son émotion. Il proclame solennellement qu’il accepte la volonté d’Anna de devenir sienne, et encourage Jonas à chercher le pardon pour ses paroles dans le travail acharné. Il propose à Jonas d’entretenir les murailles de la cité durant un an. Dans ce travail pénible et harassant, le roi Jean espère que Jonas trouvera la lumière ; ce dernier crache par terre. De nouveau, le roi baisse la tête. Quand il la relève, c’est sa main qui parle. Elle désigne une autre estrade, sur laquelle un homme armé d’une hache attend.

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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 19:00

Les sièges de cuir de la Mercedes étaient craquelés, et une forte odeur de tabac imprégnait chaque centimètre carré de la vieille berline que Cécile, la jeune assistante, datait de la fin des années 1980. Nous voyageons dans une relique, pensa-t-elle. Devant, le chauffeur de taxi, le crâne dégarni, s’époumonait dans une langue intelligible ni pour Cécile, ni pour l’artiste. Cela ressemblait à une langue slave. Russe ? Bulgare ? Cécile peinait déjà à comprendre l’allemand que parlait l’artiste, et cela ne faisait résolument pas partie de son champ de compétences que de connaître les idiomes parlés par les chauffeurs de taxi du monde entier.

Ils avaient atterri en Suisse. Ils dormiraient en France et iraient travailler, dès le lendemain, en Allemagne. Le nom de l’hôtel évoquait un bolide esthétique, une perfection de précision ; en réalité, les murs étaient si fins que l’on entendait même les murmures des voisins et le secret de leurs entrailles une fois rendus aux toilettes. On hésitait, pour le confort de la nuit, à préférer la moquette ou la literie. Tout cela commençait à ressembler à une vaste farce, songea Cécile avant de s’endormir, tandis que ses voisins de chambrée fêtaient bruyamment une quelconque réussite ou leurs retrouvailles. Avant de s’endormir, Cécile doutait encore que l’installation artistique fut, elle, une fête.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

L’artiste était un homme sérieux, Cécile était une femme moqueuse. L’artiste ne prenait pas au sérieux le manque de sérieux de Cécile, et considérait cette propension à rire de tout comme l’affirmation d’un nihilisme absolu, le nihilisme étant compris comme la réaction philosophique à une dépression sérieuse. L’artiste voulait réconcilier l’homme et la nature. Il explorait la biologie comme un mécanisme complexe, et confrontait le spectateur à ses œuvres en l’intégrant, comme acteur de sa propre expérience artistique. Cela favorisait, selon l’artiste, la compréhension de la démarche. A Weil-am-Rhein, l’artiste avait décidé d’ériger un toboggan.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Évidemment, ce n’était pas n’importe quel toboggan, avait expliqué l’artiste dans le dossier de candidature qu’il avait envoyé à l’entreprise mécène. C’était une tour-toboggan, sorte de squelette métallique gigantesque que les visiteurs escaladeraient avant de le dévaler en quelques secondes. Derrière l’apparent amusement et le délicieux retour en enfance se cachait une preuve empirique de la gravité newtonienne. On éprouverait, en une descente d’une quinzaine de secondes, le caractère fondamentalement terrestre de l’humanité et l’impossible mesure du temps dans les instants de plaisir.

Les choses sérieuses

Le lendemain, l’artiste visita longuement le campus où son œuvre prendrait place. Quelques tics sur son visage impassible indiquaient qu’il appréciait non pas tant le moment que les réalisations des autres architectes. Il ressentait très fortement le potentiel de dialogue inter artistique au sein de ce parcours mi naturel, mi muséal. Quant à Cécile, elle prenait en note les appréciations orales de son employeur ; elle transcrivait également les hochements de tête, les raclements de gorge, les haussements d’épaules, les regards appuyés. Elle écoutait les explications que recevait l’artiste de la part du directeur de la branche art, promotion et communication de l’entreprise mécène. Et, entre chaque virgule, elle réprimait des fous rires.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Cécile trouvait cela grotesque. D’éminents collègues de l’artiste accouraient depuis des années pour dessiner des bâtiments purement fonctionnels. Un Portugais avait imaginé un hall de production, une Anglo-irakienne une caserne de pompiers, des Japonais un hangar. La symbolique s’attachait désormais à l’éclat d’un nom, et non plus à l’essence du lieu. Le comble, c’était que tout ce parc architectural s’organisait autour d’un entrepôt de meubles. Si elle avait osé, Cécile aurait demandé à l’artiste et au dircom ce que venait faire un musée là-dedans.

Les choses sérieuses
Les choses sérieuses

Seulement, Cécile noircissait les pages de son cahier à spirales de mots anglais et allemands qu’elle lirait, dès le retour à l’hôtel, à l’artiste qui, de nouveau, hocherait la tête et se raclerait la gorge. Au milieu des concepts et des circonlocutions exagérées qui rendaient les raisons les plus simples incompréhensibles jaillissaient cependant des noms : architectes, designers, tous esprits brillants, et la liste s’allongeait, pareil à l’annuaire prestigieux d’une cité de démiurges. Et de voir ce que ces hommes et ces femmes avaient réellement créé en ce lieu, c’est-à-dire rien ou si peu, Cécile éclata de rire. L’artiste et le dircom se retournèrent aussitôt ; car l’art, pour eux, exigeait un tant soi peu de sérieux.

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5 juin 2020 5 05 /06 /juin /2020 18:00

Ce fut par un glacial jour d’hiver qu’Egyd réchauffa le cœur de son frère, Cosmas. Le premier fit irruption dans la maison du second et, sans prendre la peine de clore les portes ni de monter à l’étage pour le trouver, hurla que plus rien ne s’opposait désormais. Ne s’opposait à quoi, auraient demandé toute personne censée se trouvant dans la maison, mais les deux frères se comprenaient parfaitement, et l’on vit alors Cosmas, encore en robe de chambre, descendre les escaliers quatre à quatre comme un chien privé trop longtemps de promenade.

Les portes étant demeurées ouvertes, les passants de la Sendlinger Strae purent entendre leurs exclamations féroces, et le froid entra sans gêne aucune dans chacune des pièces de la maison. En réalité, la réaction de ces deux hommes pouvait être comparée à celle d’un enfant recevant un présent bien plus beau qu’il ne l’avait jamais espéré. Comme vidés de toute énergie physique par leurs longs cris, Egyd et Cosmas se taisaient maintenant, et dans leurs yeux, une lueur quasi bestiale brillait.

A leur manière
A leur manière

Ce qui avait suscité cette émotion si particulière était fort simple. Egyd et Cosmas s’étaient portés acquéreurs de terrains attenant à leurs maisons, et Egyd venait d’apprendre que la vente était conclue. Sur ces terrains, dès le printemps, les deux frères mettraient en terre une graine qui s’épanouirait en une décennie au moins. Cette graine n’était, ni plus ni moins, que leur sensibilité artistique qui trouvait là, dans la Sendlinger Strae, un endroit fait à sa démesure.

A leur manière
A leur manière

Les travaux commencèrent comme prévu. Cosmas et Egyd eurent l’heur d’accueillir le prince électeur pour la pose de la première pierre. Ce petit garçon de six ans à peine parut fort impressionné par l’impatience non contenue des deux maîtres des lieux. Ce qu’ils expérimentaient là n’était pas simplement l’affirmation de leurs goûts personnels ; c’était, plus encore, l’exercice de la liberté. Ils s’apprêtaient à bâtir une église selon leurs propres conditions : elle symboliserait là, dans le marbre, leur généalogie et leur consécration artistiques.

A leur manière

Les premiers ouvriers, et les premiers artistes, arrivèrent bientôt. Cosmas et Egyd trouvèrent à les installer, puis leur soumirent leurs idées. Tous étaient des hommes que les frères Asam connaissaient bien. Un tel avait exécuté les peintures de la bibliothèque de W., et tel autre avait eu la face couverte de poussière de pierre à forcer d’en révéler les rondeurs. Cosmas et Egyd ne s’y étaient pas trompés ; ils avaient choisi les meilleurs spécialistes de Bavière pour l’édification de leur grand-œuvre.

A leur manière
A leur manière

Encore actifs dans le sud de l’Empire, ils rentraient le plus souvent possible pour suivre, tels des parents attentifs, l’érection de leur progéniture monumentale. Ils n’avaient plus ni abbé ni évêque à satisfaire, aucun commanditaire aux exigences bornées à souffrir. Ils n’avaient qu’eux à contenter, ce qui n’était pas forcément plus simple, car ils voulaient répondre aux œuvres immortelles des Italiens dont Le Bernin était le maître. Surtout, ils souhaitaient ardemment révéler au monde leur conception de l’art, source d’exaltation pour chacun.

A leur manière
A leur manière

Au fil des années, le flot de badauds qui se tassait devant le chantier ne tarissait pas. Lorsqu’ils étaient présents, Egyd et Asam répondaient aimablement aux pieuses personnes qui, les mains jointes, leur demandaient quand elles pourraient s’agenouiller dans ce délire de marbre pourpre. Les frères furent agacés quand ils comprirent que, de leur merveilleuse chapelle privée, on voulait faire une paroisse ordinaire. Ils admirent finalement que d’autres qu’eux vinrent y prier. Ce n’était que vanité : cela prouvait que leurs goûts personnels avaient une valeur universelle.

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1 décembre 2019 7 01 /12 /décembre /2019 19:00

Le concierge a raccroché le combiné. Maintenant, il les regarde fixement. Le garçon et la fille : le frère et la sœur : le mépris et la trahison. Il les regarde et il ne dit rien. Il ne peut rien dire. Ce qu’ils ont osé dépasse son entendement. Il les regarde, et soudain il parle. Nous avons le devoir de combattre, et il appuie ce dernier mot. Le devoir de combattre, répète-t-il, comme pour se justifier, et pas pour se convaincre, car lui est déjà convaincu, absorbé dans le grand corps de l’État.

Elle a les yeux tantôt fuyants, perdus, tantôt transperçant, terribles. Par moments, elle pose son regard franc sur cet homme qui les a arrêtés. Elle ne tourne pas la tête vers son frère. Elle et Hans savent que tout signe peut être interprété, que toute complicité, même celle, naturelle, qui unit un frère et une sœur, peut être méjugée. Hans, lui, scrute la porte, car bientôt elle s’ouvrira, et bientôt leurs actions seront découvertes. Bientôt, ils iront en prison et, bientôt, ils mourront.

Courage civil
Courage civil

Le concierge est un homme d’une cinquantaine d’années. Déjà plus de quinze ans qu’il parcourt les couloirs marmoréens de l’université de Munich. Peut-être doit-il son emploi à sa discrétion naturelle, à sa rigueur quant à la tenue des bâtiments, à la façon ferme qu’il a de rappeler à l’ordre les étudiants turbulents. Peut-être est-ce aussi parce qu’il est aussi membre du Parti, un membre ancien, pas l’un de ceux qui l’ont rallié lorsqu’ils ont senti le vent tourner : non, lui était là dès que le Guide a été élu Chancelier. Il demande à Hans et Sophie pourquoi ils s’amusent à cela.

Courage civil
Courage civil

Le concierge se plante devant eux. Il les a vus : avec leurs valises pleines de tracts, avec tous ces tracts qu’ils ont disposés aux étages de l’université, avec tous ces tracts qu’ils ont répandus, telle une vomissure, dans le hall où les étudiants se rassemblent habituellement. Il a récupéré une valise entière de ces mensonges imprimés. Il se retourne vers son modeste bureau, prend une feuille et, d’un air indigné, il se met à lire. Ni ses mains ni sa voix ne tremblent.

Courage civil

Les mots résonnent pourtant dans la petite pièce qu’éclairent à grand peine une ampoule fatiguée et la pâle lumière de ce dix-huit février. Prouvez par l’action que vous pensez autrement, est-il inscrit sur la feuille chiffonnée. Le concierge lit encore : il n’est pour nous qu’un impératif, lutter contre la dictature. Quittons les rangs de ce parti où l’on veut empêcher toute expression de notre pensée politique. Le concierge laisse échapper un rire étouffé. Soit le frère et la sœur sont des plaisantins, soit ce sont des fous.

Courage civil
Courage civil

L’arriération comme progrès, voilà le programme, s’étouffe le concierge. A lire ces allégations, on croirait que certains Allemands refusent encore le modèle de l’homme nouveau, lequel se confond et s’intègre parfaitement dans le grand corps social, uni et parfait, du Reich millénaire. Le concierge trépigne maintenant devant Sophie et Hans. Que ferait-on d’une humanité laissée à elle-même ? Que faire d’une liberté dispersée entre le plus grand nombre ?

Courage civil
Courage civil

Sophie et Hans ne répondent pas au monologue du concierge. Leur combat tient dans ces feuillets. Leur pensée, leurs amitiés, leur refus de ce qu’est devenu le pays, de ce que sont devenus leurs compatriotes vivent entre ces lignes. Eux-mêmes ont puisé au fond de leur humanité pour écrire la honte et provoquer le réveil. Soudain, on toque à la porte : la police d’État entre. Derrière elle, le procès attend, et le bourreau. Corps et idées se sépareront bientôt.

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29 mai 2019 3 29 /05 /mai /2019 19:00

Mon cher Friedrich. Je n’ose penser que vous n’ayez point appris le tragique de mes dernières aventures et je veux ici vous préciser les raisons de ma présence dans cette sinistre prison. C’est donc d’un cloaque puant, où l’on espère peut-être me remettre dans le droit chemin de la servitude, que je vous écris. N’en soyez pas effrayé. Je m’accommode fort bien de cette situation, malgré les vexations que l’on me fait subir.

La cellule est humide, la paillasse sent le chien mouillé (serait-ce moi qui dégage cette odeur ? je ne sais) et les gardiens m’interpellent à toute heure du jour ou de la nuit, pour un oui ou pour un non, espérant en cela m’humilier. Que m’importe si ces animaux me traitent comme l’un des leurs. Je les conchie, espérant, par cette action, augmenter la quantité des rations que l’on m’attribue sans en altérer la qualité.

Seul contre tous

Les causes de mon état vous sont probablement connues. En septembre dernier, à la tête d’une troupe de francs-tireurs, tous acquis à la cause de la République sociale badoise, je voulus provoquer l’insurrection et la naissance d’un système politique nouveau. Nous étions attendus ; de cela, je ne fus pas surpris. L’affreux Hoffmann (je vous rappelle son nom, mais je crois pas que vous l’ayez oublié, car c’est lui, déjà, qui occupa Fribourg après notre échec de Kandern) nous bloqua dans la petite ville de Staufen.

Seul contre tous
Seul contre tous

Staufen est une très jolie localité, sise aux pieds de la Forêt Noire, et que traverse une rivière dont je parlerai plus tard. Nous remontions depuis Lörrach jusqu’à Fribourg, dont nous espérions prendre le contrôle, mais c’est à Staufen qu’eut lieu la bataille. Afin de gêner la progression de nos ennemis, nous formâmes des barricades sur le pont ainsi qu’en divers points de la ville, sur lesquels nous érigeâmes également nos drapeaux. A ce propos, j’eus le vif déplaisir de voir qu’entre le noir, le rouge et le jaune, c’est le rouge qui, outrageusement et au mépris de nos considérations républicaines, domina ce jour-là dans les rues de la ville.

Seul contre tous
Seul contre tous

Nos hommes se battirent fort bravement. Si nous cédâmes finalement, il fallut que l’ennemi tyrannique fournît l’effort de conquérir une rue après l’autre. C’est là notre mérite, car face aux canons et aux fusils multiples, nous ne disposions que de maigres moyens, et c’est bien notre ardeur républicaine qui compensa notre infériorité technique. Quant à moi, je courrai à droite et à gauche, soutenant les uns par de vives exhortations, tâchant d’organiser les autres pour mieux résister à ces diables monarchistes. Votre présence, mon cher Friedrich, aurait été ici fort appréciée.

Seul contre tous
Seul contre tous

Hélas, je connais vos penchants pour le légalisme, cette vilaine maladie politique qui empêche qu’un corps malade guérisse si le traitement ne lui est pas administré dans les normes. Je vous vois d’ici, lisant mes mots et levant les yeux au ciel au motif que je ne vous comprends pas. Mais quoi ? Faut-il attendre des textes des tyrans qu’ils nous permettent de nous libérer ? Peu importe ; vous étiez absent, et nous fûmes vaincus. Je pleurai les morts, soignai au mieux les blessés et m’enfuis vers le Rhin où, trahi par la racaille bourgeoise, je fus arrêté.

Seul contre tous
Seul contre tous

Esseulé, je n’opposai aucune résistance lors de mon arrestation. Triste époque : la meute défendait le pouvoir de son despote quand moi, homme libre, j’appelai de mes vœux la pluralité des opinions et la multiplicité des pouvoirs. Il est temps de conclure cette lettre. Je veux encore vous dire que je n’abandonnerai pas ce combat que nos voisins d’outre-Rhin ont si brillamment mené. Si d’aventure, vous partagiez mon ardeur, sachez que votre compagnie me serait appréciable et, dois-je vous l’avouer, fort agréable. Votre infortuné et déterminé, Gustav.

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20 novembre 2018 2 20 /11 /novembre /2018 21:40

C’est facile, lui avait dit le camarade. Ce sont toujours les bâtiments officiels les plus importants qui sont les moins bien gardés. Personne n’imaginerait qu’une tête de pioche irait foutre le feu là-dedans, encore moins un gars comme toi. Marinus avait demandé ce que le camarade entendait par un gars comme lui. L’autre avait répondu : un gars simple, un étranger en plus, un mec discret et qui ne fait pas plus de bruit à Berlin qu’un muet dans un rade. Facile, qu’il lui disait.

 

Marinus répondit qu’il était sûrement connu des services de police. Dans son pays, à Leyde, il avait cassé des vitrines, il avait fait parler de lui. Mais le camarade avait levé les yeux au ciel. La police ne pouvait pas surveiller tous les petits délinquants. Imaginait-il, Marinus, que la police, même allemande, collait derrière chaque garnement en culotte courte un de ses membres ? Non, la police ne se méfiait pas. Et quand bien même ils l’auraient à l’œil, on parlait quand même du Parlement. C’était autre chose que de flamber une poubelle.

Un ardent jeune homme
Un ardent jeune homme

Marinus n’avait pas hésité longtemps. Ce qu’il voulait, c’était agir. Parce que, d’une part, le Grand Soir n’arriverait pas grâce à la parlotte et aux théoriciens. D’autre part, parce que l’accident se rappelait à lui, que ses yeux ne serviraient bientôt plus, lui l’ancien maçon, l’ancien corps vigoureux, et que, avec le temps, il ne serait plus capable de rien faire. Il avait voyagé à Berlin pour y accomplir quelque chose. Le camarade lui avait offert une opportunité sur un plateau.

Un ardent jeune homme
Un ardent jeune homme

Enjoué, presque hystérique, Marinus avait déboulé dans le local où les camarades tenaient habituellement leurs réunions. Il retrouva là quelques Allemands qu’il connaissait et leur fit part de son projet. Incendier le Reichstag. Faire brûler le Parlement que les fascistes avaient conquis par les urnes. Les camarades le regardèrent, interdits. La consigne, c’était bien-sûr de se tenir prêts, mais c’était aussi de ne fournir aucune excuse à ces chiens pour avoir les mains libres. Marinus ne les écouta pas.

Un ardent jeune homme

Le camarade avait raison, pensa Marinus lorsque son pied foula le parquet ciré du Parlement. Il avait pénétré dans le lieu avec une facilité déconcertante, surprenante presque, et Marinus ne pensa même pas qu’on aurait pu lui faciliter l’accès, et qu’il était dès lors l’objet d’une machination qui le dépassait, et que les historiens eux-mêmes, bien plus tard, ne sauraient démasquer totalement. Marinus alluma donc plusieurs incendies, au restaurant puis à la salle de réunion, et il constata avec un étonnement presque innocent que les boiseries et les ors flambaient décidément fort bien.

Un ardent jeune homme
Un ardent jeune homme

Bientôt, le bâtiment fut la proie de flammes infernales. La chaleur devint intolérable et les fumées rendaient l’air irrespirable. Marinus n’avait guère pensé à son évacuation, et dès lors qu’il perçut tout le danger qu’il courait, il connut un moment de panique. Les pompiers étaient déjà sur place quand il trouva une ouverture sur l’extérieur, et de cela non plus il ne s’émut guère, pas plus qu’il songea que ce spectacle désolant était bien grandiose pour seulement quelques allumettes bien placées.

Un ardent jeune homme
Un ardent jeune homme

Les yeux rougis et la gorge irritée, Marinus retrouva l’air libre. Devant le Reichstag immolé, une foule s’était rassemblée, ébahie, silencieuse, attentive à chaque mouvement du feu. Déjà, les premiers dignitaires du parti national-socialiste arrivaient quand Marinus, se mêlant à la foule, toussait encore à cause des fumées inhalées. Puis, s’engageant dans une rue, il vit venir vers lui trois policiers. Ils le désignèrent puis l’arrêtèrent. Marinus ne fut pas surpris. C’était un coup facile, avait dit le camarade. Il n’avait pas dit que c’était sans risque.

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24 mai 2018 4 24 /05 /mai /2018 19:20

Le souverain m’accueillit dans la cour d’honneur. Vêtu d’un brocart rehaussé de fils d’or, il portait en outre plusieurs bijoux d’or et d’argent, dont un sautoir aux maillons fins et auquel pendait un petit lion, d’or lui aussi. Il prit mes épaules entre ses mains. Je fis de même avec les siennes, sentant l’extraordinaire douceur du tissu qui le protégeait du froid vif qui régnait, depuis un mois, sur sa capitale. Munich grelottait, mais son prince était protégé. Les bonnes gens en seraient sûrement rassurés.

Il était très heureux de me revoir. Nous avions eu, autrefois, le même précepteur. Ma capacité à écouter et à poser des questions qui le touchaient personnellement lui faisaient goûter ma présence. En cela, je n’avais même pas à forcer ma nature. La vie des autres m’intéressait. La mienne, dès lors, devenait confortable. Les grands, en effet, ont besoin non seulement de faire, mais aussi de dire ; la gloire n’est qu’à ce prix.

 

Des hôtes de marbre
Des hôtes de marbre

Albert souhaitait me faire voir sa résidence. Il m’avait demandé de venir, et de quitter, pour quelques semaines, celui pour lequel je travaillais. Le duc de Neubourg connaissait mon amitié pour celui de Bavière : il me laissa aller. Mon voyage avait été long sans être difficile, mais j’étais rompu de fatigue. Albert ne me laissa pas le temps de me reposer. Sitôt notre embrassade terminée, il me prit par le bras et, littéralement, me traîna vers son palais. Il parlait beaucoup, et vite. J’étais tout à la fois exténué et ravi.

Des hôtes de marbre
Des hôtes de marbre

Nous entrâmes. Le palais avait son aspect définitif ; les maçons étaient partis depuis longtemps du chantier. Cependant, certains murs demeuraient nus et, auprès d’eux, pareils à des médecins que l’état d’un malade inquiète, des peintres s’affairaient sans faire attention à la ducale visite qui s’opérait. Le duc se plaignait des délais pour se procurer les matériaux. La passion d’un homme ne pouvait supporter ces aléas : pour le duc, c’était même une insulte à son nom. Mais bientôt mon ami reprit vie : nous arrivions dans la galerie antique.

Des hôtes de marbre
Des hôtes de marbre

La longueur de cette galerie était tout à fait exceptionnelle. Jamais de ma vie je n’avais vu pareil chef-d’œuvre. Mon soudain mutisme fut, pour le duc, le plus beau compliment. A dire vrai, le duc parlait tellement que mon mutisme aurait pu passer inaperçu. Par le menu, le souverain me décrit les travaux considérables que cette pièce avait nécessité. Il prenait soin de me dire, surtout, quel prix cela avait coûté. Car la beauté a une valeur, et la valeur se compte en livres ou en florins.

 

Des hôtes de marbre
Des hôtes de marbre

Je ne restais pas de marbre devant les stucs que me vantait à présent le duc. Il avait fait venir, me précisait-il, des peintres d’Italie et d’autres des Flandres. L’émulation entre ces hommes venant de deux contrées qui comptaient tant de génies favorisait, affirmait-il encore, la grandeur de son palais. Là encore, le souverain me donnait les noms illustres qui travaillaient pour lui. C’était la preuve, lui semblait-il, de son implication. Pour moi, il était un homme qui compte ses semblables comme des bibelots d’une quelconque collection.

Des hôtes de marbre
Des hôtes de marbre

Nous passâmes encore devant des statues, puisque c’était là le rôle de cette galerie. En fait, c’était un fabuleux écrin pour des êtres marmoréens. Je ne savais quoi dire. Le souverain, le duc, mon ami, Albert enfin, s’en aperçut et, curieusement, il se tut, me laissant à ma contemplation. Je parcourais les murs des yeux, observant les peintures qu’avaient tracé ces artistes talentueux. Évidemment, Albert, mon ami, le duc, le souverain, n’y tint bientôt plus. Et, de nouveau, j’entendis la litanie ininterrompue des dépenses somptueuses qu’il avait consenties.

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28 juin 2017 3 28 /06 /juin /2017 18:00

De leurs naseaux humides s'échappent leurs souffles blanchâtres. Février est rude, cette année. Le froid pénètre jusqu'aux os et semble étreindre les corps, massés et groupés pourtant, en les figeant, comme un avant-goût de mort. Les bêtes, comme les hommes, piaillent d'impatience. Comme leurs maîtres montés, elles ne veulent que s'élancer, agiter leurs muscles, sentir le sang battre les tempes et paniquer le cœur.

Comme à son habitude, la foule, avide de spectacle, volontiers rieuse et cruelle, bruit d'excitation. Pour ainsi dire, c'est pour chacun jour de fête : pour le prince qui se marie, pour le bougre, taillandier ou chasse-pochée, qui se repaît des chocs brutaux d'hommes lancés l'un contre l'autre et séparés d'une barrière habillée. Et le peuple voit aussi, lui faisant face, l'auguste assemblée des mariés et de leurs invités. Chacun, de part et d'autre, reconnaît en face qui son seigneur, qui son serviteur.

Pyrogravé
Pyrogravé

Personne ne les a vus s'élancer mais tous ont entendu le bruit sourd. L'une des lances s'est brisée : celle du Lorrain. Il mène, donc. Son écuyer, déjà, s'agite, tempête sur les valets qui tardent à venir, accourent enfin, et enfin le cavalier prend dans son gantelet sa nouvelle pique. D'un bout à l'autre, à nouveau, ils se toisent, et d'un coup de pied font bondir leurs montures. Cette fois-ci, tous les regards sont rivés sur les chevaliers. La bataille est fameuse. La place gémit.

Pyrogravé
Pyrogravé

Une lance partout. Puis le Bavarois prend l'avantage, rejoint ensuite par le Lorrain. Sur l'engagement suivant, les deux lances se brisent : un morceau de bois de quelques pouces de long balafre le visage d'un garçonnet, que son père tient par les épaules, au premier rang. Le sang, enfin ! L'incident fait pâlir le noble visage d'une dame d'honneur : mais un verre de vin lui redonne des couleurs. Pendant ce temps, le Bavarois a encore, de son adversaire, éprouvé l'armure.

Pyrogravé
Pyrogravé

Lancé au galop, le Lorrain engage de nouveau : il touche. Puis, sur l'engagement qui suit, non seulement sa lance se brise, mais le Bavarois est projeté à terre. Les vivats saluent l'exploit. Le jeune duc se lève : il déclare le pays de son épouse vainqueur. Ce n'est que juste récompense pour l'homme qui, ôtant son casque, s'agenouille devant son seigneur, porté vers lui par les célébrations du public. Mais dans les coulisses on s'agite : le camp du vaincu, manquant de points, veut donc jouer des poings.

Pyrogravé
Pyrogravé

Aussitôt deux bandes surgissent. D'un côté comme de l'autre, ils sont une trentaine, chaque homme de la troupe hurlant des encouragements à ses congénères dans des patois germaniques. Le peuple n'en peut plus : il exulte. Ça décoche, ça esquive, ça enfonce et ça tape sec. Les mains, habituées à prendre épée, se sont durcies comme des pierres : elles s'envolent vers les visages, glabres pour l'occasion, dépourvus de heaumes, ouverts à tous les gnons. Sur les pommettes et sur les phalanges brille le sang.

Pyrogravé
Pyrogravé

Le duc soudain se lève. Pour lui, c'est un piètre spectacle, à peine divertissant. Son épousée, particulièrement, sent l’humiliation subie par ses gens. Le duc tonne, le duc menace : le combat cesse. Prenant la parole, il félicite les Lotharingiens, vainqueurs aujourd’hui. Mais le grondement de la plèbe l’inquiète. Puisque les Bavarois ont gagné leurs cœurs, ce sont eux que l’éternité célébrera : et tous les jours à la même heure, les soldats de bois qui gagneront seront les Munichois.

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11 juin 2016 6 11 /06 /juin /2016 18:00

 

Le son terrible s’était répandu dans toute la ville, tel un serpent furieux qui sifflait d’une voix de bronze. Quand les premiers témoins arrivèrent, ils identifièrent de suite la bête terrifiante qui n’était autre que la cloche principale, laquelle, en même temps que le campanile, avait frappé le sol de la bonne ville de Munich. Elle résonnait encore quand la poussière se dispersa.

La stupeur passée, les hommes et les femmes de bonne volonté se mirent à extirper des pierres les ouvriers ensevelis. Quelques-uns, déjà morts, ne protestèrent pas ; les autres, simplement blessés, gémissaient ou hurlaient pour qu’aussitôt on les tuât. Et tandis que de mains en mains passaient les décombres, l’architecte arriva, éploré et implorant qu’on lui expliquât ce qui arrivait.

En dépit de l'archange
En dépit de l'archange

 

Assis sur le sol, réduit à lui-même, le jeune homme tentait de se rappeler. Il réfléchissait à ce qui avait manqué dans ce formidable chantier, lequel devait lancer sa carrière et lui attirer définitivement les honneurs. Formé dans les ateliers d’une ville voisine, il avait conçu les plans d’une église vaste et faste. Ainsi la vraie religion prouverait que la beauté, unique et divine, était sienne assurément.

En dépit de l'archange
En dépit de l'archange

 

Le projet plut aux édiles. Ils ordonnèrent l’édification immédiate de ce temple dédié à l’archange vainqueur du dragon. On acheta les matériaux les plus précieux et l’on convoqua les ouvriers qui se pressèrent des campagnes et des faubourgs pour prêter leurs bras. On posa la première pierre en grande pompe, devant les bourgeois et les autorités, puis ce fut comme si l’église se construisait seule. Jour après jour, chacun s’étonnait des dimensions qu’elle semblait devoir prendre.

En dépit de l'archange
En dépit de l'archange

 

Tous les jours, l’architecte était sur les lieux. Il mesurait, examinait, interrogeait, acquiesçait ou désapprouvait, triomphait enfin tout à fait dans les rues et les fêtes que les grands donnaient. Au début, il sentait bien la méfiance dont il était l’objet ; on saluait l’audace cependant qu’on redoutait la jeunesse. Les doutes se dissipèrent peu à peu, car des nuages de circonspection émergeait la preuve d’une nouvelle révélation.

En dépit de l'archange
En dépit de l'archange

 

Les saisons avaient passé. L’hiver, on regardait l’ouvrage avec fierté et excitation. L’été, on s’attardait volontiers devant le chœur qui finissait et la façade qui commençait d’éclater de splendeur. L’architecte, de plus en plus altier, cessa d’être Bavarois pour devenir Munichois. A toutes les réceptions, à toutes les cérémonies, on l’invitait. Il venait et, de sa bouche d’or, il décrivait le rêve encore inachevé de la cité.

En dépit de l'archange

 

Assis sur le sol, réduit à lui-même, il ne comprenait pas à quel pêché terrible il devait l’effondrement de la coupole qui devait couronner sa gloire. Les vies humaines emportées l’importaient peu : il avait perdu la sienne. Relisant son plan, l’œil morne et l’esprit amer, il réalisa son erreur. Les mesures indiquées étaient celles de sa ville et non celles de ce lieu et si les chiffres étaient identiques, les différences étaient majeures. Redoutant la honte, il fit une boule de ce papier importun et l’avala, ajoutant une victime à ce drame puisqu’il s’étouffa.

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