Tas de couillons, je gueule ! Tas de cons, bernés que vous êtes ! Je me marre. Je me marre tant, et ils me regardent, les ahuris, Fraget, Luvin, Simmoneau, Guillot, et tous les autres. J’leur fais peur. Ou j’les dégoûte. Y a que Gilbert que j’impressionne plus. Normal, il est mort ! Et son pauvre corps de Bourguignon trapu est là, à trois mètres à peine de notre tranchée, et son visage regarde vers nous, ses grands yeux malheureux bien ouverts, et personne pour le rapporter. Fraget, avec son bel insigne de lieutenant, vient m’trouver, il m’demande : dis, tu voudrais pas y aller ?
Si, que j’réponds, et j’vois bien que même ma réponse, elle l’inquiète. C’est que j’tergiverse pas, moi, la mort, ça fait longtemps qu’elle m’fait plus peur. A force de la voir, tiens ! Mort le matin, mort le midi, mort le soir, mort même la nuit. M’est même arrivé d’enterrer un Fritz, et les autres qui m’regardaient, parce que j’y mettais des égards. Mais quoi ?! Le pauvre bougre, il était comme nous, avec sa belle Allemande à la maison, et peut-être un ou deux marmots, blonds et joufflus, ou peut-être bien bruns et maigrichons, va savoir, des innocents qui n’reverront jamais leur papa. La mort, vraiment, elle ne m’intéresse pas.
J’laisse la lettre de Clotilde dans l’abri. J’ai pas les mots pour lui répondre. Ce que j’écrirais, elle le comprendrait pas. Faudrait atténuer, alléger, mentir quoi ! pour que mes mots lui déchirent pas le cœur ni les entrailles. Je rejoins Fraget qui s’échine, avec Brammont, Pierre et Luvin, à recreuser le fonds de la tranchée. N’vous emmerdez pas, que j’leur lance, à la prochaine pluie boche, faudra recommencer. Brammont dit : elle me mangera pas, moi ! Qui ça, que j’demande, mais j’sais bien qu’il parle de la montagne, le Vieil-Armand, alors je me marre. Et eux tous, qu’osent même plus me voir, ah les braves, ils croient encore qu’après tout ça, ils vivront.
J’entends les Fritz causer lorsque je sors de la tranchée. En un quart d’heure, j’ai réussi à ramper jusqu’à Gilbert, qui commence à puer, et je mets la main sur son paletot. J’ai pas fait trente centimètres qu’une voix française, inconnue, m’ordonne de rester allongé, de faire le mort. Allons bon, on n’est pas au théâtre, que je commence à répondre, mais l’autre m’envoie un coup à l’arrière du crâne, quel salaud ! et j’obéis, sans bien savoir pourquoi. J’tourne seulement la tête, doucement, pour observer la tronche de mon ange-gardien, il a un uniforme allemand. Derrière mon crâne endolori, j’en entends arriver d’autres.
Ça se met à pétarader sévèrement, à crier en tout sens, j’reconnais les voix de Brammont et de Luvin, m’semble aussi entendre Quélig jurer, et des coups de feu, et encore le bruit terrifiant du lance-flammes. Moi, j’ai abandonné Gilbert, de toute manière il n’bougera plus, et j’ai extirpé mon MAS 1873, et je rampe, de la boue plein la trogne, et de foutues questions en tête. Pourquoi j’y reviens, et qu’j’reste pas là-bas, sagement, à attendre que tout ça se termine ? La tranchée est devant moi, comme la gueule d’un monstre qui voudrait m’bouffer, et me v’là qui y fonce, pour m’y vautrer.
Fraget gueule encore des ordres, c’est bon signe. Comme je tombe à ses pieds, il me ramasse, me tire en arrière et, à deux, on se barricade dans l’abri. Le portillon en bois, bricolé au printemps dernier, n’tiendra pas face aux flammes, c’est sûr, et on a beau dire, rôtir comme la bidoche du dimanche, ça m’plaît guère. Une voix surgit alors, mon ange-gardien ! il s’présente, le gentil garçon, dit qu’il est alsacien, qu’on est ses prisonniers, tout le toutim, mais Fraget sort, arme au poing, beuglant son leitmotiv patriote et républicain, y a un coup qui part, la tête de Fraget éclate, et moi j’m’étale.
Goût du fer dans la bouche, l’air me manque. Impression étrange de s’noyer à l’air libre, j’ai les mains poisseuses, et ma vue se brouille. Seule l’ouïe fonctionne du tonnerre. D’autres voix, d’autres cris de guerre, du français qui recouvre peu à peu l’allemand, et enfin des cris bestiaux. Le calme revient, on se penche sur moi, et un gars hurle aux autres, avec un bel accent provençal : il est vivant ! Médecin ! On m’soulève, on m’transporte. Tas de couillons ! Tas de cons ! Je me marre.