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30 mai 2022 1 30 /05 /mai /2022 18:00

HWK

Tas de couillons, je gueule ! Tas de cons, bernés que vous êtes ! Je me marre. Je me marre tant, et ils me regardent, les ahuris, Fraget, Luvin, Simmoneau, Guillot, et tous les autres. J’leur fais peur. Ou j’les dégoûte. Y a que Gilbert que j’impressionne plus. Normal, il est mort ! Et son pauvre corps de Bourguignon trapu est là, à trois mètres à peine de notre tranchée, et son visage regarde vers nous, ses grands yeux malheureux bien ouverts, et personne pour le rapporter. Fraget, avec son bel insigne de lieutenant, vient m’trouver, il m’demande : dis, tu voudrais pas y aller ?

Si, que j’réponds, et j’vois bien que même ma réponse, elle l’inquiète. C’est que j’tergiverse pas, moi, la mort, ça fait longtemps qu’elle m’fait plus peur. A force de la voir, tiens ! Mort le matin, mort le midi, mort le soir, mort même la nuit. M’est même arrivé d’enterrer un Fritz, et les autres qui m’regardaient, parce que j’y mettais des égards. Mais quoi ?! Le pauvre bougre, il était comme nous, avec sa belle Allemande à la maison, et peut-être un ou deux marmots, blonds et joufflus, ou peut-être bien bruns et maigrichons, va savoir, des innocents qui n’reverront jamais leur papa. La mort, vraiment, elle ne m’intéresse pas.

HWK
HWK

J’laisse la lettre de Clotilde dans l’abri. J’ai pas les mots pour lui répondre. Ce que j’écrirais, elle le comprendrait pas. Faudrait atténuer, alléger, mentir quoi ! pour que mes mots lui déchirent pas le cœur ni les entrailles. Je rejoins Fraget qui s’échine, avec Brammont, Pierre et Luvin, à recreuser le fonds de la tranchée. N’vous emmerdez pas, que j’leur lance, à la prochaine pluie boche, faudra recommencer. Brammont dit : elle me mangera pas, moi ! Qui ça, que j’demande, mais j’sais bien qu’il parle de la montagne, le Vieil-Armand, alors je me marre. Et eux tous, qu’osent même plus me voir, ah les braves, ils croient encore qu’après tout ça, ils vivront.

HWK
HWK

J’entends les Fritz causer lorsque je sors de la tranchée. En un quart d’heure, j’ai réussi à ramper jusqu’à Gilbert, qui commence à puer, et je mets la main sur son paletot. J’ai pas fait trente centimètres qu’une voix française, inconnue, m’ordonne de rester allongé, de faire le mort. Allons bon, on n’est pas au théâtre, que je commence à répondre, mais l’autre m’envoie un coup à l’arrière du crâne, quel salaud ! et j’obéis, sans bien savoir pourquoi. J’tourne seulement la tête, doucement, pour observer la tronche de mon ange-gardien, il a un uniforme allemand. Derrière mon crâne endolori, j’en entends arriver d’autres.

HWK
HWK

Ça se met à pétarader sévèrement, à crier en tout sens, j’reconnais les voix de Brammont et de Luvin, m’semble aussi entendre Quélig jurer, et des coups de feu, et encore le bruit terrifiant du lance-flammes. Moi, j’ai abandonné Gilbert, de toute manière il n’bougera plus, et j’ai extirpé mon MAS 1873, et je rampe, de la boue plein la trogne, et de foutues questions en tête. Pourquoi j’y reviens, et qu’j’reste pas là-bas, sagement, à attendre que tout ça se termine ? La tranchée est devant moi, comme la gueule d’un monstre qui voudrait m’bouffer, et me v’là qui y fonce, pour m’y vautrer.

HWK
HWK

Fraget gueule encore des ordres, c’est bon signe. Comme je tombe à ses pieds, il me ramasse, me tire en arrière et, à deux, on se barricade dans l’abri. Le portillon en bois, bricolé au printemps dernier, n’tiendra pas face aux flammes, c’est sûr, et on a beau dire, rôtir comme la bidoche du dimanche, ça m’plaît guère. Une voix surgit alors, mon ange-gardien ! il s’présente, le gentil garçon, dit qu’il est alsacien, qu’on est ses prisonniers, tout le toutim, mais Fraget sort, arme au poing, beuglant son leitmotiv patriote et républicain, y a un coup qui part, la tête de Fraget éclate, et moi j’m’étale.

HWK
HWK

Goût du fer dans la bouche, l’air me manque. Impression étrange de s’noyer à l’air libre, j’ai les mains poisseuses, et ma vue se brouille. Seule l’ouïe fonctionne du tonnerre. D’autres voix, d’autres cris de guerre, du français qui recouvre peu à peu l’allemand, et enfin des cris bestiaux. Le calme revient, on se penche sur moi, et un gars hurle aux autres, avec un bel accent provençal : il est vivant ! Médecin ! On m’soulève, on m’transporte. Tas de couillons ! Tas de cons ! Je me marre.

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18 novembre 2021 4 18 /11 /novembre /2021 20:20

Ses mains étaient celles d’un vieillard. Quel âge pouvaient-elles bien avoir ? Il secoua la tête en signe de dénégation. D’une part, il savait que les années ne portaient pas la responsabilité de la déliquescence de son corps, mais plutôt les épreuves qu’il avait traversées. D’autre part, il connaissait son âge, à quelques années près, et il avait déjà compris qu’il avait vieilli bien plus rapidement que les autres hommes. Le sergent normand lui avait souhaité la bonne nuit et avait fermé la porte derrière lui. Le pape était seul.

Il s’assit sur sa paillasse. Aux Normands, il reconnaissait que sa cellule était austère, mais confortable. Il avait d’ailleurs cru, au moment où il avait constaté sa défaite sur le champ de bataille, que les fougueux guerriers adverses le tueraient, en le garrottant ou en le saignant. Au lieu de cela, ils l’avaient escorté jusqu’à Bénévent où il vivait, depuis huit mois, sous la protection de ses geôliers. Le vieil homme ferma les yeux et, un instant seulement, il goûta un sommeil melliflu. Dans son rêve, on ne l’appelait plus Léon, mais Bruno.

Songe enjôleur
Songe enjôleur

Il se réveilla en sursaut. A tâtons, il chercha une bougie dans l’obscurité et, quand il parvint à l’allumer, un soudain coup de vent la fit vaciller, puis l’éteignit. Dans l’âtre, le feu était mort, lui aussi. Le pape se leva, alla chercher une couverture de laine dont il s’enveloppa. Les ténèbres ne l’effrayaient pas. Depuis longtemps, il avait trouvé une lumière et, à son appel, il avait porté une charge qu’une armée entière ne pourrait porter. A ceux qui, trompant, outrageant, forniquant, menaçaient d’anéantir cette lumière, il avait ordonné de cesser. Mais les hommes étaient si nombreux, et la terre était si vaste.

Songe enjôleur
Songe enjôleur

Le rêve l’avait troublé, cependant. A mesure que son souvenir disparaissait, Léon parvenait à en sauver quelques images, tel un désespéré incapable de retenir une poignée de sable, et dont chaque grain définitivement capturé paraît un soulagement. Léon revoyait des vignes peuplant de douces collines, et tout un peuple venant à la rencontre d’un homme, son père. Tous ces hommes et ces femmes sortaient de huttes simples, qui constituaient un village pareil aux mille autre que Léon, comme évêque, comme pape, avait visité, mais celui-ci était pourtant unique : c’était le village de son enfance.

Songe enjôleur
Songe enjôleur

Du dehors lui parvenaient les voix inarticulées de ses geôliers. Ils se préparaient pour la nuit, établissaient les tours de garde, échangeaient des plaisanteries. Dans le noir, Léon sourit. Les hommes de ses rêves parlaient un rude tudesque dont les intonations respectueuses à l’égard de leur suzerain laissaient toujours entrevoir la vaillance au combat et l’ardeur au travail. S’il parlait encore parfois cette langue, le pape usait bien davantage du latin. Dans les débats des conciles, sa maîtrise oratoire déclinait les attaques fallacieuses. Partout où était la chrétienté, il avait démontré son aisance dans la langue des Romains. Et, dans la solitude de sa cellule, il apprenait maintenant le grec.

Songe enjôleur
Songe enjôleur

Tous ces langages ne lui servaient cependant en rien. Il échangeait quelques phrases avec les sergents de la place et s’enquérait des chances qu’il avait de retrouver Rome et son office. Mais les mots le fatiguaient, et son corps rechignait même à marcher quelques minutes dans les ruelles alentours. Il avait vu plus de villes et de pays qu’aucun homme, y compris l’empereur, n’en verrait de sa vie, mais c’était son immobilité contrainte qui l’exténuait maintenant. Depuis peu, il toussait horriblement et levait les yeux au ciel pour quémander un signe. Le mutisme de Dieu le laissait désemparé.

Songe enjôleur
Songe enjôleur

Léon ferma encore les yeux. Il redevint un enfant, une lumière chaude les baignait, lui et son père, tandis que ce dernier affrontait la foule, la menaçait, la convainquait, et Léon songeait qu’il avait suivi le même chemin. Sa vie avait consisté en pérégrinations pour témoigner de l’orthodoxie de sa foi. Comme l’avait fait son père, lorsque certains avaient douté de lui, Léon avait pris les armes. Seule l’idée défendue était différente – la prééminence de quelques hommes, ou bien celle de Dieu –, à moins qu’elle ne fût, au fond, identique. Une longue quinte de toux déchira la poitrine du vieil homme. Ce fut le seul bruit de la nuit.

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8 mai 2021 6 08 /05 /mai /2021 18:20

Le feu rugit. Ses flammes montèrent avec soudaineté dans le ciel, tandis qu’autour de lui, on s’affairait pour le nourrir plus encore. Mars n’était pas féroce cette année-là, mais le crépuscule approchait, et la nuit pouvait bien être glaciale si l’on n’attisait pas dès à présent les braises rougeoyantes. On invita Thomas à parler. Il avança au milieu des hommes qui composaient une assemblée inhabituelle. C’était des hommes de tous métiers, aux fortunes diverses, dont les foyers, autrefois, avaient parfois été ennemis les uns des autres.

Thomas tremblait. C’était l’horreur, plutôt que le froid, qui en était la cause, car Thomas avait vu mourir deux de ses enfants au cours de l’hiver précédent. Les enfants étaient malades, les enfants avaient faim, et Thomas n’avait pu les nourrir, et Thomas n’avait pu les soigner. A la place, Thomas avait dû payer les taxes, Thomas avait dû payer les redevances, Thomas avait dû tout donner au seigneur au lieu de prendre soin de ce que le Seigneur lui avait donné.

Au sabbat des lacés
Au sabbat des lacés

Thomas termina son récit et alla se rasseoir. Il ne regarda personne. La honte lui ôtait tout courage, car il avait laissé mourir ses enfants, il avait accueilli chez lui le prêtre pour l’extrême onction, au lieu de se révolter et de jeter hors de chez lui le clerc indifférent. Thomas recouvra ses esprits peu à peu. Sur le sommet de la montagne, la réunion se poursuivait. Deux cents hommes, peut-être trois cents, se laissaient happer par la nuit, guidés et réchauffés par un brasier terrible.

Au sabbat des lacés
Au sabbat des lacés

Tour à tour, les hommes témoignaient. Ils contaient les misères subies, les humiliations banales, ils disaient leur rage et leur détermination, ils dénonçaient les clercs gras et les seigneurs repus. On reconnaissait ces hommes dont on chuchotait les noms, et on soupirait de tant d’injustices vécues. Il y avait là des bouchers, des tanneurs, des forgerons, des tisserands, des meuniers aussi, des marchands pourvoyeurs de tous les biens, des vignerons, bien-sûr, car Dambach et la plaine produisaient les meilleurs vins de l’empire.

Au sabbat des lacés
Au sabbat des lacés

Dans l’assemblée, quelques hommes se distinguèrent. Ils n’étaient pas les plus éprouvés, ni les mieux lotis ; simplement, ils voulaient sans doute le plus changer les choses, ou bien, ils n’auraient jamais su accepter d’autres tourments. Chez les paysans, la résignation passait pour une qualité atavique. Sur les hauteurs de Dambach, en cette nuit naissante de mars, un monde vacillait. Les affronts successifs et immémoriels accouchaient de la liberté.

Au sabbat des lacés
Au sabbat des lacés

Ullmann, Hauser et d’autres jurèrent. Désormais, ils formeraient un corps aux bras et aux têtes multiples. Ce corps réclamerait des droits, et ce corps combattrait s’il le fallait, et ces bras tenant cent faux et cent doloires affronteraient les lances et les flamberges des seigneurs outrés. Ces bras et ces langues demanderaient des comptes aux usuriers, et renieraient leurs droits, et les expulseraient. Ces langues et ces cœurs se livreraient au vrai Seigneur, et lui dénonceraient ses faux serviteurs. Thomas, comme tous les autres, se leva et jura. A côté de lui, un petit homme replet ne se leva pourtant pas.

Au sabbat des lacés
Au sabbat des lacés

Thomas n’y prêta pas attention. Ses tempes battaient douloureusement de désirs vengeurs. Les visages de ses deux enfants accompagnait son regard où qu’il le promenât, et ils s’imprimaient en son esprit aussi sûrement que les noms de ceux qui connaîtraient bientôt sa fureur. A côté de lui, quelqu’un traçait sur une étoffe un emblème reconnu de tous. C’était une chausse dotée de lacets, avec lesquels les seigneurs, chaussés eux de bottes, étranglaient ceux de Dambach et des autres cités. Sans bruit, le voisin de Thomas disparut. Sur le sol, il laissa des empreintes de bottes.

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2 novembre 2020 1 02 /11 /novembre /2020 19:50

La flamme vacille, le cœur bondit. S’il tendait l’oreille, sûr qu’il entendrait le bruit des canons. Là-bas, ses frères d’armes combattent pour défendre la République. Pourtant, seul dans la nuit, il s’apprête lui aussi à ouvrir le feu. Un feu qui s’allumera dans les âmes et se propagera aux cœurs. Un feu que la plume provoquera, d’un simple glissement sur le papier. Nul ne saurait l’éviter, nul ne voudra l’éteindre. L’officier du génie a soudainement la main qui tremble.

Que ne pourrait-il être, lui aussi, face aux coalisés ? A sentir le vent sur la figure, et la crosse en bois du fusil dans le creux de son épaule, à plisser les yeux pour apercevoir les uniformes honnis. La guerre, d’un coup, lui paraît douce. Surtout, elle lui semble simple. On obéit aux ordres, on marche, on tire, on blesse ou on tue, une balle vous perfore la peau et, selon l’endroit où elle frappe, elle vous rend à la terre, et dans un dernier regard oblique, on voit les citoyens soldats vous venger. Dans la chambre, l’officier du génie grelotte de froid.

Génie dans la nuit
Génie dans la nuit

D’abord, il lui faut une idée directrice. Ce sont les événements des dernières années qui la lui donnent, et c’est monsieur le maire de Strasbourg qui l’a reformulée. La gloire de la nation, assurait-il d’une voix sourde, doit éclairer toutes nos actions, toutes nos pensées. La nation, cette volonté commune de permettre à chacun de jouir de sa condition d’homme libre, cette détermination à accorder à chaque homme et à chaque femme la considération inhérente à son existence, et non plus à son rang ou à sa fortune. La nation, elle dort à présent, et l’officier du génie doit lui tresser des louanges dans sa solitude glacée.

Génie dans la nuit
Génie dans la nuit

Il a en tête la mélodie, composée par un sien ami, révélée en sifflant juste avant la nuit. A la première phrase, il dédie son chant aux enfants de la patrie. Il leur promet la gloire, les met en garde contre la tyrannie, pleure sur les enfants, déplore le sang versé par les soudards braillards et terrifiants. Il en appelle aux armes, aux balles, aux lames, à la discipline. Il veut des bataillons formés sans réquisition, armés qui de baïonnettes, qui de carabine, qui noieront les sillons des champs de la nation d’une rouge hémoglobine.

Génie dans la nuit
Génie dans la nuit

Une bougie se meurt et une autre s’allume pour repousser les ténèbres. La nuit est maintenant bien avancée. Les feuillets se noircissent de couplets aux accents frémissants et exaltés. Quelques heures auparavant, il se tenait dans des salons dorés, serrait et baisait de dignes mains parfumées et il conversait légèrement avec d’éclairés esprits. Les palais se soumettaient aux délices servis, aux douceurs versées, assiettes et verres se vidaient et s’emplissaient. A l’officier du génie, on demanda un hymne ; on ne doutait pas qu’une muse l’assisterait.

Génie dans la nuit
Génie dans la nuit

Mais l’officier du génie regarde autour de lui, et de muse il n’y a pas. Certes, la bougie illumine mal sa chambre décatie, mais il n’en doute pas : rien, ici, ne saurait à sa place trouver des rimes. Ses ongles s’usent à gratter son front plissé et ses joues creusées. Il voudrait frotter une lampe, qu’un génie en surgisse et lui murmure les ellipses et les métonymies. Pendant qu’il réfléchit, des tigres sans pitié massacrent des femmes vieillies. Il espère en finir, et les mettre au pas.

Génie dans la nuit
Génie dans la nuit

Au petit matin, l’officier du génie souffle sur la tige incandescente qui a dévoré la cire. Ses feuillets sous le bras, il parcourt Strasbourg, se fait annoncer chez le maire. La maisonnée n’est pas encore éveillée ; il s’en étonne : lui a oublié le sommeil pour les contenter. Avant midi, on le fait entrer. On a la grâce de le faire manger et boire avant de lui demander de chanter. Le maire insiste pour prêter sa voix ; l’officier n’a plus la sienne pour protester. Il a juste le temps de signer : chant de l’armée du Rhin. Les enfants de la patrie peuvent naître en ré.

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17 avril 2020 5 17 /04 /avril /2020 20:50

Roesselmann gisait à terre. De son flanc et de sa panse s’écoulait un sang visqueux et sombre que sa main gauche, tremblotante, essayait d’agripper dans un effort absurde. Sa main droite tenait fermement une épée rougie d’un sang ennemi. Autour de Roesselmann, un cercle d’hommes et de femmes se forma. Lui, les yeux exorbités, ne les vit pas. Son regard fixe tressautait quelques fois, comme s’il soupçonnait encore un mauvais coup à venir, et qu’il aurait voulu empêcher.

Les hommes et les femmes qui se tenaient autour de lui avaient d’abord fait silence. Qui le rompit ? On ne le sut. Mais bientôt se firent entendre les premières sentences, les premiers regrets. Il n’était pas encore mort qu’on en parlait déjà au passé. C’était des jugements hâtifs, ou bien des exclamations colériques, et parfois l’expression d’un dégoût bien compréhensible, car le sang n’avait pas seulement conquis les membres et les vêtements du moribond, mais atteignait presque les chausses de ces hommes et de ces femmes qui, devant un tel spectacle, ne bougeaient pas.

A jamais grand
A jamais grand

Roesselmann était comme absent de cette scène. Sa tête, appuyée contre le mur, dominait à grand peine ce corps qui refroidissait. Les mouvements de sa main gauche ne cessaient pas, et le clapotement dans la flaque brune donnait un air enfantin à l’instant tragique ; on aurait dit le bruit d’un enfant qui pataugeait dans la boue. Puis Roesselmann ouvrit la bouche. L’air lui manquait. Il tâchait de l’aspirer, avidement, la langue pendant vers la lèvre inférieure, les dents rougies elles aussi. Probablement n’avait-il plus conscience, dans cette position, qu’il avait vaincu.

A jamais grand
A jamais grand

Victoire, avaient crié les soldats de la ville lorsqu’ils revinrent. Un instant, la population se détourna du corps de Roesselmann, surprise, sûrement, de cette joie incongrue qui s’accordait mal avec les derniers instants d’un homme que la vie tardait à quitter. Les troupes de l’évêque avaient fui et celui-ci, par conséquent, n’avait pu reprendre Colmar. La cité demeurait libre. On en était à ces considérations politiques lorsqu’un bruit affreux surgit du sol. C’était Roesselmann, qui s’étouffait avec son sang et ses glaires, et grognait maintenant comme un animal.

A jamais grand
A jamais grand

Les soldats virent le prévôt allongé de la sorte. Quelques minutes plus tôt, il les avait conduits face aux troupes épiscopales, puis la lutte s’était engagée, et on avait perdu de vue le premier citoyen de la ville. Tandis que deux hommes s’agenouillaient pour redresser le prévôt, lui permettant ainsi de libérer sa gorge monstrueusement obstruée, plusieurs soldats lui rendirent un hommage appuyé. Ils le qualifièrent de grand homme de la ville, de noble défenseur de la cité, de père protecteur des Colmariens.

A jamais grand
A jamais grand

Roesselmann avait toujours le regard dans le vide. Désormais, il gémissait, et sa plainte était déchirante. C’est que sa plaie ventrale s’ouvrait béante, maintenant qu’on l’avait assis, et ses tripes rosacées s’échappaient en désordre. De sa main libre, il agrippait l’un des hommes qui l’avait aidé, et ce dernier lançait à la foule des regards inquiets, comme si le prévôt devait l’emmener avec lui dans l’autre monde. La foule, elle, débattait du caractère noble de Roesselmann. Certes, il avait été tanneur, et était de basse extraction, mais il mourait aujourd’hui l’épée à la main, en ayant combattu bravement ceux qui avaient voulu asservir la ville.

A jamais grand
A jamais grand

Le soutien qu’il avait reçu de l’empereur plaidait également en sa faveur. Quant à sa gestion municipale, on la louait d’autant plus qu’on ne savait désormais à qui incomberait cette charge. En réalité, ses ennemis avaient été ceux du peuple, le détestant pour son appartenance à ce corps social immonde, le haïssant car, remarquable dans ce qu’il entreprenait, il rendait ridicules ceux qui se gaussaient d’appartenir à l’élite du monde. Les gémissements prirent soudainement fin. Roesselmann gardait les yeux ouverts et de sa bouche ne sortiraient plus un son ni un seul souffle d’air. Il était mort avec noblesse, et son corps resta ainsi à la vue de tous, comme celui d’un chien.

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14 octobre 2019 1 14 /10 /octobre /2019 21:00

L’émissaire étouffait. Il suffoquait littéralement et peinait à retrouver son souffle alors que la voiture dans laquelle il se trouvait était déjà partie depuis quelques minutes. Rage, colère, indignation : il ne savait quel mot caractérisait le mieux ce sentiment qui l’animait. Ce qu’il avait vu était si impensable, si incompréhensible, si terrifiant de légèreté qu’il n’en revenait pas. Derrière lui, probablement, on s’amusait. Sélestat se disait donc contre le roi.

Cela, il allait le dire. A la cour, au roi, à ses conseillers, il professerait à qui voudrait bien l’écouter que là-bas, à l’est, on faisait fi de la volonté de Louis. Il éructerait contre ces maudits, ces bons à rien que l’on recueillait, au sein de nos frontières, et que l’on voulait protéger contre leurs voisins, ces furies guerrières. Il argumenterait, se désolant de ne rien comprendre à leur choix, et il lèverait le doigt en disant fièrement : un jour, on les aura.

Mauvais augure
Mauvais augure

Tout de même, il doutait que l’on allait le croire sur paroles. Après tout, il n’était qu’un émissaire, l’une de ces petites oreilles que le cardinal lançait à travers la France, et qui recueillait pour Son Eminence les secrets des sujets et parfois leurs confidences. Il faudrait d’abord se faire annoncer, et révéler un peu de cette nouvelle incroyable. Cela l’angoissait. Mais alors, il repensa au serment de fidélité auquel il venait d’assister. Aussitôt, il sentit le courroux le gagner.

Mauvais augure
Mauvais augure

Il songea alors que la ville appartenait au royaume depuis dix-huit ans. D’une rage toute contenue, il cogna nerveusement du poing sur la banquette puis il se serra les mains jusqu’à se faire blanchir les doigts. Dix-huit ans, pensait-il, voilà dix-huit ans que le traité de Westphalie nous a attribué cette place, voilà dix-huit ans que nous nous pensions chez nous et que nous toisions, cachés derrière leur Rhin, nos impériaux voisins. Mais l’ennemi, l’ennemi est là, il est chez nous. L’émissaire avait une boule au ventre et les larmes aux yeux.

Mauvais augure
Mauvais augure

Il imaginait maintenant de grands discours qu’écouteraient tous les membres de la cour. Les ducs, les marquis, les comtes, les barons, et leurs nobles épousées, tous seraient suspendus à ses lèvres et tous porteraient la main à l’épée. Les gens de Sélestat ont fait serment de fidélité à l’empereur, commencerait-il. Sur les visages aristocrates, l’horreur se peindrait. Ils frappent monnaie à son effigie, et ils ont gardé leurs murailles et leur autonomie. Il raconterait sa folle journée, et l’élite du royaume le verrait ainsi : valeureux et exalté. Un soudain cahot sur la route lui fit perdre l’équilibre et sa rêverie.

Mauvais augure
Mauvais augure

Il se releva, le front endolori. Il pesta contre le cocher et, se rasseyant dans la banquette, il eut alors peur. Il comprenait en effet que le poids de la mauvaise nouvelle pesait sur ses épaules, et que sa propre voix porterait aux oreilles du roi l’infamie alsacienne. Ces drôles, là-bas, pouvaient bien maintenant danser de joie. Ils provoquaient la fureur de leur seigneur, mais d’ici à ce que ce dernier intervienne, ils auraient le temps de se préparer. Lui, l’émissaire, détenait en ce moment une terrible responsabilité.

Mauvais augure
Mauvais augure

Et pourtant, il faut le dire, se lamentait-il à présent. Dire, ou mentir : mais il ne pouvait hésiter. A mesure que le carrosse roulait, que Versailles se rapprochait, l’émissaire, peu à peu, se terrait. Il lui venait dorénavant d’autres scènes, terribles celles-là, où on l’injuriait et où on le menaçait. Il désirait maintenant se débarrasser au plus vite de cette nouvelle, la chuchoter plutôt que la proclamer, la souffler au premier venu. L’émissaire s’arrachait les cheveux, bafouillait des mots lamentables, se mordait les doigts. Pendant ce temps, c’était la fête à Sélestat.

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11 avril 2019 4 11 /04 /avril /2019 18:00

Lorsque le duc Antoine posa pied à terre à Marmoutier, quatre jours après sa destruction, il fit en priorité chercher le père abbé afin de s’entretenir avec lui. Les paysans ravageaient le pays depuis plus d’un mois, et le duc souhaitait entendre un autre avis sur cette guerre étrange que ceux qu’il entendait sortir de la bouche des soudards qui lui servaient de soldats. Auprès de l’abbé, le duc cherchait moins les mots de Dieu que ceux d’un homme qui connaissaient profondément les cœurs de ses semblables.

 

On trouva bientôt l’abbé. Il était prostré dans une chapelle qui avait survécu, peu ou prou, aux outrages des vilains. On l’amena au duc comme l’on amenait les prisonniers : en le tirant par la manche, sans souci pour sa personne. Le duc chassa le soldat dédaigneux puis offrit une chaise et un verre de vin clair à l’ancien puissant seigneur ecclésiastique. L’abbé ne régnait maintenant plus sur rien, sinon sur un tas de ruines encore saignantes. De nombreux moines avaient fui et les cadavres de certains d’entre eux emplissaient encore les espaces entre les nobles piliers de l’abbatiale.

Les brebis enragées
Les brebis enragées

Le duc, que la guerre avait habitué ces derniers temps à traiter toute chose promptement, se retrouvait maintenant incapable d’entamer la conversation. Ce fut l’abbé qui mit fin au silence. Il répéta d’abord qu’il ne comprenait pas les raisons de ces déprédations. Son abbaye avait quelque prospérité, c’était vrai, mais rien qui ne justifiât un tel sac. Surtout, l’abbé avait vu que ce n’était pas les richesses qui avaient motivé ces hommes-là. Bien que l’abbaye fut dépouillée de ses biens, l’abbé avait perçu, dans les regards, une haine cruelle et une colère sourde.

Les brebis enragées
Les brebis enragées

Le duc parvint enfin à dire que les paysans étaient, par nature, des brebis égarées. Il semblait que celles-ci fussent particulièrement sauvages et qu’un berger sévère parviendrait à les remettre dans le droit chemin. L’abbé répondit qu’il ne s’inquiétait pas de cela. Il savait que la révolte serait bientôt terminée, noyée sous un flot de sang et que la terre, ainsi rougie et privée de ses laboureurs, ne nourrirait plus les hommes qui s’étaient, eux, tenus à leur place.

Les brebis enragées
Les brebis enragées

Le duc espérait cette issue. Toutefois, précisa-t-il, il se méfiait de ces hordes obscures. Sur le champ de bataille, elles avaient montré à plusieurs reprises leur détermination à renverser l’ordre établi (il sous-entendait : établi par Dieu). Ses propres soldats avaient parfois flanché devant l’audace des paysans. Le duc se lamenta de ce qu’un moine allemand avait publié, dix ans plus tôt, des thèses folles, lesquelles étaient désormais brandies comme parole d’Évangile et expression d’une foi honnête. Cependant pour l’abbé, le problème était ailleurs.

Les brebis enragées
Les brebis enragées

Lui, l’homme du message divin, voyait dans cet épisode destiné à se terminer tragiquement la rupture la plus évidente et la plus éclatante entre le peuple et ceux qui le guidaient. Certains des moines de Marmoutier avaient affirmé que c’est de Dieu que ces révoltés s’étaient éloignés. L’abbé, lui, n’était pas loin de considérer que c’étaient les hommes de pouvoir, en réalité, qui avaient pris congé de Dieu. Car ce que les rustauds réclamaient, tout homme libre et digne de Lui pouvait l’exiger aussi.

Les brebis enragées
Les brebis enragées

Conscient de l’effet que ses paroles produisaient sur le duc de Lorraine, l’abbé fit mine de sortir d’une rêverie. Il se leva, épousseta sa soutane et pria le duc d’excuser son départ soudain. Autour d’eux, les soldats rassemblaient quelques habitants qui avaient soutenu les rustauds. Les paroles de l’abbé avaient ébranlé le duc mais la guerre l’avait habitué à ne plus distinguer ni bien ni mal. Se levant à son tour, et se dirigeant vers les anciens bourgeois devenus prisonniers, il ordonna qu’on les pendît. Cela donnerait une leçon à ces paysans qui se croyaient de Dieu les bien-aimés.

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3 octobre 2018 3 03 /10 /octobre /2018 19:00

L’homme à la barbe fournie n’avait pas encore eu l’heur de tomber. Devant une foule réunie pour l’occasion, il traînait ses pieds lourds, terriblement lourds car lestés de fer, et il gardait la tête baissée. En faisant cela, il évitait autant de regarder les visages de ceux qu’il quittait qu’il se plaçait déjà dans une position de soumission, prêt à endurer la vie de solitude à laquelle il s’était promis.

Le village entier s’était réuni. Kaysersberg n’avait pas l’habitude de voir partir ainsi l’un des siens, surtout pour pareille raison. Les hommes et les femmes avaient quitté qui leurs champs, qui leurs ateliers, qui les commerces qu’ils tenaient souvent de génération en génération. D’un seul mouvement, ils s’étaient massés sur les places, dans les rues, aux pieds des maisons. Ils formaient ainsi autant un mur mouvant qu’ils indiquaient le chemin pour celui qui partait.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Celui qui partait était un certain Léonard. De ses origines obscures, il avait cheminé jusqu’à ce jour vers la lumière. Il était venu à Kaysersberg d’un autre village de la grande plaine et il avait travaillé, ici et là, louant ses services cependant qu’on louait sa rigueur à l’exercice. Taiseux, il avait cependant quelque charme que, cependant, il n’exerçait guère, désespérant deux ou trois jeunes filles des environs. En ses yeux brillait une flamme qui le faisait paraître pour fou mais ceux qui le connaissaient un peu refusaient cette qualification. Ils admettaient toutefois qu’on le puisse dire exalté.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

La foule suivait des yeux ce pénitent qui s’en allait. Dans ses mains cagneuses, il serrait fortement une croix de bois aussi simple que s’il l’avait fabriquée lui-même. D’aucuns disaient d’ailleurs que c’était le cas. Léonard marchait à pas lents. Ses pieds chaussés de sabots de fer, il éprouvait une souffrance causée par la mauvaise fabrication de ces brodequins mais il s’interdisait de gémir ou de pleurer. Il priait silencieusement. Il était pétri de peur. Il était transporté d’enthousiasme.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Souvent, à la messe, il s’était fait remarquer. Assis à son rang, il chantait avec une énergie inhabituelle, suivait des yeux chaque geste de l’officiant, anticipait la liturgie avec une promptitude qui agaçait ses voisins. A plusieurs reprises, il avait préparé un petit balluchon et s’était enfoncé dans les bois des collines, quelques jours durant, pendant lesquels il tâchait d’établir le dialogue. Puis il revenait, n’ayant pas fait assez de provisions ou bien s’étant blessé, et les gens du village le voyaient meurtri, non pas dans sa chair mais dans son âme, car alors il avait l’impression d’avoir trahi.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

C’est lors de l’un de ses voyages solitaires qu’il avait découvert l’ermitage. Il y avait là une chapelle que de fidèles promeneurs entretenaient, ainsi qu’un bâtiment qui méritait davantage le nom de masure que celui de maison. Revenu à Kaysersberg, Léonard ne cessa de penser à ce lieu loin des hommes, près des cieux pour lequel, en ce jour du début de l’automne, il s’apprêtait à partir, les pieds lestés de fer.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Le pénitent arrivait aux dernières maisons du village. Bientôt il serait happé par la nature, les collines, les forêts, les bruits des animaux et les caprices du temps. Déjà dans la foule villageoise, on commençait à se disperser. Ceux qui restaient se divisaient entre ceux qui voulaient le moquer, lui l’asocial qui choisissait la vie solitaire, loin de ses semblables, et ceux qui désiraient l’encourager ou même l’admirer, lui qui préférait la compagnie divine à la basse condition du monde. Mais avant qu’ils aient décidé que faire, il avait disparu. Et alors, tout le monde jugea qu’il avait été préférable de se taire.

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12 avril 2018 4 12 /04 /avril /2018 18:00

Dans le froid du front. Le front de l’est. Le front russe. Les soldats soviétiques, en face. Et l’hiver, l’hiver glacial, à l’intérieur. A l’intérieur du corps. A l’intérieur des doigts. Des orteils. Le froid qui gèle. Le froid qui gèle le nez. Qui gèle les pieds. Les mains. Les camarades à côté. Tous sont immobiles. Par manque de force. Par épuisement. Ou parce qu’ils sont morts. Morts gelés. Les camarades allemands. Avec lesquels on se bat. Contre lesquels on devrait se battre.

Blotti derrière une congère, il survit. Autrefois, ça a été un jeune homme robuste. Beau garçon d’après les filles du village. Puissant et utile pour les patrons qui l’employaient à la vigne. Aujourd’hui c’est un bloc. De chair encore chaude. De chair dans laquelle un cœur bat. Encore. Il n’est pas mort. Il le sera peut-être ce soir. Ou demain. En face, les Rouges ne bougent pas non plus. Ils n’attaquent pas, ne tirent pas. Ils sont peut-être morts. Mais il n’ira pas voir.

Le froid et l'acier
Le froid et l'acier

Où qu’il regarde, il voit la mort. S’il ne bouge pas. S’il bouge. S’il appelle un camarade. S’il jette un œil sur les lignes ennemies. L’acier et le froid. Le froid et l’acier. Ses doigts se rigidifient sur son fusil. Il veut fermer les yeux. Il veut rêver de son pays. De l’été dans son pays. Un été chaud. Si chaud qu’on peste contre le soleil. Qu’on le maudit. S’il voyait le soleil, maintenant, comme il le chérirait. Comme il se présenterait à lui. Les bras écartés et le visage souriant.

 

Le froid et l'acier
Le froid et l'acier

Il dort. Sous la neige et dans le froid. Il dort. Ses doigts rigidifiés sur son fusil. Il voit les vignes. Le raisin mûr. Les belles feuilles vertes. Il voit les contreforts des Vosges, cette masse de sommets arrondis que certains voyaient bleus. Il revoit les traits de sa mère, les traits de son père, ceux de ses trois frères, ceux de sa sœur, les visages des jeunes filles croisées dans les bals, aimées le temps d’une danse, aimées le temps d’un baiser. Le visage des amis. Les visages de l’enfance.

Le froid et l'acier
Le froid et l'acier

Comme il aimerait les revoir. Comme il aimerait être avec eux. Mais l’un de ses frères a été pris comme lui. Malgré eux. Se battre pour les Allemands. Se battre sur la terre gelée. Se battre contre des gars simples. Se battre contre eux-mêmes. Ses deux autres frères travaillent dans une usine. De l’autre côté du fleuve. Sa sœur est restée au pays. A Obernai. Avec leurs parents. Leurs vieux parents. Qui doivent s’inquiéter, se ronger les sangs. Penser à leurs fils. Qui sont loin d’eux. Malgré eux.

Le froid et l'acier
Le froid et l'acier

Il se sent déjà partir, il ne sent déjà plus le froid, il ne sent plus sa morsure insidieuse, son assaut violent. Il n’entend plus le vent qui hurle, il n’entend plus les râles de ceux qui périssent, il n’entend plus ses propres dents claquer. Il entend et il voit : les cris des marchands les jours de marché, toutes les maisons colorées et à pans de bois, la halle et la tour qui se font face, les bruits familiers de la maison basse.

Le froid et l'acier
Le froid et l'acier

Dans le froid. Il ne tremble plus. Il dort. Il rêve. Les virées dans les villages voisins. Les premières amours. Les journées de travail. La sueur sur la chemise. Les cals sur les mains. Le tocsin que l’on sonne. Les recruteurs de l’armée allemande. La destinée annoncée. Le refus. Puis l’acceptation. La famille qu’on embrasse. Les derniers mots qu’on leur dit. Pas en allemand. Pas en français. En alsacien. A côté du soldat, sur le front de l’est. Un frère d’armes vient lui porter secours. Il voit ses lèvres bouger encore. Puis, plus rien.

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7 novembre 2017 2 07 /11 /novembre /2017 19:00

On les avait laissés entrer. A l'issue d'âpres négociations, Riquewihr avait offert sa reddition. Et maintenant, la soldatesque ennemie s'engouffrait en paradant dans une cité dont on avait demandé la vie sauve pour ses habitants. Le claquement de leurs pas, le son de leurs rires et le cliquetis de leurs armures étaient les seuls bruits que l'on entendait. Leur capitaine, un Lorrain haut en taille et en couleurs, pénétra le dernier entre les murs. Aussitôt passé les portes, il en ordonna la fermeture.

Un groupe de notables de la cité s'avança vers le gaillard. Celui-ci était accompagné de vingt hallebardiers, lanciers, lansquenets, armés et goguenards, et aussi assoiffés. La voix du burgvogt ne trembla pas quand il réitéra les conditions de la reddition. Elle ne trembla pas non plus lorsqu'il admonesta le capitaine de respecter la parole donnée. Elle ne trembla toujours pas lorsque, élevant la voix, il s'adressa aux habitants, les assurant qu'aucun mal ne leur serait fait.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

Et, tandis qu'il demandait à l'un des valets présents à ses côtés d'aller quérir quelque morceau de papier pour signifier l'abandon de la cité, sa voix trembla. Car, au bout de la place, il avait aperçu un groupe de lansquenets forcer la porte d'une taverne, et il entendit très distinctement un raffut terrible qui en sortait. Alors, incapable de terminer sa phrase, il vit une masse d'hommes, Lorrains de toutes armes, se précipiter comme un seul homme vers l'origine de l'agitation.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

L'armée ennemie, en quelques minutes, se débanda. Par petits groupes, ils fouillaient les échoppes, retournaient les étals, expulsaient de force les commerçants qui défendaient leurs petits trésors. Devant une telle manifestation, le burgvogt resta interdit. Du regard, il interrogea le capitaine qui fit mine de ne rien comprendre. Quelques habitants se mirent à protester, d'abord d'une voix faible et puis, comme le chahut ne finissait pas, bien plus énergiquement.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

Un homme et une femme traversèrent la place et, devant les yeux aussi inquiets que stupéfaits du burgvogt, exigèrent du capitaine qu'il retint ses hommes. Le capitaine ne sourcilla même pas. Il se retourna simplement vers ceux qui l'entouraient et leur fit un signe de la tête. Aussitôt, une dizaine d'hommes s'approcha du couple et commença à les rouer de coups. Tombés à terre, les deux téméraires perdirent rapidement connaissance. Dans la ville, les enfants commencèrent à pleurer.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

La voix du burgvogt tremblait décidément. Il suppliait maintenant le capitaine qu'on ne fit point de mal aux habitants, il rappelait l'accord passé, puis il promit une somme qu'on verserait en sus. Puisqu'il y a ici tant d'argent que cela, nous nous servirons nous-mêmes, lui répondit le capitaine. Et ce fut comme un signal. Leur appétit de vivres et de vin ayant été satisfaite, les Lorrains ouvraient la porte de chaque maison, et à chaque fois que cela se produisait, de nouveaux cris parvenaient au burgvogt.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

L'argent ne suffisait pas forcément ; il fallait aussi des femmes. L'une d'elles, poursuivie et gravement menacée, préféra se jeter de sa fenêtre plutôt que de laisser se poser sur elle ces mains odieuses. Toute l'après-midi, la cité fut soumise au pillage et aux règlements de compte. Sur la place, le burgvogt était demeuré interdit. Jusqu'au soir, il resta ainsi. Et le lendemain, lorsque la troupe sortit, les soudards rirent de le surprendre misérable, recroquevillé et lamentable.

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