Le thé est sûrement froid. Kate s’approche de la table, mais aucun des hommes ne relève la tête. Prudente, elle recule, déclare à haute voix qu’elle s’en va repriser les chemises de son fils. Sitôt sa femme partie, Arthur renifle bruyamment ; en face, Barney se met à le regarder, mais garde le silence. En bout de table, le visage baissé vers la tasse qui ne fume plus, Lloyd fait la moue. Cette semaine, c’est cent litres qui manquent, et pas une semaine ne passe sans que Barney, au retour de sa tournée, n’avoue à Lloyd : le compte n’y est pas.
Arthur soupire ; Lloyd poursuit. La compagnie a des responsabilités envers ses clients, mais pas seulement cela. Elle doit aussi respecter la loi, et la loi stipule que le lait de toutes les fermes d’Angleterre et du Royaume-Uni doit servir exclusivement à la fabrication d’un seul fromage, et que ledit fromage sera disponible pour la population, en contrepartie des tickets de rationnement distribués en application de ... L’index levé, Lloyd fait la leçon ; ... induite par l’état de guerre auquel nous ont soumis les sept dernières années. Lloyd, tout rouge, lâche un juron.
Tandis qu’il tourne encore la cuillère dans son thé, Barney croit bon devoir détendre l’atmosphère. Il demande à Arthur, sur un air de confidence, si Kate et lui n’auraient pas caché un bébé dans la maison. Ce qui expliquerait le manque de lait ! Personne ne rit, et surtout pas Arthur, dont le fils aîné repose quelque part de l’autre côté de la Manche. Lloyd est désolé. Pour le lait, précise-t-il aussitôt. Il sait qu’Arthur et Kate travaillent dur dans leur exploitation. Qu’à leur manière, ils sont de bons patriotes. Que bien des gens leur doivent de n’avoir pas eu à manger leurs semelles quand la Luftwaffe lâchait ses foutues bombes. Barney acquiesce, consciencieusement, encore honteux de sa plaisanterie.
Lloyd se lève soudainement. D’un coup de tête, il invite Arthur à visiter la ferme. Certains hommes, lorsqu’ils ont un peu de pouvoir, se croient autorisés à faire comme s’ils étaient chez eux alors qu’ils sont chez les autres. Pourtant, Arthur ne proteste pas. Docile, il clôt la marche, descend les marches de son perron, et est encore le dernier à pénétrer dans sa propre étable. Les bêtes placides mugissent comme pour les saluer, tandis que Barney leur tâte l’encolure en ancien garçon de ferme qu’il est. Lloyd, ça se voit, calcule mentalement la production moyenne de chaque vache. Il sue à grosses gouttes.
Y a pas le compte, y a pas le compte, répète Lloyd. Il lance un regard éperdu à Arthur, l’air de lui demander si ce lait, il ne l’a pas bu. Enfin Lloyd pose la question. Arthur n’a pas le cœur à lui mentir ; si Lloyd n’avait pas été là, en quarante, Arthur aurait sûrement été réquisitionné pour travailler dans l’une de ces usines de mort. Payé à la journée pour fabriquer des projectiles en tout genre, destinés à se ficher dans de la chair humaine. Alors Arthur dénie. Lloyd explose, qu’est-ce que t’en as fait, et tes vaches qu’ont l’air de bien se porter ... A l’écart, Barney fait mine de ne pas entendre.
Les trois hommes ressortent de l’étable. De gros nuages noirs ont assombri le ciel, annonçant l’orage d'été qui martèlera bientôt la terre desséchée. Arthur ne dit mot, mais à la direction qu’il prend, Lloyd comprend qu’il veut lui montrer quelque chose. A l’opposé du village, les gorges de Cheddar hérissent le paysage de falaises boisées, au pied desquelles les paysans de la région ont creusé des caves. Arthur s’arrête devant l’une d’elles, ouvre le bras pour inviter Lloyd et Barney à entrer. Les y accueillent, silencieux, une douzaine de fromages.
Certains ont déjà la croûte brunie. Barney, avide, passe la main sur l'un d’entre eux. Lloyd, stupéfait, répète à l’envi : bien, bien, bien … Puis, les trois hommes sortent, laissant derrière eux des fromages interdits, car inutile à l’effort de guerre. Arthur, la larme à l’œil, se désole que la fierté d’hier soit devenue une honte. Il clame qu’aucune rationalité logistique ne saurait rendre au pays son cheddar d’autrefois. Lloyd souffle bruyamment, puis conclut. A la prochaine livraison, il ne veut pas qu’une seule goutte de lait manque.