On les a vus arriver au crépuscule. Ils marchent lentement, les yeux grand ouvert ou bien à demi-clos. Les précédant, des enfants du village courent et crient de joie. Pareils aux anges, ils apportent la bonne nouvelle à Saint-Jean. Des pèlerins, des pèlerins, répètent-ils, et les gens sortent de leurs maisons, commentent l’arrivée inattendue des voyageurs, puis s’animent tout à fait pour qu’au pied de la montagne, aucun pèlerin ne soit laissé sans secours. Il faut faire vite, car le soleil commence de décliner. Les montagnes rosissent.
Elle a suivi ses parents sur le pas de la porte. Elle voudrait courir avec les enfants, et prendre sa part de cette innocence bruyante et accueillante. Son père, cependant, le lui interdirait. Il est de ces hommes que la fortune a choisis, et que les villageois écoutent. Cependant, comme il va lui-même vers les étrangers, elle prend la décision de le suivre. Elle a gardé dans la main un quignon de pain, car c’est l’heure du souper. Mais ce repas a désormais quelque chose de lointain, de futile presque, car la rencontre avec les pèlerins revêt un caractère fantastique.
Les voyageurs se sont arrêtés au milieu de la grande rue. On l’appelle comme cela, non à cause de ses dimensions, mais parce qu’y transitent tout homme, toute bête, toute marchandise, dont la destination finale est le plus souvent une grande localité du nord ou du sud, et rarement Saint-Jean-Pied-de-Port elle-même. Il est donc naturel que les pèlerins suivent la trace de ceux et celles qui, mus par la nécessité économique et non religieuse, viennent ici avant de traverser les monts. Les prêtres de la cité se sont approchés et commencent un chant de prière. Les pèlerins le reprennent avec eux.
Comme d’autres hommes du village, le père a proposé l’hospitalité aux pèlerins. Sur le chemin de sa maison, la jeune fille se tient derrière les hôtes, qui eux-mêmes suivent le père. Aucune parole n’est échangée. Pour cause, l’idiome que parlent ces gens n’est pas le même que celui de ces montagnes. Les gestes et les regards expriment la reconnaissance pour le don simple du pain, de la viande cuite et de la bouillie de légumes. Pour la couche, on dispose un peu de paille fraîche sur le sol de terre battue. On se dit des mots qui restent inconnus, et qui doivent signifier : passez une bonne nuit, ou bien merci.
Tandis que l’âtre flamboie et que les respirations s’apaisent, que les consciences s’évadent vers des mondes qui seront oubliés dès l’aube, la jeune fille demeure éveillée. Son regard scrute son double : une jeune pèlerine de treize, quatorze ans peut-être, à la peau cuivrée et aux cheveux étrangement blonds. La jeune fille essaie de percer le secrets de ces yeux sur elle fixés : les chemins de plaine et ceux de montagne, les forêts sombres et les sous-bois clairs, les villages silencieux et les grouillantes bourgades. Les mots manquent, et le sommeil l’emporte.
Aux côtés de sa mère, la jeune fille prépare un morceau de pain, un autre de fromage et va emplir une outre d’eau. Dans l’aube froide et humide, les voyageurs s’apprêtent à repartir, et les villageois vaquent à leurs activités. Une arrivée est un événement, un départ est le retour à la norme. La jeune fille a tendu son offrande à son double, et désormais son cœur bondit. Tant de fois elle a voulu suivre ces hommes et ces femmes, venus de l’inconnu et y retournant, comme elle a tenté, quelque semaines auparavant de monter aux alpages en compagnie des bergers.
Passé la crête, il est un monde dont elle a entendu parler. Des marchands ont décrit un grand plateau sec, et une route infinie que longe la mer. Des pèlerins s’en revenant pleuraient d’avoir apposé les mains sur le tombeau d’un saint. Lorsque les voyageurs quittent Saint-Jean, la jeune fille les suit, jusqu’aux limites de la ville, puis elle les observe s’éloigner. Ces espérances lui sont proscrites. À peine se console-t-elle de ce que celle qui lui ressemble tant marche à présent vers cet ailleurs qu’elle désire tant. Soudain, l’orage éclate. La montagne la rappelle.