Monseigneur réfléchit. À haute voix, il pense, il argumente, il pèse le pour et puis le contre, il délibère puis se ravise, il s’agace de ce que la meilleure solution se refuse à lui. En dernier recours, il prie, certain que Dieu l’aidera dans pareille épreuve, mais le Très Haut reste muet. Il a sûrement d’autres plaintes à écouter et d’autres problèmes à résoudre. Enfin, Monseigneur se résigne à consulter, une fois encore, les frères de la sainte abbaye de Wihlering.
Dans cette sombre affaire, la lumière proviendra des intelligences conjointes, unies dans le souci de la grâce et de la vérité. Tels sont les mots de Monseigneur qui s’exprime devant les frères. Il rappelle, et alors la douleur s’imprime visiblement sur les traits de son visage, que quelques mois auparavant, le monastère a été la proie d’un incendie, qu’il n’en est presque rien resté, qu’il se souvient que d’aucuns dans cette assemblée ont pleuré amèrement une telle infamie, qu’enfin la coupable a été identifiée, et qu’il s’agit de la dénommée Josefa Maria. C’est une enfant de douze ans.
Dans l’antique salle capitulaire, les palmettes des chapiteaux ne s’agitent plus, sclérosées par l’usure du temps. Une toux, suivie du bruit d’une respiration profonde prouvent à Monseigneur qu’il ne s’adresse pas seulement à des ombres. Sa voix, chargée par la peur que génère le poids de la responsabilité, tremble et monte, parfois, dans des aigus que nul ne lui connaît. Ce n’est pas une grange que l’on a incendiée, mais la maison de Dieu. Les frères n’y pouvaient plus Le louer ni Le glorifier.
Monseigneur marque une pause. L’exposé des faits, par ailleurs connu puisque enduré par tous, n’est pas ce qu’il redoute le plus. Désormais, il leur revient de savoir si la peine qui a été prononcée doit être exécutée le lendemain. Monseigneur sait qu’entre tous les hommes présents, c’est lui seul qui dira si porter le feu au temple divin mérite que l’on subisse, à son tour, le châtiment du bûcher. La question qui se pose est celle du pardon. La question à laquelle ils doivent répondre est celle de l’amour, et donc de la nature de Dieu. Son règne provient-il de la crainte ou de l’amour qu’Il inspire ?
Les deux paumes ouvertes vers le ciel, Monseigneur invite la congrégation à s’exprimer. Dans un ordre tacite et immuable, les frères apportent leurs conseils à Monseigneur. Cependant, celui-ci ne les écoute pas. C’est leur science qui l’afflige. Certes ils savent, mais ils n’aiment pas ; ils argumentent, convainquent probablement, mais ne persuadent pas. Leur théologie est sèche, comme le lit d’une rivière asséchée qui n’emmène nulle part ceux qui l’empruntent. Monseigneur désirait un torrent, mais la source est tarie.
Monseigneur sursaute. Plus aucun frère ne parle, et il sent sur lui les regards attentifs de ceux qui, ayant tout dit, attendent de savoir si leur argumentaire a touché. Il n’en est rien. Tout ce qu’ils ont professé doctement a déjà hanté les nuits de Monseigneur, enlaidi ses rêves et affadi ses mets. Tantôt l’incendie serait l’expression aussi manifeste qu’absurde de la volonté de nier Dieu, laquelle, pour avoir cru l’Homme capable de se mener seul, mérite la mort. Tantôt les flammes criminelles représentent l’occasion de bâtir plus bellement et plus dignement pour Dieu. Enfin, que Maria Josefa soit une enfant doit être pris en considération : ou bien éperdument maligne, elle doit périr, ou bien sa jeunesse appelle à la commisération.
Pendant quelques minutes encore, Monseigneur demeure silencieux. Il tente de prier, mais les mots qu’il récite lui semblent dénués de tout sens. Il songe, et l’idée lui paraît nouvelle, que ce n’est pas tant Dieu que lui, abbé de Wihlering, qui répondra à travers les siècles de la décision qu’il prendra. Le sort de Maria Josefa dépend donc davantage de lui, en tant qu’homme, que de ses convictions théologiques sur la nature de Dieu. Monseigneur sourit, puis congédie les frères. Rien ni personne ne brûlera plus en ces lieux.