Les messieurs faisaient montre d’une infinie politesse. Jamais ils ne se coupaient la parole, jamais ils n’usaient d’une insulte. Les dames étaient pareillement urbaines. Si Florent ne les entendait pas, il aurait pu jurer qu’elles riaient lorsqu’il fallait rire, et qu’elles parlaient avec douceur, en toutes circonstances. Tout l’inverse de ce dont il avait donc l’habitude. Une seule chose faisait mystère pour lui : c’était lorsque les mots, penchés d’étrange façon, décrivaient attitudes et actions. Mais Florent s’en accommodait : ce livre, hormis la Bible, c’était le premier qu’il lisait.
Des cris et des affolements. Une femme hurla pour qu’on lui fît de la place. Des dizaines d’hommes et de femmes s’agitèrent alors, comme des fourmis qu’un événement vient perturber. On fit toute la place possible, et la femme, avec toute la délicatesse que permet la précipitation extrême, jeta sur le sol ce qu’elle avait entre les mains. Sans autre émotion que la panique, la femme retourna à son labeur. Sur le sol gisaient de beaux livres à la reliure rose.
Sur le tas ainsi formé, Florent posa soigneusement la pièce de théâtre qu’il tenait dans les mains. Il commença à regarder les livres, mais sa mère le tança. Le château brûlait. En plein jour, les tours s’étaient allumées comme des torches, et une fumée noire les étouffait maintenant. Belœil, le château du prince, que tous ici appelaient monseigneur, plus par déférence naturelle que par obligation, Belœil ne serait bientôt plus qu’une ruine fumante, le souvenir lamentable d’une histoire séculaire et grandiose. S’il avait fait nuit, au moins le spectacle aurait été grandiose, et bien plus poétique.
Cependant, il faisait jour, et c’était pour cela qu’il y avait tant de monde qui se pressait pour aller y sauver ce qui pouvait l’être. Florent, par exemple, venait là avec ses parents, comme de nombreux autres, pour le marché où il vendait les poissons pêchés dans les rivières environnantes. Son père revint, essoufflé, avec deux statuettes de bronze. Florent en profita alors pour retourner avec lui dans l’édifice en flammes. Les jolies tours d’angle rondes avaient disparu. Le feu était un ogre.
Du grand escalier descendaient en courant des hommes et des femmes qui, à l’aube, avaient installé leurs étals de fromages, leurs paniers de légumes et leurs cages à poule. Un domestique, resté à l’étage, réclamait toujours davantage de bras pour transporter les effets de la famille de Ligne, que la cruauté de l’incendie menaçait. Peu à peu, tableaux, tapisseries et vases étaient sauvés de la destruction ; à chaque fois, c’étaient de grandes richesses qu’aucun de ceux qui les emportait ne pourrait jamais posséder dans sa vie.
Florent trouvait presque comique de voir le château envahi ainsi de paysans, comme si, aux derniers moments du monde, les princes avaient fui les ors et les lustres. La demeure, vidée, paraissait brusquement conquise, cependant que les flammes anéantissaient la tentative de révolution. Florent, évidemment, s’illusionnait. En réalité, hommes de rien et femmes de peu luttaient pour sauver la maison du maître. D’aucuns auraient crié à une soumission héréditaire ; plutôt, il fallait y voir l’atavisme d’une affection particulière pour les princes. Florent retourna dans la bibliothèque. Là, entre les domestiques juchés sur les échelles qui jetaient à bas les ouvrages, deux garçons restaient immobiles.
Plus jeunes que Florent, ils regardaient ce bal d’un genre nouveau. Florent s’approcha deux, et les reconnut. Ils avaient déjà joué ensemble, parfois, aux abords du château lorsque le marché prenait fin. Tous deux étaient les fils du prince. Florent se saisit d’un livre dans la bibliothèque ; il contenait la généalogie et descente de la maison de Ligne. Puis il prit le plus jeune des enfants par la main, et l’aîné les suivit. Ils sortirent du château, dont on entendait certaines parties s’effondrer. Près des bibelots et des trésors, il les confia à des domestiques éplorés.