La mouette tournoyait déjà depuis quelques minutes. Elle se posa enfin sur un rocher, à côté d’un vieux marin à la casquette élimée. Sa vieille cigarette à la bouche, déjà presqu’entièrement consumée, il humait l’air par grandes bouffées et soupirait comme l’âme en peine. Sa maison, à quelques mètres derrière lui, sise sur le port depuis plus de vingt ans, résonnait lugubrement des échos de la famine. Une famine noire.
Il pensait à l’âge d’or. La période bénie. L’époque où, délaissant à jamais son champ, il avait pris racine sur ce bord de mer et échangé son horizon de plaines terreuses contre une ligne bleue immuable. Le temps de la grande pourvoyeuse, la mer qui offrait tout, le poisson, l’argent, le confort des dimanches, les beaux habits sans accroc, et pour toute la famille de beaux baptêmes et de belles communions.
Là, devant lui, le port était vide. Des bateaux, rangés et trop nombreux par une si belle matinée, dont on entendait le clapotement désespéré, comme des amants qui ne pourraient que s’apercevoir sans se toucher. Le marin, la moustache humide des embruns et, peut-être aussi, des anciennes larmes qui avaient pu couler, demeurait seul sur la grève. La mer ne donnait plus. Elle était abandonnée.
Il se revoyait encore, fier mousse puis conquérant capitaine, sur le bateau où, derrière le mât de misaine, il sentait les flots onduler sous ses pieds. Puis il donnait l’ordre de démonter le mât et de faire silence. Le vent comme seul musicien qui sifflait l’air du triomphe futur, tous se taisaient dans une attente fiévreuse. Le filet, couleur bleu océan, se noyait dans les fonds ; deux rames, de chaque côté, pénétraient lentement et délicatement dans l’eau, et l’embarcation pleine d’hommes voguait ainsi comme un prédateur aux aguets.
Le capitaine, alors, commençait de répandre la gueldre puis la rogue était dispersée dans la mer. Commençait alors le spectacle de l’argent rutilant, nageant, sautillant, qui se précipitait sur le filet que les mains, aux calles nombreuses, remontaient alors sèchement. Le bateau s’alourdissait une fois, puis une nouvelle fois, et c’était encore la course pour rentrer au port, la misaine qui se gonflait, le cap maintenu et le regard qui scrutait les concurrents qui se pressaient tout autant.
Le passé était révolu. Pire que tout, il semblait ne jamais devoir revenir. Les conserveries, assaillies par les pêcheurs et gavées de poisson, dormaient aujourd’hui comme le font les morts. Le charbon qui y était entassé se couvrait de poussière d’écume. La sardine ne se laissait plus prendre, elle désertait les côtes meurtrières où l’on déversait son cadavre, où on l’exposait, huilée et génocidée, dans de délicieuses boîtes colorées.
A l’ombre de la tour rougeoyante, construite aux temps anciens pour dérouter les maudits étrangers, Camaret s’affamait. Elle avait tout mangé, tout dévasté, et aujourd’hui, comme la cigale, elle était dépourvue. Tel un ogre aveugle, elle accusait les autres sans considérer sa propre faute. Le vieux marin, lui, commençait à s’assoupir devant la mer éternelle. Personne ne partirait aujourd’hui.