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5 juillet 2022 2 05 /07 /juillet /2022 21:00

La chambre, bien que simplement meublée, est plutôt confortable. En tirant le rideau, Hans peut voir l’aube iriser la mer, et au large, distinguer les côtes de Bjarnø. Du broc de fer blanc, il se verse un filet d’eau glacée sur la tête, qui retombe dans une petite cuvette de faïence. Puis il enfile une chemise blanche, et un veston bleu ciel, un pantalon de toile, des godillots neufs et cirés. A l’aubergiste, il demande la note, assure de l’excellent accueil qu’il a reçu, demande à ce que l’on descende ses bagages pour le soir-même et paie. Sa montre indique neuf heures. Il admet qu’il est encore un peu tôt et s’en va marcher sur le quai du port.

Deux heures passent, à écouter les histoires des marins, lamentations usuelles ou vantardises qui ne le sont pas moins. Hans laisse une oreille traîner en espérant rapporter, comme dans un filet, les prémices d’un conte enfantin. Lorsqu’il atteint la maison Voigt, midi sonne. Christian vient lui ouvrir. Il est élégant et enjoué, comme à son habitude, et presse son hôte d’entrer. Il glisse, avec un sourire appuyé, que Riborg se promène au jardin, qu’elle veut confectionner un bouquet mais qu’elle ne sait pas quelles fleurs choisir. Les fleurs rouges lui plaisent beaucoup, mais elle n’ose se fâcher avec les blanches. Hans se tait ; il est inquiet.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

La mère de Christian et de Riborg se joint à eux pour déjeuner. Leur père, agent royal à Fåborg, se trouve en ville pour régler plusieurs affaires. Depuis que la mère a appris que Hans écrit des poèmes, elle le questionne souvent sur l’inspiration qui le saisit, sur les sources de celle-ci. L’amour, répond Hans, car les mots agissent comme le truchement agit entre deux peuples étrangers, les reliant, les rapprochant. Riborg rougit, et Christian, aussitôt, s’enquiert des fleurs qu’elle a cueillies. Sont-elles rouges, sont-elles blanches, se moque-t-il tendrement, mais la sœur ne répond pas à son frère. Elle regarde ailleurs, à la fenêtre par exemple, car un oiseau vient de passer.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

A la fin du repas, Hans propose de se promener. Christian se lève, guilleret, va vers sa mère pour l’aider, mais celle-ci décline. Après que Riborg se soit préparée, les trois jeunes gens s’enfoncent dans la forêt voisine avant de couper par les champs pour revenir en ville. Dans la rue commerçante, on s’écarte pour les laisser passer. Modeste entre ses amis, Hans attire à lui les regards curieux des habitants. Pour lui, cependant, peu lui importe, et les échoppes lui paraissent propres, et les étals lui semblent rangés. Et tandis qu’il détaille sa vie à la capitale, il imagine ce que celle-ci pourrait être dans ce joli coin de Fionie.

Deux yeux marrons

Parce que Riborg exprime quelque fatigue, Hans et Christian trouvent un banc pour s’y asseoir. Et, profitant que son ami les délaisse pour aller saluer l’une de ses connaissances, Hans tire de sa poche un feuillet plié. Deux yeux marrons, lit-il, qui sont mon cœur et ma maison. Le visage rivé sur son poème, il ne peut voir la réaction de Riborg, dont l’éducation interdit tout soupir. Après la lecture, les deux jeunes gens demeurent muets, alors que leurs cœurs hurlent. Quelques minutes après, Christian revient.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

Fåborg est une toute petite ville, et Christian, Hans et Riborg sont obligés de passer à nouveau par les mêmes rues, devant les mêmes commerces. Ils parlent, certes, mais de rien qui intéresse vraiment Riborg ou Hans. Les pluies récentes, la future rentrée universitaire de Christian, ou encore les publications de Hans à Copenhague sont des mots vains et absurdes quand approche l’heure de la séparation. Hans et Riborg marchent côte à côte, mais ils ne vont pas au même endroit. Au détour d’une rue, les trois jeunes gens s’arrêtent devant une boutique.

Deux yeux marrons
Deux yeux marrons

Un joli garçon en sort, bras de chemise et large sourire. Il s’avance vers Riborg, lui prend les mains, se réjouit de la surprise qu’elle lui fait de le venir visiter. Alors qu’il invite sa future épouse, son beau-frère et leur ami à entrer quelques instants, Hans, poliment, déclare qu’il doit partir. Les adieux sont brefs et respectueux ; l'amour est parfois une potion amère qu’il faut savoir boire sans grimacer. A la réception de l’hôtel, Hans trouve ses bagages, et une voiture le vient chercher presque aussitôt. Deux à trois journées de voyage suffiront pour rallier Copenhague. Quant au temps qu’il faudra pour oublier les yeux désirés, Hans ne le saurait compter.

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24 novembre 2021 3 24 /11 /novembre /2021 21:35

Hans n’ose pas regarder Britt. La maudite se marre, sans gêne aucune, avec des accents mauvais dans ses ahanements. Pourvu qu’elle s’étouffe, à pouffer comme ça, pense Hans. Mais ces choses là n’arrivent jamais. Elles ne doivent pas être souhaitées, donc elles ne s’exaucent jamais. Hans aimerait pourtant qu’à cette règle, il y ait une exception, et si possible aujourd’hui. La Britt n’arrête pourtant pas de rire. Mieux, elle sort la tête par la fenêtre, et interpelle Jonas, un charpentier qu’on voit courir à droite et à gauche ces jours-ci.

Jonas entre et s’installe à la table. Son air goguenard s’efface lorsqu’il remarque que Hans est présent, lui aussi. Celui-ci ne peut pas s’empêcher de penser : et si je n’étais pas là, est-ce que ce serait lui qui se jetterait sur elle ? Ou bien elle, sur lui ? Mais Hans sait bien qu’il n’en serait rien. Ça l’arrangerait, pourtant. Qu’elle se vautre dans le vice, qu’elle se repaisse du péché, comme elle le dit si bien. Elle ne fait que reprendre les mots du pasteur, cette idiote. Non, vraiment, elle ne ferait rien, hormis lui servir un grand godet de bière fraîche, comme elle s’y emploie actuellement.

Mariage forcé
Mariage forcé

Britt lui demande ce que cela lui fait d’être Danois. Jonas ouvre de grands yeux, bégaie qu’il l’était déjà, Danois, et de père en fils, que ça remonte à, attends, mais Britt lui coupe le sifflet. Décidément, songe Hans, le bon Dieu a bien fait les choses, que de permettre à chacun de s’employer selon ses capacités. Jonas est un rustre, et Britt en est mortifiée. La voilà obligée de détailler les dernières actualités politiques que, d’ailleurs, elle comprend à grand peine. Tout en parlant, elle lance de noirs regards vers son époux, qui ricane de temps en temps. C’est là pure mesquinerie ; Britt ne s’en sort pas si mal.

Mariage forcé
Mariage forcé

Elle prend des airs d’institutrice. Dans sa blouse de paysanne, cela revêt un caractère presque comique. À un Jonas ahuri, Britt détaille ce qui suit. À l’issue du plébiscite du Schleswig, plusieurs villes, dont Tønder, ont choisi de demeurer allemandes. Mais, à la fin de la dernière guerre, la cité a été annexée par le Danemark, en dépit du souhait majoritaire des habitants. Sur ces mots, Britt jette à Hans un sourire et un regard narquois, comme si la décision politique représentait, pour elle, une victoire personnelle.

Mariage forcé

Jonas regarde Hans et Britt tour à tour. Ses grands yeux expriment un mélange de désarroi et de circonspection. Hans se demande si le charpentier a soudainement compris ou s’il est définitivement perdu. Tout à coup, Jonas se redresse et, l’air affligé, demande à Hans comment ce dernier compte s’y prendre pour voir Tania. Hans baisse la tête et se pince les lèvres. Avec Tania, il est en affaires, bien sûr, mais leur commerce a aussi pour nom adultère. Autrefois, quatre lieues les séparaient ; désormais c’est la frontière.

Mariage forcé
Mariage forcé

Britt a violemment rougi, et elle tourne désormais le dos aux deux hommes, en faisant mine d’inventorier le contenu de ses placards. Jonas se lève, il s’excuse, c’est sa femme, elle va le disputer s’il rentre tard, en plus de ça, il va sentir la bière … Hans le congédie d’un revers de la main. L’idiot a de l’instinct, pour sûr, mais il n’a aucune délicatesse. Jonas bafouille encore des salutations, et file dans la grande rue. La tête dans les mains, Hans murmure qu’il aurait voulu rester Allemand.

Mariage forcé
Mariage forcé

La porte est toujours ouverte. Britt s’est retournée vers Hans, ses yeux rougis contrastant avec la pâleur de sa peau. Seulement, Hans ne la regarde pas. Qu’est-ce qui l’empêcherait, sous prétexte d’aller vendre quelques choux, de traverser la frontière et de retrouver Tania ? Hans en est certain : nul ne s’opposerait à son départ, soit par indifférence, soit parce que, comme lui, d’aucuns refusent cette patrie qu’on leur impose. D’un coup, Hans se lève ; mais Britt a bondi, elle aussi, et elle claque la porte. Hans a un sourire mauvais. Tout ce qu’il veut, c’est un peu de bière fraîche.

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14 mai 2021 5 14 /05 /mai /2021 18:00

Merde, ils l’ont pas loupé. Et la prochaine fois, ce sera pire, a prévenu Hendrik, on te brisera les côtes et on te cassera un bras ou une jambe. Harald en est quitte pour une dent cassée, et une autre qui bleuit à vue d’œil. Ça lui fait un mal de chien quand il y touche et, pour sûr, il dégustera lorsqu’il mangera un morceau. Bon, pour l’heure, ce n’est pas le plus inquiétant. Les parents prendront rendez-vous chez le dentiste, et ça ira mieux. Maintenant, il faut s’occuper de cette fichue mobylette.

Avec un peu de glace et beaucoup de coton déniché dans la pharmacie familiale, Harald est parvenu à arrêter le saignement gingival. Hendrick a prévenu : demain, même heure, avec la mob. Harald se demande si Hendrick sait qu’il ne reverra pas son engin. La MBK bleue a été vendue pour pièces à Lars, le garagiste du port. Voilà ce que c’est de rouler n’importe comment pour impressionner les filles, et surtout Ånne. Harald a perdu le contrôle de la mobylette et, avant que celle-ci ne s’écrase contre le mur d’un immeuble, a réussi à sauter de la machine en marche. Au moins, Ånne a ri.

Ambiance soixante-quatorze
Ambiance soixante-quatorze

Sur le coup, Harald aurait bien ri, lui aussi, s’il n’avait pas aussitôt songé que c’était la bécane d’Hendrick qui venait de s’encastrer sévère. Hendrick avait accepté de la lui prêter, ou plutôt de la lui louer, pour quelques couronnes, en souvenir de la bonne amitié qu’avaient entretenue Hendrick et Edvard, le frère d’Harald. Son frère : Harald pense à aller le trouver pour se faire dépanner. Edvard a un bon boulot au port, où il gère les arrivées et les départs de marchandises. Edvard possède aussi un joli petit appart, où Harald vient crécher de temps en temps, lorsque le père gueule qu’il en a marre de toutes ses conneries. Edvard voudra bien l’aider.

Ambiance soixante-quatorze
Ambiance soixante-quatorze

Pour sûr, il demandera combien qu’tu veux, et combien qu’il t’faut. Il fera aussi la leçon, Edvard, il dira mais bon Dieu, qu’est-ce que t’as dans le crâne, Harald, et toute cette histoire pour plaire à une fille, il dira tout ça dans son beau costume, avec son gros salaire et sa voiture neuve. C’est décidé, il n’ira rien demander à Edvard. Aux parents non plus d’ailleurs. Ils n’roulent pas sur l’or, et se désespèrent de voir Harald aller de combines en combines. Dix-sept ans, qu’il a, et il ne veut toujours pas être sérieux.

Ambiance soixante-quatorze
Ambiance soixante-quatorze

Dans le quartier, Hendrick a la réputation d’être un dur. Si Harald ne le rembourse pas, il aura des ennuis, à n’en pas douter. De toute évidence, personne dans son entourage n’a une telle somme à lui avancer. Et pour ce qui est d’un salaire honnête, quel travail permet de s’acheter une mobylette par jour ? Certainement pas le genre de poste offert à n’importe quel étudiant se présentant sans diplômes ni recommandations. L’argent, il faut le prendre là où il est. Harald réfléchit aux différentes possibilités.

Ambiance soixante-quatorze
Ambiance soixante-quatorze

Harald traîne ses mauvaises idées dans le quartier. Aarhus regorge de petits commerces dont les tiroirs-caisses regorgent probablement de liquide. La librairie tenue par monsieur Efberg ne retient pas l’attention du jeune homme. Il en est un client régulier, surtout pour feuilleter, derrière le rideau du fond, les revues érotiques. Lars, le boucher, sait jouer de la feuille et du hachoir. Quant à Jytte, l’épicière, paraît qu’elle a dormi quelques années en prison. Harald en a peur. Il ne reste que Morten, le coiffeur du faubourg.

Ambiance soixante-quatorze
Ambiance soixante-quatorze

Harald retourne chez lui, y prend la cagoule qu’il garde dans l’un de ses tiroirs, et l’un des couteaux de cuisine de sa mère. Dans la rue, il garde les mains dans les poches, serrant les objets du futur délit. À mesure qu’il approche du salon, ses mains tremblent de plus en plus fort. Une vive douleur le saisit soudain. Merde, le v’là qui s’est coupé. Il s’arrête à côté d’un feu tricolore, compresse son pouce gauche avec l’autre main pour arrêter le saignement. Une voiture s’arrête alors à côté de lui : c’est la police. Harald panique, puis se détend aussitôt. À l’arrière est assis Hendrick, la tête basse. La mob, il n’en aura pas l’utilité en prison.

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19 février 2021 5 19 /02 /février /2021 19:00

Depuis qu’il travaillait à Rome, Copenhague lui faisait l’effet d’être comme son Islande natale : une terre froide et éloignée des arts et des hommes qui les pratiquaient. A la réflexion, il savait que ce jugement était sévère, car la capitale danoise n’était pas aussi dépouillée que sa lointaine île du nord, et de nombreux projets avaient récemment abouti. L’un d’eux, justement, avait requis le concours de Thorvaldsen, qui devait revenir à Copenhague pour régler quelque détail.

Durant les guerres qui avaient secoué l’Europe, Copenhague avait été bombardée par les navires anglais. Cette politique de la terre brûlée – on devait l’appeler ainsi, puisqu’il s’agissait, ni plus ni moins, d’empêcher les forces navales danoises de rejoindre les Français – avait fait de nombreuses victimes, parmi lesquelles la cathédrale, de laquelle on avait confié la reconstruction à un architecte du nom d’Hansen. Thorvaldsen, lui, avait été chargé des sculptures.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Sitôt débarqué sur le quai, Thorvaldsen rejoignit le chantier. Il n’avait jamais vu Hansen et, pourtant, il le reconnut aussitôt. Ce vieillard, pelotonnée dans une chaude pelisse, était entouré de toutes les attentions par un groupe d’assistants et de contremaîtres. Ceux-ci lui présentaient des plans, murmuraient à son oreille les solutions qui convenaient à tel problème, et lui branlait de la tête en guise d’acquiescement. Il parlait peu, et si faiblement qu’on ne pouvait guère l’entendre dans le tumulte du labeur des hommes. Il paraissait, ce fut l’impression de Thorvaldsen, écrasé par l’œuvre qu’il tâchait de parfaire.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Thorvaldsen se présenta. Aussitôt les regards se portèrent sur lui, tous alourdis d’un mépris non dissimulé. Tout sculpteur qu’il était, Thorvaldsen était ici dans l’antre d’un maître qui, supposément, le dépassait par la nature même de l’art qu’il pratiquait. La cordialité initiale se déchira tout à fait lorsque l’un des assistants de Hansen fit la remarque que la taille exagérée des statues posait un sérieux problème quant à leur exposition dans le temple. Un autre suggéra de les en exclure, lançant ainsi l’anathème contre ces créatures de pierre venues de Rome.

La hiérarchie des arts

Thorvaldsen éclata. Un à un, les yeux dans les yeux, il prit à témoin les assistants et les contremaîtres, leur assura n’être pas accouru d’Italie pour subir un tel outrage. Il n’avait pas modelé ces statues pour leur plaisir à eux, mais pour la grandeur de la foi et, osa-t-il, pour celle de l’art. Elles méritaient mieux, selon lui, que les niches que Hansen leur avait destiné, dans lesquelles, pareilles à des bibelots dans quelque vulgaire bicoque, elles n’auraient pas été regardées.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

De la même manière qu’entre eux, ils se montraient acerbes et obséquieux à la fois, ils n’osèrent pas le contredire. Il continua donc et affirma que son art, la sculpture, égalait au moins l’architecture, car, comme cette dernière, il occupait l’espace dans toutes les directions. Les alcôves ridicules auraient empêché qu’un homme ou qu’une femme les admira en privant fatalement le regard d’une dimension du travail du sculpteur. Et ceux que les sculptures donnaient à voir n’étaient pas simplement des hommes : ils étaient des prophètes, et les cacher aurait relevé du sacrilège. Dans le temple, le mot résonna puissamment, et fit taire jusqu’au moindre outil.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Thorvaldsen, peu à peu, se calma. Comme personne ne reprenait la parole, il ajouta, pour assurer sa victoire, que les statues pouvaient fort bien être plus grandes que le temple lui-même, car ceux qu’elles représentaient précédaient le temple, et non l’inverse. Les assistants demeuraient tétanisés par le tour de force de Thorvaldsen qui, d’artiste indélicat, venait de passer au statut de champion des arts. Ils ne regardaient plus le vieil Hansen. Celui-ci se contenta d’approcher de Thorvaldsen et d’acquiescer silencieusement. On ne faisait pas la guerre dans une église. Une bataille venait pourtant de s’y dérouler.

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23 juillet 2018 1 23 /07 /juillet /2018 18:00

Depuis trois jours, le capitaine de vaisseau Werner Heinrich frappait à toutes les portes. Il avait même été admis dans le salon du capitaine du port, où il avait plaidé sa cause. Hélas, ses entreprises n’avaient pas connu le succès et, dès lors, le capitaine de vaisseau Werner Heinrich était condamné. Tout l’hiver, ils auraient à rester ici, lui et son équipage, à Copenhague, et même plus précisément à Christianhavn où, lui avait dit le capitaine du port, nombre de leurs compatriotes vivaient alors.

C’est à Riga que Werner Heinrich et son équipage avaient pris du retard. A la suite d’un coup de vent dont la violence ne connaissait pas d’égale dans la mémoire des locaux, la mature avait cédé. Par chance, on avait pu réparer rapidement mais le travail, cependant, avait pris du temps. Et les semaines perdues ne furent jamais rattrapées. Ils avaient donc fait escale dans le détroit du Sund, pensant repartir pour Londres aussitôt que les vivres empliraient leurs cales de nouveau. L’hiver était alors arrivé.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Très vite, Werner Heinrich décida de vendre l’ensemble de sa cargaison. Cela lui évitait de la perdre tout à fait, en raison de l’humidité que les mois froids apportent et, surtout, celui lui offrait le moyen de payer ses hommes. En effet, ces derniers, tant qu’ils n’étaient pas retournés dans leurs foyers, étaient supposés liés par contrat au capitaine de navire. Le chanvre de Livonie, le bois de Courlande et l’ambre de la Baltique trouvèrent donc rapidement preneurs.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

La période était difficile pour les matelots. Après le printemps et l’été, ils devaient passer une nouvelle saison loin de chez eux. Avec un peu de chance, se disaient-ils, ils renteraient en mars. Ils devraient alors aussitôt se préparer à repartir. Quelques-uns allèrent noyer leurs mélancolies dans les maisons copenhaguoises, où d’immenses Danois jugeaient d’un bon œil les espèces sonnantes quand leurs mains s’apprêtaient à frapper ces Allemands si, d’aventure, ils faisaient quelque farce méchante.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Le capitaine du port n’avait pas menti. A Christianhavn, l’équipage du bateau retrouva de nombreux Allemands, comme eux, immigrés aussi, constituant, dans une lointaine patrie, une petite communauté que rassemblait la nostalgie du pays. Si les Allemands de Christianhavn étaient surtout de Westphalie, Werner Heinrich et ses hommes venaient, eux, de Silésie. Émigrés à Londres en qualité d’artisans verriers, ils étaient quelques-uns, comme lui et ses compagnons, à avoir tourné le dos à la chaleur de la silice et à lui avoir préféré la rigueur des vents nordiques.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Les jours passèrent lentement dans le quartier jadis construit par et pour les Hollandais. Au début, Werner Heinrich avait cru les Allemands isolés dans ce port frémissant. En réalité, les contacts étaient nombreux avec ceux qui peuplaient la cité : Danois, bien-sûr, mais aussi Hollandais, Anglais, Suédois, Français, et même Russes. Werner Heinrich retrouvait là l’ambiance qu’il connaissait, à Londres et qu’il avait connue aussi dans d’autres ports : Bordeaux, Amsterdam, Hambourg. Grâce aux rudiments d’anglais qu’il avait appris, il se rapprocha de ceux qu’il croisait, se remémorant par-là les atmosphères londoniennes où sa femme et ses trois enfants vivotaient.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Décembre puis janvier passèrent. Février fut terrible, car les glaces prirent le port, comme les Suédois l’avaient fait quelques années auparavant. Le jeune Thorsten annonça aussi à Werner Heinrich qu’il ne repartirait pas avec lui. Il avait rencontré une jeune Danoise et les parents de celle-ci lui avaient fait une place dans leur épicerie. Mars vint et la glace commença de fondre. On chargea les cales de toutes sortes de marchandises et on se tint prêt. Werner Heinrich n’aspirait plus qu’à quitter le détroit.

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26 septembre 2017 2 26 /09 /septembre /2017 18:00

Sur la longue table de bois clair étaient alignées les bières. Brunes ou blondes, dans leurs choppes, elles pétillaient de patience, coiffées d’une mousse qui, d’un instant à l’autre, serait dégustée. Autour de ladite table, assis dans des chaises à trois pieds d’un confort remarquable, des corps jeunes, des visages enjoués, des sourires francs et des regards enjôleurs : la semaine était terminée, les étudiants sortaient donc pour la fêter.

Cependant les historiens ne purent s’empêcher de rappeler les faits suivants : le port avait été creusé par des prisonniers suédois. Il faudrait donc boire à leur santé, ou plutôt à leur repos, puisque les malheureux avaient depuis longtemps péri. Aux yeux étonnés, ils répondirent que Danois et Suédois entretenaient une haine fraternelle. En échange du bombardement subi, les Danois avaient donc employé leurs prisonniers à une tâche noble aussi bien que mortelle. Satisfaits de leur récit, ils saisirent leurs chopines.

Aux études
Aux études

Les géographes, alors, s’en mêlèrent. Lunettes rondes et vestes kaki, ils étaient les explorateurs consciencieux du monde. Ils soulignèrent la position tout à la fois centrale et clivante du nouveau port dans la capitale : à la fois trait d’union et bassin de séparation. Quasi au centre de la vieille ville, il accueillait la mer au cœur de l’urbain, comme le sang de ce grand corps danois bordé par les eaux, irrigué par elles. Par leurs mots, ils enchantaient la topographie qu’on pensait éternelle.

Aux études
Aux études

Ce cours de rattrapage n’avait pas eu l’heur de plaire aux étudiants de droit. Bien plus, ceux-ci s’inquiétaient des dispositions légales dont pouvaient se prémunir les tenanciers de l’établissement. Les tables et les chaises mordaient largement dans l’espace public : quelque usager de la voie, mécontent de s’en voir retirer la jouissance, pourrait bien formaliser son aigreur en un feuillet de plainte. Une tape dans le dos et de grands rires les ramena à la raison : nul ne viendrait se plaindre du bonheur de ces jeunes filles et de ces beaux garçons.

Aux études
Aux études

Les artistes en herbe renchérirent : le bonheur, dans un tel lieu, était chose accessible. Les philosophes tâchèrent de disserter sur cette étrange notion mais on les pria de se taire : leur tour était le suivant. Architectes et peintres reprirent : Nyhavn mariait joliment l’homogénéité à la pluralité. Chaque maison, penchée sur les eaux, ressemblait à sa voisine et pourtant s’en démarquait qui par la couleur de sa façade, qui par un détail que les habitués seuls remarquaient d’une simple œillade.

Aux études
Aux études

La tirade terminée, les philosophes s’emparèrent du débat. Mais bientôt ils se disputèrent entre eux, invoquant chacun son champion, n’écoutant plus que ses idées propres et sa passion. On se tourna alors vers les mathématiciens qui, dans un concile secret, calculaient à tout va. Sur un ticket de caisse ils prenaient des mesures, établissant à coups de chiffres la capacité d’accueil de Nyhavn. Mais sa capacité, les reprit-on, résidait dans le nombre de chaises et de tables à leur disposition.

Aux études
Aux études

La bière tiédissait mais tous les groupes souhaitaient laïusser. Les sociologues louaient la mixité des touristes et des habitants, les littéraires évoquaient le souvenir d’Andersen qui avait ouvert ses fenêtres sur ce port durant vingt ans. Une clameur, une rébellion : on leva soudain les verres pour honorer la boisson. Avant cela il fallut encore trinquer, et donc encore se disputer. Et si chacun avait défendu son art, c’est aux études, évidemment, qu’on accepta de porter ce docte égard.

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9 octobre 2016 7 09 /10 /octobre /2016 18:00

 

Seul, au bord du canal, un homme se tient assis. Sur le banc, nul ne le vient déranger, pas même les quelques oiseaux qui cherchent leur pitance. Il est architecte. Dans son domaine, il passe même pour brillant. D’autant qu’il s’en souvienne, il a toujours désiré bâtir des monuments. L’architecture est un art contraignant : elle s’impose aux hommes, elle leur montre qu’ils ont ou n’ont pas le pouvoir.

Dans la ville, personne ne peut probablement dire autant que cet homme : j’ai construit cette capitale. Dans ses années de jeunesse, grisé par ses succès, glorifié par son renom, il lui est arrivé de se vanter et de signaler, par des anecdotes savantes, combien grand était son talent. Mais le temps a passé. Aujourd’hui, on ne l’écoute plus guère, ou bien par obligation. Nul ne l’invite plus en son salon. Il est seul.

La solitude du lauréat
La solitude du lauréat

 

Il vient souvent au bord du canal. Cela le détend. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est ici qu’il se sent le plus détaché de la vie palpitante de la ville. Tout jeune, déjà, il était attiré par Copenhague. Tout le monde l’était dans son Jutland natal. Admis à l’académie, il y a poursuivi ses études. Repéré pour ses esquisses, son trait fin et précis, sa culture, ses idées aussi sûrement conservatrices que concises, il avait trouvé un maître à la hauteur de ses ambitions. Ce maître était maintenant mort.

La solitude du lauréat
La solitude du lauréat

 

Des embarcations naviguaient calmement devant lui. Certaines des passagères lui adressaient des signes, auxquels il répondait par politesse et, un peu malgré lui, avec mollesse. Les jeunes gens profitaient du dimanche pour s’esbaudir. Lui-même avait goûté aux joies fugaces des après-midi de romance où, avec une sienne amie désormais partie, ils ramaient doucement et laissaient les clapotis de l’eau commencer une symphonie délicate, écrin sonore de leurs baisers.

La solitude du lauréat
La solitude du lauréat

 

Cela datait d’avant son départ pour l’Italie. Les églises, les palais et les villes qu’il avait admirés dans les livres, il les avait parcourus avec avidité. De ce voyage, qui avait duré plusieurs mois, il avait rapporté des carnets entiers de croquis qui aujourd’hui moisissaient probablement dans les tréfonds de son grenier. A son retour, il avait gagné le concours de sa vie : il avait gagné le droit à la postérité. Mais jamais il n’avait entendu qu’un tel gain signifiait un isolement de plus en plus complet.

La solitude du lauréat
La solitude du lauréat

 

Il s’agissait alors de donner au roi un nouveau palais. Lui, le fils de commerçant, était appelé auprès de la couronne. Insatisfait et incertain, il reçut pourtant l’approbation de son souverain qui lui commanda par la suite des jardins. A cette époque son orgueil était grand, sauf en présence de plus grand que lui, et il s’attira les inimitiés inévitables et inhérentes au succès. Mais cela n’était plus d’actualité désormais : on ne le demandait plus. Pis parfois, on ne le reconnaissait plus.

La solitude du lauréat
La solitude du lauréat

 

Lentement, il se leva de son banc et se décida à faire le tour de l’île au château. Son œuvre le contraignait aujourd’hui. Il se souvenait des premiers croquis, des grandes inspirations. Sans cesse il avait changé les plans, agaçant la population, irritant la critique. A tous, il donnait raison. Pourtant, il savait qu’il n’avait jamais cédé à la facilité et qu’il avait toujours voulu résister aux retournements hasardeux de situation. Mais, en ce jour, rien ne comptait plus. Ni son nom, ni son œuvre, ni son intelligence ou son imagination. Définitivement, il était seul.

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23 juillet 2015 4 23 /07 /juillet /2015 18:00

La servante se hâtait. Dans le plateau qu’elle tenait à bout de bras, les tasses et les coupoles se heurtaient, produisant des sons aigus qui l’alarmaient. C’est que la maison ne tolérait aucun retard. Les joues rouges et le souffle court, elle arriva devant le cabinet et, experte en la matière, libéra sa main droite pour frapper deux coups secs. Elle crut entendre une invitation, et entra.

Immobile, il a vu la servante déposer le plateau. Elle lui a lancé un regard mi-rassurant mi-inquiet, puis est sortie. Lui demeure assis, les oreilles droites. Il ne bouge pas. Le maître est penché sur son bureau, et il écrit. Derrière la fenêtre il entend le premier chant du coq. Son flair ne le trompe pas : du thé et quelques tranches de pain sont au menu de ce matin. Attentif, il va vers la main qui lui tend à manger. Un grognement rassure le maître, qui continue de travailler.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Elle n’a pas encore vu son mari de toute la matinée. Elle le sait tourmenté par les affaires du nord, car le Suédois, de l’autre côté du détroit, n’est pas homme à se contenter des humiliations du Danois. Quand elle pénètre dans la pièce, il lève à peine la tête. Il trouve le temps de lui sourire, et de quérir de ses nouvelles. Il bafouille quelques mots, s’excuse des tâches qu’il a encore à accomplir. Elle reste quelques instants sans rien dire, puis s’en va dehors.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Ils jouent enfin. Sur les ultimes et antiques maximes du précepteur, ils peuvent à leur guise envahir les jardins. Les gardes veillent sur eux. Quand vient leur père, ils l’assaillent de baisers et de rires. Lui-même semble oublier les bruits de la guerre et les maudits traités. Malgré son habit, le voilà qui court, et qui chasse ses enfants par ses joyeux hurlements.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Il cherche, le visage enfiévré, celui à qui il faut plaire. Depuis hier, il a terminé le tableau que le roi lui a commandé. Il l’a représenté le port altier, en habit noir sur fond de rideaux rouges. Il a particulièrement insisté sur les tissus, car le roi est amateur des maîtres hollandais. Aujourd’hui, le souverain est introuvable, et il craint déjà que ce ne soit signe de disgrâce. Sortant dans le jardin, il aperçoit le roi devenu père ; et l’ayant vu il le trouve, et annonce la nouvelle. Un sourire le rassure.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

La pendule sonne l’heure. Tous sont déjà présents, et certains même s’impatientent. C’est que certains sont ducs, que dans leurs veines coule ce sang sans nul autre pareil. Les bottes royales frappent bientôt le parquet, et l’air martial dissuade aussitôt qui voudrait faire remarquer l’interminable délai. Debout, comme en campagne, ils discutent des affaires : bataillant, argumentant, convainquant : rien n’échappe à la vigilance de ces maîtres de la terre.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Il rentre en ses appartements. Le dîner a été rapide, une fois n’est pas coutume. Il est épuisé de cette journée, et son esprit erre sans penser, pour quelques instants. Il s’est débarrassé de ses habits soyeux et de ses bijoux d’or. Seul, il n’est qu’un homme, lui que tantôt on appelait sire et qu’on servait avec les honneurs. Il n’est qu’un homme en sa demeure, qui n’a de plus qu’un nom, Rosenborg, et puis, s’amuse-t-il, que quelques ornements.

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9 janvier 2014 4 09 /01 /janvier /2014 19:00

Elle est là toute la journée. Guettant. Elle guette les navires qui vont et viennent jusque dans le port. Eux dédaignent la Scanie qui les appelle pourtant. L’île est plus accueillante, notamment grâce à sa présence. Elle guette aussi les flots, calmes d’habitude, que rien ne vient déranger. Délicatement, ils caressent son rocher, et elle semble du regard les dompter.

Son visage parait triste. Ses mains abandonnées le long du corps tiennent une étoffe incertaine tandis que ses jambes repliées se souviennent à peine de l’eau qui ruisselle encore sur son corps. Elle peine à sourire à ceux qui l’observent, tout le jour durant, scrutant ses traits fixes et ses yeux dans le vague. La sirène ne chante plus. Elle peut attirer sans cela.

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Il veille sur elle, du haut de sa stature immense. Répondit-il à l’appel envoûtant que les marins redoutent tant ? A ce sujet, l’histoire est muette. Mais, plein de baraquements aussi hauts en couleurs que plein de soldats entrainés, le fortin veille, somnolant dans l’après-midi pluvieuse. Les canons pointent toujours dans la direction de la mer. L’ennemi ne viendra pas. Les canons pointent toujours.

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Le crépi ocre des maisons ne s’usent pas sous la pluie. La timide éclaircie rajeunit les teintes, et tout semble s’embraser, derrière les fenêtres, comme aux temps où les marins débarquaient et y prenaient quartier. La toiture, très basse, veut toucher le sol. Elle n’y parvient pas, laissant les pavés du trottoir seuls, délaissés même par les pas des promeneurs égarés, comme une marque sacrée à respecter.

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Les rues s’enfuient vers le palais. Le pluriel serait de mise, lui qui multiplie les grandeurs par deux puis par quatre, organisant son heureux calcul autour du cheval de bronze, montre du pouvoir. Amalienborg répond au marbre sis derrière, la coupole dorée de vert aux saints peints dans les tons de la grâce. Car le dôme coiffe la royauté, discrète à l’ordinaire mais orgueilleuse dans ses atours.

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Les yeux fermés, le tournis ne prend pas. Seul demeure le sentiment d’être perdu, et de ne plus retrouver la porte qui se trouvera heureusement ouverte. Les façades, solennelles et classiques, sont comme des miroirs, l’une imitant les colonnes de l’autre. Même les gardes marchent au même pas, agitant leurs bas bleus et leurs toques velues sous des fenêtres opaques et impassibles.

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Tableaux accrochés au mur, parquet ciré de frais, stucs savamment entretenus. La maison royale danoise souffle le chaud et le froid, jouant des températures, glaçant ses extérieurs et réchauffant ses intérieurs. Loin de ces habitudes confortables, elle reste là, toute la journée, la petite sirène, muette à jamais, sur ce rocher si loin, si loin des hommes et si loin des eaux.

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