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14 décembre 2018 5 14 /12 /décembre /2018 19:00

Au centre était l’architecte, et autour de lui s’agitaient tous les autres : des nonnes, des évêques, des historiens, des historiens de l’art, d’autres architectes, parfois de papier, des universitaires aux spécialités absconses, des personnalités politiques d’influence locale, régionale et même nationale, et de simples citoyens intéressés par le débat. La lumière était braquée sur l’architecte, qui gardait le silence. Dans la salle, les questions continuaient de fuser.

 

Pour ce débat, on avait convoqué les plus grandes sommités, chacune en leur domaine, et on les installa confortablement, dans des chaises dont on applaudissait encore le design audacieux, face à l’architecte qui continuait de se taire. Sans doute réfléchit-il, proposa l’animateur du débat, que ce silence inquiétait cependant, car il fallait que l’architecte parlât, qu’il argumentât, qu’il expliquât enfin au public et au monde qui le regardait les raisons de ses choix.

Du caractère sacré
Du caractère sacré

Puisque le monument dont il était question était une chapelle, toutes les questions et toutes les réponses tournaient autour du même thème : la définition du caractère sacré. Et chacun, du sommet de sa spécialité, à force d’avoir manipulé intellectuellement ce concept durant de nombreuses années, chacun, donc, tenait à faire savoir à l’assemblée de doctes à quelles conclusions il était parvenu. Naturellement, ces conclusions n’appelaient pas de débat. Le débat concernait uniquement les choix de l’architecte.

Du caractère sacré
Du caractère sacré

La dimension sacrée, dans le cas de la chapelle Notre-Dame-du-Haut, dans le village haut-saônois de Ronchamp, revêtait trois dimensions. Il y avait d’abord le lieu, chargé par essence d’une spiritualité qu’on ne pouvait nier, à moins d’être le plus insensible des agnostiques. Il y avait ensuite la nature : elle enveloppait ce lieu, isolé sur sa colline, et renvoyait aux origines de l’humanité et aux divinités telluriques. Il y avait, enfin, la figure tutélaire de l’architecte précédent, icône intouchable à l’accent suisse et dont le travail ne pouvait être remis en cause.

Du caractère sacré
Du caractère sacré

Ce qu’on reprochait à l’architecte, c’était son audace. Que l’on bouleverse la nature, soit. Qu’on ne dessine rien qui ressemble à un temple, c’était entendu, puisque la chapelle était déjà bâtie. Non, la querelle portait décidément sur l’injure faite au grand créateur, au génie, à celui qui avait pressenti le grand courant du siècle. La chapelle se suffit à elle-même, s’exclama une architecte. Limpide, direct, définitif : le verdict était alors rendu.

Du caractère sacré
Du caractère sacré

L’architecte continuait de se taire. Il encaissait les coups et écoutait avec attention chaque mot qui lui parvenait. Il entendait les critiques, il les comprenait. Il remit ses choix en question. Se promit de revenir sur la colline, de marcher en ce lieu pour en ressentir les énergies que tous, ici, lors du débat, décrivaient. Il réfléchissait et dessinait, déjà, en esprit pour le moment, les plans qu’il conceptualisait, cependant que la tempête des mots rudes tourbillonnait toujours autour de lui.

Du caractère sacré
Du caractère sacré

L’architecte pensait maintenant que son empreinte à lui devrait être la plus discrète possible. Il fallait, pour que le projet fut accepté, que l’on ne vît même pas son œuvre, qu’on ne la soupçonnât pas et que, cependant, pour ceux qui accepteraient qu’il laissât sa trace sur la colline sacrée de Ronchamp, cette œuvre respectât les vœux de son illustre prédécesseur. Il fallait un lieu de prière et un lieu de paix. Tandis que le débat s’éternisait, l’architecte se dit que, finalement, cette colline pourrait bien lui apporter une joie intérieure.

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17 juin 2018 7 17 /06 /juin /2018 18:00

Le vieil homme avait l’impression de vivre depuis des siècles. Sa barbe rousse avait blanchi et les quelques cheveux, clairsemés, sur son crâne, demeuraient solitaires depuis très longtemps. Ses mains arthritiques et ankylosées luttaient pour effectuer les mouvements les plus simples. Quant à son corps, il fonctionnait toujours, malgré la fatigue accumulée durant toutes ces années, malgré toutes les peines qu’une vie apporte inévitablement, malgré toutes les amitiés et toutes les amours que l’on célèbre, joyeusement.

Son enfance, il l’avait oubliée. De ses années de jeunesse, il conservait un souvenir ténu, fragile, flou parfois, d’où les visages des compagnons surgissaient parfois comme des spectres amicaux. Il avait beaucoup voyagé, parcourant le monde autant qu’on peut le parcourir, tour à tour le conquérant puis s’en échappant. Jamais il n’était retourné sur son île natale. Sa vie d’homme s’était accomplie ailleurs.

La brume des années
La brume des années

Il revenait maintenant sur les terres où il avait si longtemps travaillé. On lui avait conseillé les eaux de la région, réputées miraculeuses pour les douleurs corporelles. Il avait fait le long voyage depuis l’Italie où, dans une plaine qui borde les montagnes, il vivait, lui semblait-il, depuis plus de dix siècles. La première fois qu’il était venu, c’étaient aussi les eaux qui l’avaient attiré. A l’époque rien n’existait : que la forêt, majestueuse et toute-puissante, et les sources, déjà connues des anciens.

La brume des années
La brume des années

Les jours, en ces temps-là, se levaient avec le labeur et se couchait avec lui. Les mains calleuses, les muscles harassés, les ventres rarement rassasiés : il fallait utiliser le pluriel car, à l’époque, le vieil homme n’était pas seul. De son île, battue par les mers du nord, il était venu avec une dizaine de compagnons, hommes rudes et courageux, pleins d’espoir pour accomplir ce qui leur semblait être un devoir, une mission. Portés par leur bonne foi, humblement, ils avaient travaillé.

La brume des années
La brume des années

Le vieil homme ne reconnaissait plus cet endroit qu’autrefois, il avait dû fuir. On y trouvait désormais de nombreuses activités, beaucoup d’hommes, aussi, de femmes, d’enfants. Autrefois régnait le silence, celui qui, étrangement, permet le dialogue. Évidemment, le vieil homme n’était pas hostile à la compagnie de ses semblables ; mais il redoutait d’autant plus le néant quand celui-ci se dissimulait sous les apparences de la profusion.

La brume des années
La brume des années

Tous les jours, il se rendait aux soins. Tous les jours, c’est à peine si on le voyait. Il traversait les couloirs comme un fantôme, se glissait dans les eaux chaudes des piscines sans provoquer d’ondes. Il ne parlait pas aux autres curistes, fatigué déjà d’une parole dont il avait fait sa vie, incapable de dire les mots simples, car il avait usé des mots comme d’armes de propagation. Maintenant, il ne les voyait plus que comme cela. Il rentrait dans sa chambre, seul, le corps toujours plus las, l’âme de plus en plus transparente.

La brume des années
La brume des années

Le temps lui paraissait si long. Pourtant, chaque journée n’était pareille qu’à une autre. Quelques heures d’un sommeil entrecoupé, quelques autres d’une vie où rien n’avait plus d’importance. Ses yeux délavés se fermaient avec plaisir et soulagement quand les eaux brûlantes se déversaient sur lui. Rien, il ne sentait plus rien. Les mots perdaient tout sens. Les noms aussi : jusqu’au sien propre, ils ne signifiaient plus rien. Même le lieu, et son nom, Luxueil, s’évaporait. Dans la brume des eaux de soin, le vieil homme, tout à coup, disparut enfin.

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