Depuis de longues heures, c’était une clameur ininterrompue. Les hommes, pareils aux vagues sur le rivage, surgissaient à tout instant, l’arme à la main, la bouche hurlante, les yeux aussi apeurés qu’effrayants, sur les murailles défendues. On avait beau les repousser, en tuer dix et en blesser cent, il en revenait toujours, à la peau mate ou au cheveu roux, à la lance affutée et au sabre tranchant.
En ces moments, le temps s’écoule longuement. Les voix humaines se taisent et l’on ne distingue plus que les cris bestiaux. Sitôt que l’on envoie un héraut, sa mission dure bien trop, et le message attendu ne parvient que tardivement. Si l’on pense un site bien défendu, alors un autre se découvre, et il faut depuis l’un courir vers l’autre dispenser les ordres et les secours.
En cet an de grâce 1596, nul n’accorde sa pitié. C’est qu’il faut défendre l’ouest contre le Turc tout-puissant. Il a déjà pris la plaine, et regarde vers le Ponant. Alors, à renfort de prières et d’une violence obscène, on s’en vient d’Autriche pour l’arrêter. Eger lève la tête, par défi et par fierté ; mais c’est devant le sultan que tour à tour on s’agenouille pour capituler.
Tous les sangs de tous les hommes ne suffisent pas à dégoûter l’adversaire. Bientôt ils sont dans la cité, ces hommes au turban célères. Ils font irruption dans les maisons, à la recherche de vivres et de distractions. Mais l’on se bat encore sur les murs de la citadelle tandis que depuis les tours s’échappent des flammes épouvantablement belles.
Les quelques Hongrois résistant ne manquent pas de courage. Un brave qui tombe, c’est cinq autres qui poussent l’Ottoman dans la tombe. Cependant ces efforts ne suffisent pas. Dans un quartier, déjà, un minaret s’élève. La voix du muezzin couvre désormais le son des cloches, au grand dam des frères chassés de leurs sacrés porches. Mehmed est pourtant magnanime : il laissera à ses nouveaux sujets le loisir de croire en la parole faussée.
Vaincue, la ville se rappelle douloureusement de 1552. On avait alors su repousser l’assaut de quatre-vingt mille d’entre eux. Toutefois, la guerre terminée n’équivaut pas au pillage ordonné. Mieux, celui qui hier tranchait tel un tueur furieux se fait aujourd’hui bâtisseur d’un empire harmonieux. Le Levant est plus proche maintenant. Constantinople vaut bien Vienne, le sultan et son harem ne sont pas moins que l’empereur et la reine.
Quelques années ont passé, et la vie continue. Les bains sont devenus habitude, et sous une forme ou une autre c’est bien un maître que l’on porte aux nues. Il y a bien une sorcière qui a prédit du sultan la fin ; alors, s’écrit-elle, on rebâtira sur le modèle romain. Nul n’est pourtant pressé de retrouver la guerre. Même si l’on sait bien que les rois auront toujours quelque raison pour la faire.