En sursaut, Mary bondit hors de son rêve. Elle prend appui de son coude sur le banc, se redresse. Le soleil déjà haut lui indique qu’elle a passé ici la nuit et une bonne partie de la matinée. Entre les martèlements typiques de ce mal de crâne communément appelé gueule de bois lui parviennent deux idées comme deux urgences : les enfants et le travail. Avec un peu de chance, Mickey et Sam sont à l’école, si toutefois leur père a daigné se lever et les préparer. Mary est debout. De Phénix Park où elle se trouve, elle peut être chez elle en dix minutes.
En sortant du parc, Mary trébuche sur une branche. Un agent de police la relève, s’enquiert de sa santé. Elle le rassure et lui demande l’heure. Il vaudrait mieux qu’elle aille de suite au travail. Elle examine ses vêtements : elle est propre. Elle remarque que l’agent l’observe curieusement. Mary rougit, s’excuse de parler toute seule et s’excuse encore de devoir partir. Elle se présente chez son employeur avec trois heures de retard. Jim, le gardien, semble étonné de la voir. Est-ce qu’elle vient voir ses anciens collègues ?
Pas du tout, répond Mary, elle vient prendre son poste. Jim reste interloqué. Mary a été licenciée trois semaines auparavant. Trop de retards, trop d’alcool, trop d’erreurs. L’information parvient maintenant à son cerveau. Bien évidemment qu’elle la connaissait, cette histoire de licenciement. Mais la céphalée et l’horrible surprise de se réveiller une fois de plus dans un parc public – le plus grand de la ville, qui plus est – l’ont conduite à se précipiter comme un automate encore bien réglé. Mary regarde Jim et renonce à lui demander s’il y a des postes à pourvoir. De toute façon, elle boit trop et ils le savent bien.
Elle décide de rentrer chez elle. Elle pourra y prendre une douche chaude, et un café. Aussi elle changera ses vêtements, qui dégagent une âcre odeur de sueur. Sur le chemin, elle passe devant cette petite maison si charmante, qui lui fait penser à celle de son oncle, dans l’ouest, où elle passait ses vacances lorsqu’elle était une enfant. Puis elle longe la gare d'Heuston, calme à cette heure-là, car les travailleurs se lèvent tôt, et sûrement pas en ignorant ce qu’ils ont bien pu faire la veille.
L’appartement qu’ils occupent avec Ronan et les enfants se trouve dans la rue de la distillerie Guinness. Ronan a laissé un mot sur la table. Parti bosser. Reviens tard. N’oublie pas les enfants. Sur une chaise, Mary laisse choir toute la pesanteur de sa situation. Elle allume la radio. Encore une de ces émissions politiques et économiques que Ronan apprécie tant. Un journaliste y va de son laïus sur le miracle économique irlandais. Nous sommes un tigre, et nous montrons les crocs, éructe-t-il. Mary regarde ses ongles rongés par ses peurs.
Après s’être lavée et avoir mangé le restant de ragoût que Ronan a cuisiné pour les enfants la veille, Mary fournit un effort colossal pour ne pas se vautrer dans le canapé et s’abîmer un peu plus devant la télévision. Elle doit trouver du travail. Le salaire d’ouvrier de Ronan ne suffit pas, et pourtant, le journaliste l’a dit tout à l’heure : on embauche à tour de bras dans ce pays. Le robinet de l’argent facile est ouvert, et il n’y a qu’à joindre les mains pour s’y abreuver. Mary sort, les cheveux encore mouillés. Elle s’en va cueillir les fruits de l’abondance.
Jack, caissier à l’épicerie, secoue la tête. Pas de travail, ici. Mary songe que son goût pour la boisson est connu dans le quartier. Qui voudrait de quelqu’un qui commence à dérailler sitôt que la pendule indique quatre heures ? Jack lui conseille d’aller faire un tour du côté des grands centres commerciaux qui ont ouvert, en périphérie de la ville, ou bien auprès de l’entreprise qui gère les péages des autoroutes. Mary le remercie. Pour aujourd’hui, ça suffit. Elle va rentrer chez elle avant d’aller chercher les enfants à l’école. En attendant, elle pourra boire un petit remontant.