Avec une habileté prodigieuse, l’ordonnance parvient à entrer dans la tente sans que la porcelaine ne cliquette. Sobrement il annonce : le thé, que de délicates volutes de vapeur indiquent comme encore chaud. De l’index, le duc pointe la table de merisier sur laquelle s’étale encore la carte des opérations. Sans se départir de sa rigidité, l’ordonnance salue, puis quitte. Le duc est maintenant tout à fait seul. Le conseil de ses officiers l’a laissé dans le même état d’incertitude. Son seul réconfort tient dans une petite tasse blanche.
Le duc reste debout. Il lui faut un effort colossal pour demeurer immobile tandis qu’il scrute la carte. Là sont les États impériaux, et là le royaume de France. Au milieu sont les Ardennes, massif aussi verdoyant l’été qu’inquiétant l’hiver. Si le duc le décide, il sera à Versailles en dix jours, à marche forcée. L’obstacle, il le montre du doigt, c’est Villars, ce sont ses cinquante mille hommes, c’est cette capacité aussi admirable lorsqu’un ami la possède que détestable lorsqu’un ennemi en fait preuve, de remporter des succès que l’on croyait impossibles. Certes le duc dispose de cent mille hommes, mais ils obéissent à cent commandements, parlent tous les idiomes germaniques possibles, et il préfèrent jouer et s’enivrer que s’entraîner.
Dehors, le jour commence à tomber. Des murailles du château de Meinsberg, on voit parfois de splendides couchers de soleil, lorsque les forêts de résineux et de chênes, d’un seul coup, s’illuminent d’un feu qui dure à peine. À l’horizon, aucun village ne pointe le bout de son clocher ou d’un beffroi antique. Le monde des hommes s’arrête ici aux pieds des murailles ; commence alors celui de la nature, des bois éternels et de la terre qui boit autant l’eau de pluie que le sang de ceux qui travaillent ou qui combattent. Le duc voudrait sortir ; il hésite, puis renonce, pour le moment.
Tout de même, lorsque le soleil semble sur le point de disparaître tout à fait, le duc s’échappe de la tente de son état-major. Il évite les tentes des officiers, dont il craint les jugements tranchants comme leurs lames. Eux auraient voulu, déjà, traverser les montagnes et affronter l’ennemi. Peut-être ont-ils raison. Le duc sait qu’autour du château, invisibles dans la forêt dont il se sont fait une nouvelle maison, cent mille hommes attendent. Un mot un seul, et ils marcheront, en formation, à travers les campagnes. Un mot un seul, que le duc n’ose dire.
La nuit tombe vite ; dans le ciel, le tapis de constellations promet un beau lendemain. Il a été des soirs, autrefois, où le duc jouissait de ses nuits au point de se moquer des étoiles qui les peuplaient. Là-bas, dans son pays d’Angleterre, il était le maître des fêtes, et pour les plaisirs qu’il accordait, on le louait beaucoup. À présent, il erre dans la forteresse comme un fantôme, et il fuit les adresses qui ne sont que remontrances. Prudent, il se glisse auprès des tentes dont s’échappent toujours quelques critiques. La guerre, disent-ils, on ne la mène pas en hésitant.
Rares sont ceux qui ont eu le courage de le lui dire en face. Il est vrai que la sanction peut être lourde, voire irrévocable. Pourtant, le duc le sait, le nombre d’hommes dont il se prévaut n’est plus celui dont il dispose. D’aucuns, fâchés ou lassés, se sont cachés dans les bras de la nuit et, couverts par elle, ont regagné leurs foyers par leurs propres moyens. Comme il les comprend, et comme il les exècre. Lui-même voudrait se fuir, éviter son propre regard dans le miroir qui, plus tard, demandera pourquoi il n’a pas mis son armée en branle. À cette question simple, il n’y a qu’une réponse compliquée.
L’aube surprend le duc. Les arbres, fidèles, apparaissent peu à peu, se parant au fil des minutes de leur profonde teinte verte. Un capitaine vient trouver le duc : un régiment entier d’Allemands a déserté cette nuit. Les chances de battre Villars sont amoindries, le moral des troupes a chuté. Le capitaine attend des ordres. Son visage suppliant contraste avec la rigueur impeccable de son uniforme rouge. Le duc, lui, s’efforce de ne rien laisser paraître. En bon père de ses soldats, il annonce, bonhomme, la retraite. Et son cœur hurle, voudrait que le duc laisse au moins une trace de son passage. Mais le duc abdique ; il ne fera l’objet d’aucune fameuse chanson.