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16 février 2022 3 16 /02 /février /2022 20:28

Avec une habileté prodigieuse, l’ordonnance parvient à entrer dans la tente sans que la porcelaine ne cliquette. Sobrement il annonce : le thé, que de délicates volutes de vapeur indiquent comme encore chaud. De l’index, le duc pointe la table de merisier sur laquelle s’étale encore la carte des opérations. Sans se départir de sa rigidité, l’ordonnance salue, puis quitte. Le duc est maintenant tout à fait seul. Le conseil de ses officiers l’a laissé dans le même état d’incertitude. Son seul réconfort tient dans une petite tasse blanche.

Le duc reste debout. Il lui faut un effort colossal pour demeurer immobile tandis qu’il scrute la carte. Là sont les États impériaux, et là le royaume de France. Au milieu sont les Ardennes, massif aussi verdoyant l’été qu’inquiétant l’hiver. Si le duc le décide, il sera à Versailles en dix jours, à marche forcée. L’obstacle, il le montre du doigt, c’est Villars, ce sont ses cinquante mille hommes, c’est cette capacité aussi admirable lorsqu’un ami la possède que détestable lorsqu’un ennemi en fait preuve, de remporter des succès que l’on croyait impossibles. Certes le duc dispose de cent mille hommes, mais ils obéissent à cent commandements, parlent tous les idiomes germaniques possibles, et il préfèrent jouer et s’enivrer que s’entraîner.

Un digne velléitaire
Un digne velléitaire

Dehors, le jour commence à tomber. Des murailles du château de Meinsberg, on voit parfois de splendides couchers de soleil, lorsque les forêts de résineux et de chênes, d’un seul coup, s’illuminent d’un feu qui dure à peine. À l’horizon, aucun village ne pointe le bout de son clocher ou d’un beffroi antique. Le monde des hommes s’arrête ici aux pieds des murailles ; commence alors celui de la nature, des bois éternels et de la terre qui boit autant l’eau de pluie que le sang de ceux qui travaillent ou qui combattent. Le duc voudrait sortir ; il hésite, puis renonce, pour le moment.

Un digne velléitaire
Un digne velléitaire

Tout de même, lorsque le soleil semble sur le point de disparaître tout à fait, le duc s’échappe de la tente de son état-major. Il évite les tentes des officiers, dont il craint les jugements tranchants comme leurs lames. Eux auraient voulu, déjà, traverser les montagnes et affronter l’ennemi. Peut-être ont-ils raison. Le duc sait qu’autour du château, invisibles dans la forêt dont il se sont fait une nouvelle maison, cent mille hommes attendent. Un mot un seul, et ils marcheront, en formation, à travers les campagnes. Un mot un seul, que le duc n’ose dire.

Un digne velléitaire

La nuit tombe vite ; dans le ciel, le tapis de constellations promet un beau lendemain. Il a été des soirs, autrefois, où le duc jouissait de ses nuits au point de se moquer des étoiles qui les peuplaient. Là-bas, dans son pays d’Angleterre, il était le maître des fêtes, et pour les plaisirs qu’il accordait, on le louait beaucoup. À présent, il erre dans la forteresse comme un fantôme, et il fuit les adresses qui ne sont que remontrances. Prudent, il se glisse auprès des tentes dont s’échappent toujours quelques critiques. La guerre, disent-ils, on ne la mène pas en hésitant.

Un digne velléitaire
Un digne velléitaire

Rares sont ceux qui ont eu le courage de le lui dire en face. Il est vrai que la sanction peut être lourde, voire irrévocable. Pourtant, le duc le sait, le nombre d’hommes dont il se prévaut n’est plus celui dont il dispose. D’aucuns, fâchés ou lassés, se sont cachés dans les bras de la nuit et, couverts par elle, ont regagné leurs foyers par leurs propres moyens. Comme il les comprend, et comme il les exècre. Lui-même voudrait se fuir, éviter son propre regard dans le miroir qui, plus tard, demandera pourquoi il n’a pas mis son armée en branle. À cette question simple, il n’y a qu’une réponse compliquée.

Un digne velléitaire
Un digne velléitaire

L’aube surprend le duc. Les arbres, fidèles, apparaissent peu à peu, se parant au fil des minutes de leur profonde teinte verte. Un capitaine vient trouver le duc : un régiment entier d’Allemands a déserté cette nuit. Les chances de battre Villars sont amoindries, le moral des troupes a chuté. Le capitaine attend des ordres. Son visage suppliant contraste avec la rigueur impeccable de son uniforme rouge. Le duc, lui, s’efforce de ne rien laisser paraître. En bon père de ses soldats, il annonce, bonhomme, la retraite. Et son cœur hurle, voudrait que le duc laisse au moins une trace de son passage. Mais le duc abdique ; il ne fera l’objet d’aucune fameuse chanson.

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7 août 2021 6 07 /08 /août /2021 18:00

Le vieux Jean a demandé ce que le sculpteur fabriquait encore là. Ce dernier n’a rien répondu ; il ne le sait pas lui-même. Ligier est le plus grand sculpteur de Saint-Mihiel et de Lorraine, et ce de tous temps. Quelques années auparavant, il a manqué de partir vers les cités italiennes pour y rencontrer ses semblables dont les noms plaisent tant aux princes. Las, sa chance a passé. Désormais, c’est vers Genève qu’il regarde. Dans un mois, deux au plus, il y sera.

La question du vieux Jean lui revient. Que fabrique-t-il donc encore ici ? Deux mois encore, et tout sera fini, et tout pourra recommencer. Ligier exagère. Recommencer, certes, il en aura l’occasion dans la cité de Calvin où la nouvelle foi fait loi. A Saint-Mihiel, le culte réformé est impossible. Le duc ne le tolère pas, malgré les pétitions, les lettres et les supplications. Quant à finir, c’est une autre histoire. Ce qui finit, c’est sa présence en ce lieu, ou plutôt la présence de ce lieu en lui. Ligier, dans deux mois, ne sera plus d’ici. Il n’aura plus de pays.

Mises au tombeau
Mises au tombeau

Cela n’est pas la seule cause de sa tristesse. En deux mois, il n’aura guère le temps de terminer son œuvre. Lorsque le vieux Jean a surgi, Ligier terminait le linceul. Un linceul de pierre, que dépose Marie-Salomé dans le tombeau qui accueillera le Christ. Voilà ton tombeau, Seigneur, permets moi d’y mettre sinon mon corps, du moins une partie de mon âme, que je laisse en ce pays sous ta garde. Ligier chasse ces mauvaises pensées. Se croit-il donc digne de partager l’ultime couche du Seigneur ? Pourtant, ces femmes qui pleurent et qui entourent le corps supplicié du Christ, Ligier a l’impression de les connaître aussi.

Mises au tombeau
Mises au tombeau

Ces femmes, ce sont ses ancêtres qui gémissent de voir partir leur enfant vers une terre qu’aucun d’entre eux n’a jamais vue. En arrière-plan, les soldats romains qui ricanent, ce sont tous ceux qui le viennent trouver, à son atelier, pour le presser de déguerpir, tel un criminel dont la seule présence outrage le lieu. Leurs vilaines faces, Ligier les a imitées de voisins méprisables, qui rougiront de leur conduite lorsqu’ils se trouveront dans le camp des ennemis du Christ. Ceux qui veulent le plonger dans l’oubli ne l’oublieront pas.

Mises au tombeau

Parmi les gentils qui le troublent, et desquels Ligier ferait bien d’antiques Romains détestables, il y a aussi ceux de sa religion. Son œuvre, sa mise au tombeau, ils la condamnent sans même la regarder. L’image est intolérable, proclament-ils, hurlant dans l’atelier comme s’ils étaient en chaire, tu crées des idoles, Ligier, pour qu’on les adore et qu’à travers elles, on t’adore, toi. Imbéciles finis, songe Ligier. Ils pensent savoir lire, et la simplicité a pour eux les habits rassurants de la vérité. Vérité travestie, car ils la devinent à travers le prisme de leur bêtise.

Mises au tombeau
Mises au tombeau

Pourtant, Ligier ne sculptera probablement plus. Il ne craint pas une liberté moindre à Genève que celle dont il jouit ici. Mais ses mains sont calleuses, il tousse à cause de la pierre dont la poussière envahit les poumons. Il est un vieil homme qui s’apprête à faire son dernier voyage, l’errance ultime qui le mènera en terre promise, et après cela, il n’aura ni le goût ni la force de sculpter. Sa main passe sur le visage de Marie-Salomé, puis sur celui de Marie-Madeleine ; ce sont elles les derniers témoins de sa vie de labeur. Pleurent-elles pour Lui, ou pleurent-elles pour le sculpteur, ou encore pour son art qui le perd ?

Mises au tombeau
Mises au tombeau

Peut-être pleurent-elles car elles savent, elles aussi, que Ligier n’achèvera pas ce qu’il a commencé. A sa place, un élève ajoutera les derniers détails, polira les surfaces encore granuleuses, offrira aux personnages leurs visages éternels. Quelle plus douloureuse épreuve le Seigneur pourrait-il offrir à Ligier ? Il lui ordonne de tout abandonner, son pays comme son art, ses ancêtres comme son prestige. Que le Seigneur soit entendu, Ligier se soumet. Tout ce qu’il désire, c’est un peu de temps, avant l’éternité

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20 janvier 2021 3 20 /01 /janvier /2021 19:00

La lèvre frémit. Le nez saigne, l’œil est fixe. L’oreille bourdonne encore des gifles reçues. A un contre cinq, Briesbach est réduit à l’impuissance. Peu à peu, il reprend ses esprits et serre le poing, de rage. A droite comme à gauche, aucune possibilité de fuite ne lui est permise. Il s’attend à recevoir des coups, à être projeté à terre, à recevoir d’autres coups encore. Les types du quartier Saint-Laurent se marrent. L’un d’eux s’approche du visage de Briesbach ; tout près, il lui murmure une horreur. Tout fier, il demande à Briesbach de répéter.

Briesbach baisse la tête. Il essuie le sang qui perle de son nez. Son genou commence à lui faire mal. C’est parce qu’il est tombé sur les pavés, quelques minutes plus tôt, que ces chiens de Saint-Laurent l’ont rattrapé. Briesbach savait qu’il n’avait rien à faire dans ce quartier, surtout depuis les événements de la semaine passée. Un type de Saint-Laurent a été jeté à la rivière, et l’on n’a toujours pas retrouvé son corps. Un frère des Prémontrés a affirmé l’avoir vu se débattre, emporté par le courant.

Maux pour mots
Maux pour mots

Briesbach sait que ce n’est pas vrai. Il y était. Il a même donné un petit coup de main pour balancer le corps adverse, abruti de coups, dans les eaux glaciales de la Moselle. Devant lui, le type goguenard lance un rictus à ses copains, et vient coller son nez au front de Briesbach. Il lui ordonne de répéter. Briesbach relève la tête, et refuse d’un non bien sonore. La prochaine ne va pas tarder, prédit-il. Elle vient, et l’arrière de son crâne heurte violemment l’un de ces petits corps de bois sculpté, qui ornent de si nombreuses maisons à Pont-à-Mousson.

Maux pour mots
Maux pour mots

Tout cela ressemble à un jeu. Un jeu d’enfant, dont l’orgueil et l’honneur sont des piliers, au même titre que l’absurde et la fureur. Briesbach n’a qu’à dire un mot, et il sera tranquille. S’il le souffle, on lui demandera de répéter plus fort, et cela sera son unique tourment. Qu’il prononce seulement : Ponti Mussoni, qu’il crache ce mauvais latin englué de bave et de sang, qu’il reconnaisse à ceux de la ville ce gentilé qu’une querelle puérile lui fait détester. Qu’il se mette, abrité dans la nuit, honteux de sa défaite, dans le camp de ses ennemis, par un mot, un simple mot.

Maux pour mots

La lèvre tremble de plus belle. Briesbach songe, un instant, à trahir. Devant les mines hilares et cruelles qui le fixent, il renonce. On peut bien lui faire subir le même sort qu’au malheureux noyé. Et sur son tombeau, ses amis inscriront : Mussiponti, puisque c’est sous ce nom qu’eux tous, étudiants et habitants de Pont-à-Mousson, doivent être désignés. Les cinq prennent Briesbach sous les bras et l’entraînent à travers la ville. La lune elle-même détourne le regard.

Maux pour mots
Maux pour mots

Il semble à Briesbach que la Moselle l’appelle, que les eaux glacées seront pour lui un réconfort. Sous son crâne, un odieux et minuscule personnage tambourine. Les gars de Saint-Laurent s’arrêtent. Briesbach reçoit encore des coups au ventre, au visage. Il a son compte. Il ne veut pas dire le mot, qui est la seule vérité qui vaille à ce moment-là. Refuser la vérité, c’est s’aliéner le monde des hommes, dit l’un des gars de Saint-Laurent. Autre vérité, pense Briesbach : nous sommes prêts à contester la moindre virgule pour nous écharper.

Maux pour mots
Maux pour mots

La rivière chante doucement, dans la nuit sans étoiles. A la marge d’une dispute entre intellectuels, dans les sombres tréfonds d’un désaccord verbal, un homme hagard est poussé jusqu’au rebord d’un quai. Soudain, derrière le groupe, un cri brut et animal déchire la nuit. Briesbach en profite, et ses pas fous résonnent dans l’obscurité, au grand dam de ceux de Saint-Laurent. Ils auraient tué pour un mot. Briesbach survit grâce à un cri.

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5 juillet 2020 7 05 /07 /juillet /2020 18:00

C’est derrière un talus que le sergent Peter Quinn retrouva le deuxième classe Daniel Stillman, occupé à lire. Debout soldat, vociféra-t-il, encore à glander bien au chaud, fit-il mine de demander, mais, évidemment, ce n’était pas une question, et Stillman s’abstint alors de répondre. Pressé par les aboiements de son supérieur, Stillman referma son livre, qui traitait de géographie européenne, et il revint au campement fissa, mot que ne cessait d’utiliser le sergent.

De retour dans le campement, Stillman constata qu’une certaine effervescence, sinon une excitation, avait gagné chacun des soldats de la compagnie. Le soldat en déduisit qu’on repartirait bientôt vers l’est et qu’on pénétrerait bientôt sur le territoire de l’ennemi. Deux jours que l’on stationnait là, et il semblait à Stillman que certains hommes devaient avoir des colonies de fourmi dans les jambes, car rien ne les faisait tenir en place, et il se demandait même si, arrivés à Berlin, certains ne voudraient pas encore continuer leur route. En attendant, Stillman regarda autour de lui pour se dégoter un coin où finir son livre.

Toutes chaînes ôtées
Toutes chaînes ôtées

Il en trouva un, derrière les toilettes qui venaient d’être vidées et qui se trouvaient en bordure du camp. Malgré les odeurs tenaces, Stillman s’assit et reprit sa lecture. Enfant du Montana, Stillman n’avait jamais vu les Rocheuses, et il dormirait très probablement, la nuit prochaine, dans les Ardennes, dont le manuel décrivait les températures polaires durant la période hivernale. Stillman s’apprêtait à aborder le chapitre sur l’Eifel lorsqu’il entendit une clameur à l’autre bout du camp.

Toutes chaînes ôtées
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Un couple de vieux Français pleuraient, et le lieutenant essayait de les calmer. Autour d’eux s’était formé un attroupement et les soldats entre eux tâchaient de comprendre ce dont il était question. Stillman, qui parlait français, sut alors que les vieux protestaient contre la destruction des murailles du village qui gênaient le passage des tanks. Ces murailles, c’était leur fierté, c’était leur histoire et l’on n’avait pas le droit de faire ça, mais qui pouvait dire le droit dans un moment pareil, alors que l’on traque l’ennemi et qu’on va l’abattre, ça, Stillman n’aurait su le dire.

Toutes chaînes ôtées
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Quand Stillman eût révélé la cause de ces pleurs séniles, et affronté le regard réprobateur du lieutenant qui aurait voulu probablement régler cette affaire en toute intimité, les soldats de la compagnie réagirent parfois très différemment. Certains pouffèrent. Certains restèrent bouche bée de voir qu’on pouvait faire un scandale pour ça, vu que, quand même, des gars de l’Arkansas avaient été plombés pas plus tard que la veille. Certains voulurent même saisir les deux vieux par le col et les mener ainsi jusqu’à leur misérable bicoque. Rodemack était un tout petit point sur la carte, et voilà qu’on allait rester bloqués pour épargner un tas de pierres.

Toutes chaînes ôtées
Toutes chaînes ôtées

Ces gens sont gonflés, souffla le sergent à côté de Stillman, et aussitôt il se trouva trois gars du Kentucky pour l’approuver, car quoi, on les libérait bien, ces bons à rien, même que chez nous personne aurait laissé faire ça, des étrangers qui viennent et font la loi jusque sous nos toits, ça jamais. Pour Stillman, qui était allé au lycée, l’affaire était un peu plus complexe, et il entendait l’attachement que ces vieilles gens portaient aux vestiges de leur histoire. Mais tout de même, pensait-il, c’est la guerre, et ils devraient nous remercier d’être à leurs côtés.

Toutes chaînes ôtées
Toutes chaînes ôtées

Malgré les larmes, on démonta la porte médiévale. Les chars purent passer et Stillman, qui avait trouvé place dans la jeep du lieutenant, contempla ces bonnes gens à qui l’on avait rendu leur liberté. A mieux y réfléchir, Stillman trouva que les murailles, en un sens, représentaient les entraves anciennes et que, dans un monde en paix, leur présence ne servirait qu’à faire germer, dans les esprits les plus obscurs, les graines de la sédition. Stillman voulut faire part de cette idée au lieutenant lorsqu’il s’aperçut que ce dernier conversait avec le capitaine. Alors, bercé par le cahot de la jeep, il reprit sa lecture et s’enfonça dans l'Eifel.

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31 décembre 2019 2 31 /12 /décembre /2019 19:00

Il était une fois un roi déchu. Déchu de quoi, demandèrent ceux qui le recueillirent, car dans leur pays, on était roi de droit divin, et Dieu ne se manifestait point pour démettre Son ministre de ses fonctions. Mais, dans le pays de ce roi qui ne l’était plus, le roi était élu. Une assemblée de seigneurs choisissait celui qui, de façon honorifique, serait placé au-dessus d’eux ; ainsi purent-ils destituer cet homme qui s’appelait Leszczynski, lequel dut, à sa Pologne, faire ses adieux.

Le roi déchu avait une fille. Elle était d’une grande beauté et, malgré son désaveu, son père lui avait quand même transmis son sang royal. Elle plut à Louis, qui en l’épousant, en fit la reine ; quant au père Leszczynski, il devint prince. C’était une distinction qui valait rétrogradation ; c’était un camouflet qui sauvait son honneur. Leszczynski eut bien l’idée de recouvrer son trône, mais il était démuni : sans hommes, sans argent, sans soutien, il renonça. Son gendre eut alors la bonté de lui trouver des Etats.

Prince charmant
Prince charmant

En fait de bonté, c’était un calcul politique. On greffait au royaume la Lorraine dont on avait amputé l’Empire ; Leszczynski servait de compresse pour absorber les mauvaises humeurs. Du prince il avait le titre, mais point la puissance : celle-ci restait aux mains du roi, Louis, qui maintint les anciennes prérogatives, tout en travaillant à leur disparition. C’était à croire que Leszczynski serait fantoche toute sa vie. Pour ajouter à l’humiliation, Nancy en disait pis que pendre ; pour prendre la ville, il lui faudrait la surprendre.

Prince charmant
Prince charmant

Lorsque Leszczynski arriva sur ses nouvelles terres, il était nu. L’ancien duc avait tout pris, de ses meubles à l’affection de ses gens. Pour se vêtir, Leszczynski disposait d’une jolie rente, accordée par son gendre. L’amour filial, même insincère, avait ses avantages. Décidément très généreux avec son beau-père, Louis offrit en plus un chancelier chargé des viles tâches d’administration, qui font pourtant la réalité du pouvoir ; l’égard confinait à l’irrévérence. A force de vouloir éviter les soucis à Leszczynski, Louis lui signifiait surtout son manque de confiance. Cela eut pourtant des effets bénéfiques.

Prince charmant
Prince charmant

Leszczynski était duc et en même temps, il ne l’était pas. Il était la figure du pouvoir, mais pas ses bras. Ainsi excusé de ce qui serait commis dans son duché, Leszczynski passait de père à grand-père des Lorrains : auréolé de l’autorité, dispensateur des plaisirs et des bienfaits. Les Lorrains le comprirent et ne lui tinrent pas rigueur qu’on les forçât à devenir Français. Avec les femmes comme avec son peuple, Leszczynski savait être séduisant ; il était prince et voulait que cela se sache. Pour ce faire, il résolut d’embellir sa capitale et, bon vassal et familier attentionné, commença par édifier la place royale. Au contraire de sa carrière politique, ce fut un chef-d’œuvre.

Prince charmant
Prince charmant

La place obéissait aux codes de l’époque et, pourtant, elle était remarquable. Presque ouverte sur un côté, elle était symboliquement close par des grilles merveilleusement ouvragées que d’aucuns auraient préféré admirer à la cour d’un roi. Un arc de triomphe célébrait ou bien le roi, ou bien le prince : l’ambiguïté ne saurait être insolente. Dans les bâtiments s’installèrent de nobles institutions : un hôtel des fermes, un collège de médecine, une académie. Et, comme l’eau que l'on verse sur la terre y étend son emprise en un instant, l’érection de ces édifices irrigua la cité. Y naquirent écoles, hospices et bibliothèques, et autres insignes institutions.

Prince charmant
Prince charmant

La main de Leszczynski ne contraignait pas ; elle flattait. Elle payait aussi, en puisant dans une poche profonde, tout ce qui embellissait Nancy. Ainsi cela ne coûtait-il rien aux Lorrains, si ce n’est un peu de leur résignation. Car, lorsqu’il advenait qu’ils affrontassent le chancelier, le prince, lui, se rangeait du côté de la main qui le nourrissait. Le prince charmait, et les douleurs étaient oubliées. Quant à celles qui ne l’étaient pas, on ne les oyait point, perdues qu’elles étaient dans le babillage érudit et élégant de la cour et des salons. Ainsi Leszczynski laissa-t-il son nom.

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28 juin 2019 5 28 /06 /juin /2019 18:00

Cote 308, un clair matin de novembre. Soleil pâle, ciel épuré, légère brise qui fait se balancer les branches des arbres. Pour décor : un fort, dit de Douaumont, du nom du village sis dans ses environs. Ouvrage magnifique de puissance. Symbole de la possession d’un territoire, qui se trouve, par conséquent, protégé par l’aménagement dudit fort. Béton, sable, encore béton, ferraille pour les circulations de l’air et de l’eau. Impressions de minéralité, de froideur. L’homme se coupe ici de son environnement.

La foule se presse. Tous au premier rang. En majorité, ce sont des dignitaires : politiques, militaires. On croise même des ingénieurs. Autour d’eux : quelques petites mains, porte-documents, porte-vestes, qui hochent la tête sans oser rien dire. On inaugure le fort. Cinq ans de travaux : la fierté nationale retrouvée, la patrie à nouveau défendue. Un homme se présente à la noble assemblée ; il dit qu’il saura leur montrer le fort, qu’il en connaît le passé, le présent et l’avenir.

Les scènes prévues
Les scènes prévues

Les généraux et les hommes politiques se regardent entre eux. Est-ce une plaisanterie ? Cet homme est-il médium ? D’abord ils ricanent puis, comme l’homme se retourne et leur intime de les suivre, ils s’exécutent, habitués qu’ils sont aux ordres, et un frisson parcourt l’échine de certains d’entre eux. Le fort est obsolète, commence l’homme ; n’importe quel obus actuel en percerait la couenne comme un couteau transperce celle d’un homme. Ne vous inquiétez pas, assure-t-il sans se retourner : on ajoutera du béton ici et là pour l’étanchéité.

Les scènes prévues
Les scènes prévues

Le fort fera le guet face à la frontière durant une trentaine d’années. Il sentira monter le souffle du patriotisme, il s’échauffera à l’idée de retrouver les terres perdues. L’homme poursuit son récit, regardant toujours devant lui, s’arrêtant parfois pour que tous ces grands hommes prennent conscience de l’anatomie de ce monstre au ventre froid. Comme des adolescents, les pays d’Europe s’agaceront de provocations diverses et répétées. La guerre éclatera.

Les scènes prévues
Les scènes prévues

Comme un soldat, le fort ira au casse-pipe. Ou, comme vous dites, au front. On se battra pour quelques mètres gagnés ; c’est l’honneur de la nation, diront ces messieurs costumés réunis en assemblées. Le fort sera pris ; au silence forcé des généraux s’ajoute la consternation. Ce guignol se moquerait-il d’eux ? Ce fort est réputé imprenable. Le plaisantin n’entend pas les protestations. Les Allemands seront aussi bien lotis que les Français dans ce trou à bougres, dit-il. Soupe immonde et lits humides, et les rats, et la peur : sacré programme.

Les scènes prévues
Les scènes prévues

Je vous vois inquiets, dit l’homme, et là-dessus il se retourne vers son auditoire. Les généraux s’immobilisent, presque au garde-à-vous. L’homme annonce : le fort sera repris. Soupir de soulagement chez ces messieurs. Vous verrez que la guerre moderne n’oubliera pas les méthodes traditionnelles. Les balles transperceront, certes, et les obus déchiquetteront, ça oui, mais les couteaux auront leur mot à dire, et les baïonnettes, et les pierres aussi, et tout ce qui tombera sous la main de ces morts en sursis (on dira après : les héros) serviront à liquider ces voisins qu’on appellera des ennemis.

 

Les scènes prévues
Les scènes prévues

L’homme s’étonne : vous êtes livides, ou bien c’est la lumière blafarde dans ces galeries qui vous donne mauvaises mines. La peur n’a pas lieu d’être lorsque la guerre est déclarée, messieurs ; d’autant plus lorsque l’on est au quartier général, bien au chaud. La voix de l’homme, seul indice d’humanité dans ces boyaux appelés à être entaillés, résonne. Le groupe s’est arrêté devant une porte sans nom. Tout le site est une immense tombe, dit l’homme. Rien qu’ici, on inscrira six cent soixante-dix neuf noms. Imprudence, explosion : la guerre, quoi. L’homme a fini, il se tait. Alors les généraux haussent les épaules. Ils savent maintenant pourquoi les parleurs les exaspèrent. C'est qu'ils exagèrent toujours tout.

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1 janvier 2019 2 01 /01 /janvier /2019 19:00

Devant la mine soucieuse du roi, les échevins s’inquiètent. A tout le moins, c’est la nourriture qui est en cause. Les mets sont pourtant excellents et les vins, provenant des côtes de la Meuse, le sont tout autant. Dans ce banquet organisé pour l’occasion, chacun semble prendre un peu de plaisir. Mais le roi demeure impassible. Il triture du bout de son couteau les viandes rôties et les légumes qui baignent dans la sauce épicée. Les échevins redoutent quelque mauvais coup.

 

Ils n’ont pourtant, pensent-ils, aucune raison de craindre cela du roi. Tout ce que ce dernier voulait, il l’a obtenu. A présent, il mâchonne un bout de viande que, de la pointe de son couteau, il a extirpé négligemment de son assiette. Il préside, mais son air absent ôte toute solennité à l’instant. Quelques heures auparavant, Toul s’est officiellement rangé du côté du roi de France. La ville a tourné le dos à l’est et regarde maintenant vers l’ouest. Et pourtant le roi est sombre.

Les bras ouverts
Les bras ouverts

Au moment où l’un des échevins se décide à montrer de l’intérêt pour l’humeur maussade d’Henri, une première délégation entre dans la salle. Ce sont les députés des bourgeois de la cité qui viennent demander la garantie de leurs privilèges. Après eux viendront de nombreuses délégations, issues de toutes les corporations, de toutes les espèces d’association auxquelles le pouvoir impérial avait concédé ou préservé des avantages. Le roi s’est redressé et, de son regard perçant, il scrute les requérants.

Les bras ouverts
Les bras ouverts

Les hommes parlent fort pour bien se faire entendre du roi. Pourtant, dès que le visage du roi marque quelque contrariété, ou que son regard, subitement, se détourne pour quelques secondes, ces hommes se font humbles. Ils baissent la voix, hésitent, trébuchent sur les mots. Ils disent sire à chaque phrase, comme pour stimuler à nouveau l’attention du souverain. Et, quand il les regarde à nouveau, ils reprennent leurs airs audacieux et confiants.

Les bras ouverts
Les bras ouverts

Tandis qu’on palabre, nul ne peut effacer de son esprit l’image d’Henri entrant en souverain dans la cité. La mise en scène a impressionné la population, déjà vivement émue par la présence devant les murs d’une armée considérable d’hommes en armes, de chevaux cuirassés mais aussi de cuisiniers en marmites et tabliers, de juristes en livres à peine froissés, de financiers aux billets à peine empruntés. Comme si une ville nouvelle était née devant Toul, un campement avait crû et maintenant menaçait.

Les bras ouverts
Les bras ouverts

La vieille ville-évêché connaît les prétentions du Français. Les échevins savent quel monde nouveau apparaît, quelles puissances formidables les entourent et les convoitent. Ils regrettent sûrement le vieux monde, l’équilibre d’autrefois, les rivalités locales, la puissance perdue. Ils jalousent cette armée formidable devant leurs murs apparue, mais ils n’ont d’autre choix que de se taire. Sur la route d’Allemagne, les Toulois sont déjà Français.

Les bras ouverts
Les bras ouverts

Ils taisent leurs dissidences d’autant plus qu’ils n’ont opposé aucune résistance. A peine les rumeurs des armes cliquetantes leur étaient parvenues que déjà, auprès du futur maître, on dépêchait des messagers. Sans un regard entre eux, sans un mot qui aurait consacré leur abandon, les échevins ont offert la cité. Et Henri, qui a toujours le regard sombre, a pris ce fruit mûr d’une main négligente. Car le roi le sait : son voyage de conquête ne fait que commencer.

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5 juillet 2018 4 05 /07 /juillet /2018 18:00

Hormis le prêtre, deux nourrices seulement étaient présentes. On ne se déplaçait pas pour cela. De plus, l’heure était tardive et la lune était absente. L’âme avait certes été rappelée trop tôt mais le corps, lui, n’était même pas complètement formé. Ce qui gisait là, sous le linceul, tenait à vrai dire autant de l’homme que de la bête. Etait-il alors possible que, tandis que son ventre s’arrondissait, la femme abrite en elle pareille insulte à la beauté ?

Le prêtre officiait avec dévotion. Il recommandait au Seigneur de garder auprès de Lui cet être qui aurait pu devenir un homme. Un homme qui L’aurait prié et aurait combattu pour Lui. S’il rappelait à Lui un homme en devenir, peut-être cela signifiait-il que les Avars et les Saxons seraient bientôt vaincus. Mais Ses voies étaient impénétrables et le prêtre s’y soumettait.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Les nourrices étaient tristes mais non éplorées. Ce petit, elles ne l’avaient pas tenu dans leurs bras. Elles baissaient cependant la tête et priaient pour l’âme, si tant est qu’il en eut une, de ce fils mort-né de l’empereur. Ce dernier ne lui avait pas donné de nom. L’une des nourrices pensa : même les bêtes ont un nom. Seules les choses sans importance n’ont pas de nom. C’est pour cela que je suis ici. Les choses sans importance sont gardées par les personnes sans importance.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Dans l’une des alcôves sombres, cependant, quelqu’un pleurait en silence. Un homme demeurait dans l’ombre, vêtu humblement, scrutant avec attention l’homme de foi qui psalmodiait, priant avec ferveur pour élever le petit. Ses yeux ne pleuraient pas, non. C’était son cœur qui pleurait. Son cœur d’homme et son cœur de père. Son épouse avait accouché d’un être déjà mort. Elle avait souffert pourtant. Son corps avait saigné et sa peau avait blanchi. Elle avait hurlé et il était mort.

 

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Dans son palais de Metz, dans sa résidence impériale, il avait entendu des cris. C’étaient ceux de son épouse. Dans ce palais où l’on venait, respectueusement, le quérir, il avait été mis à la porte de sa chambre. Ici commençait le royaume des femmes. Un royaume qu’il n’avait point conquis et auquel il serait étranger à jamais. Lui, le seigneur de tous hommes et de toutes choses sur la plus vaste partie du monde, avait été rejeté. L’état de gésine refusait les inutiles.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Lorsque les hurlements de sa femme avaient cessé, ceux de son petit ne les avaient pas suivis. Il s’en était immédiatement inquiété. Les visages fermés qu’il avait croisés l’avaient renseigné. En un instant, son cœur s’était étreint d’une façon si vive qu’il en conçut une violente douleur. La dignité qu’il revêtait l’empêchait de se montrer plus homme qu’empereur. Sans rien dire, il se retira. Le royaume des femmes lui restait fermé. La mort, désormais, pesait dessus.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Plus tard, au souper, il avait regardé ses convives festoyer. Ses yeux les voyaient, mais son cœur regardait ailleurs. En son for intérieur, un grand vide s’était formé de l’absence d’un être qui n’avait pas existé. Lorsque le prêtre termina sa litanie, que les deux nourrices se furent retirées, que le petit corps fut emporté, il demeura un moment seul, protégé par la pénombre. Il était l’enfant que ses parents abandonnaient. Il était le père qui inhumait son enfant.

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18 janvier 2018 4 18 /01 /janvier /2018 19:00

Qu’ils étaient jeunes, et beaux, ces Romains. Du voyage, je me souviens qu’ils n’avaient conservé aucune fatigue. Nous les attendions fiévreusement depuis des semaines et, tous les jours, leur arrivée encombrait un peu plus nos pensées, gênait un peu plus nos gestes tant il nous tardait de les voir. De ce fait, la situation était inverse à ce qu’elle devait être : nos visages émaciés contrastaient avec les leurs, lisses et juvéniles.

Les deux évêques partirent dans le cloître pour se promener. Nous éprouvions pour celui de Metz une grande admiration, car il était aussi le fondateur de notre abbaye, et nous le savions proche du secret impérial. Malgré une taille moyenne, il possédait une stature impressionnante et sa voix, sûre, provoquait le silence lorsqu’elle naissait. Quant à l’autre, celui de Rome, certains d’entre nous s’étaient jetés auprès de lui comme auprès d’un père et, d’un geste rassurant, il les avait relevés en souriant.

Rencontre des enchantés
Rencontre des enchantés

Ils s’éloignèrent, cherchant la quiétude du cloître pour entretenir leur vieille amitié. Nous savions que l’heure était au labeur : les Romains venaient en maîtres et nous ne nous imaginions pas en élèves. C’était pourtant la volonté des deux sages qui venaient de se retirer. Nous autres savions que Gorze rayonnait déjà dans l’empire et que cet empire n’avait plus pour centre les sept collines mais les vertes forêts et les terres fertiles de la Francie.

Rencontre des enchantés
Rencontre des enchantés

Il était étrange de travailler à un tel sujet. Les Romains nous montrèrent leur sens de la liturgie. Nous écoutions, impressionnés par leurs voix d’une justesse divine ; toutefois cela sonnait faux pour nous, car nous ne reconnaissions rien de notre culte dans cette manière de chanter. Les chants vieux-romains et gallicans résonnèrent ainsi tout le jour dans notre abbatiale, et chaque groupe y mettait toute l’ardeur que l’humilité autorisait.

Rencontre des enchantés
Rencontre des enchantés

Les Romains comprirent assez vite que nous ne voulions pas de leur chant. Tandis qu’ils commençaient un cantique ou un psaume, nous refusions de prendre leur suite. Nous recommencions l’un de nos textes, chanté à notre manière, ce qui ne tarda pas à créer non seulement quelque confusion mais également quelques heurts. Car ils prenaient pour insulte et vil orgueil la défense de nos us, et nous refusions d’accepter cette manière de célébrer qui heurtait et notre foi et notre art.

Rencontre des enchantés
Rencontre des enchantés

Quelques jours passèrent ainsi. Sans cesse nous reprenions nos travaux et sans cesse, nous les suspendions pour nous disputer avec les Romains. Chrodegang, notre évêque, vint alors pour nous persuader d’accepter ce que, depuis des jours, nous refusions obstinément. Et sa voix grave rencontra alors ce que, jamais, elle n’eut à affronter : notre résistance. Et il usait de mots doux puis enfin de menaces, avant de partir, furieux de nous voir nous accrocher à ce chant gallican qu’en ancienne Gaule, nous adorions depuis si longtemps.

Rencontre des enchantés
Rencontre des enchantés

Cependant, la situation changea. A force d’écouter ces jeunes et beaux Romains exercer leurs voix, nous nous imprégnâmes de leur liturgie et, sans en nous rendre compte, nous mariâmes peu à peu nos chants pourtant si différents. A la veille du départ du pape, les Romains nous laissèrent célébrer à notre manière. Celle-ci n’était pas la leur, évidemment, mais ce n’était plus la nôtre. Et, au plus fort des louanges chantées, je pus voir le visage du pape Étienne. Il était émerveillé.

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9 août 2017 3 09 /08 /août /2017 18:00

Nous sommes le peuple d’au-delà du feu. Nous sommes des hephaïstos en bleu de travail. Nous sommes les fourmis, nous sommes la cheville, nous sommes le marteau et nous sommes l’enclume. Nous sommes une armée qui domptons la lave, nous sommes les maîtres du fer, nous sommes les mains d’or. Nous : les ouvriers. Nous : les sidérurgistes. Nous : les gars des hauts-fourneaux. Nous : ceux d’Uckange.

Par vagues silencieuses, nous arrivons. Nous sommes des centaines. Mille deux cent, exactement. A pied ou en bus, nous débarquons chaque matin prendre notre quart. Nos camarades de la nuit sont au poste, attendant notre relève, épuisés et noircis par les heures. Sans un mot, nous reprenons les mêmes gestes que nos frères et que nos pères. Le haut-fourneau est un ogre dont l’appétit ne se tarit point. Le jour, la nuit, il dévore. Nous sommes ses innombrables nourrices.

1962
1962

La bête, la machine, quel que soit son nom, nous l'alimentons de minette. C'est le nectar et l'ambroisie de ce dieu vorace. Nous en sommes les prêtres ; certains diront : les esclaves : car le haut-fourneau ne se rassasie ni ne s'arrête. L'ai-je déjà dit ? C'est que, tous, nous sommes les mains et les cerveaux de l'infernal fourneau. La moindre inattention est une erreur fatale. Mangés, à notre tour, par l'acier rouge.

1962
1962

Chaque jour, des trains ou des bateaux viennent déverser les stocks qui brûleront dans les fours. De la mine de Saint-Charles ou des flots de la Moselle, il en vient de partout comme des offrandes à une antique puissance. Les libations sont versées par les Straehler, rondes et immenses. Ces barriques de métal, rendant hommage en se baissant, vomissent leur dû dans les bouches sans cesse affamées des biens-nommés U.

1962
1962

La production est le maître-mot. C'est la litanie affirmée, proclamée, murmurée, chantée (dit-on, dans les bureaux de la direction seulement), comme une prière sans cesse renouvelée. La gueuse doit sortir, toujours plus abondante, toujours de qualité supérieure, puisqu'ici nous ne connaissons que cela : l'excellence. Nous sommes en 1962, un record va être battu. Un record de production. Une année phare. Une lumière dans nos vies ouvrières.

1962
1962

Une fois la fonte liquide coulée, une fois le gueusard rempli et débordant, une fois la gueuse refroidie, une fois les trains et les bateaux chargés, tout cela ne nous appartient plus. Tout cela part : vers le sud, vers le nord, l'ouest, l'est, et surtout la Sarre. Nos anciens frères. Ils sont Allemands, nous ne le sommes plus. Mais ils sont ouvriers, et nous le sommes encore. Jusqu'à quand, demandent les pessimistes. Jusqu'en enfer, répondent les gueulards de la gueuse.

1962
1962

Mais nous sommes en danger. Nous, derrière nos masques, dans nos chaussures lestées, nous qui connaissons les gestes, nous qui avons travaillé dix, vingt ou trente ans ensemble, nous sentons planer la menace. Les mots changent : vétusté : surcoût : concurrence. Ce dernier est le plus terrible. Car ce sont les camarades du monde qui possèdent l’avenir désormais. Le nôtre : l’agonie assurée. Et ce nonobstant notre vitalité.

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