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17 janvier 2022 1 17 /01 /janvier /2022 20:15

Enfant, il m’arrivait d’éprouver parfois, la nuit, la réalité d’un rêve ou l’évanescence du monde tangible. Pendant quelques instants, je ne savais plus où je me trouvais, et je craignais que mon âme ne fût demeurée prisonnière de mes songes tandis que mon corps, lui, comme tous les matins, se lèverait et travaillerait aux champs avec mon père. Quinze ans ont passé, et je retrouve ce même état d’incertitude. Je m’éveille d’un cauchemar, et cependant tout en est resté. Le décor, les odeurs, le goût de terre et de ferraille dans la bouche.

Où que je pose le regard, rien ne me semble digne de joie. J’ai quitté mon groupe et je marche, sans but réel, avec une idée précise cependant : je veux voir mes frères. Je croise des hommes dont certains poussent des cris aigus et drôles, lorsque d’autres vomissent des râles tristes et sombres. Victorieux, nous sommes, et il y en a pour le célébrer avec une effusion qui m’étonne. Parfois, je vais vers eux, et je demande : avez-vous vu mes frères ? Les connaissez-vous ? Je demande en anglais, je demande en français, et je n’obtiens aucune information.

Paradis en avril
Paradis en avril

Je sens que la tête me tourne, je veux m’asseoir mais je tombe. De ma besace, je sors une miche de pain dans laquelle je mords, et je mâche comme un damné, le front perlant de sueur, et mon corps résiste à cette intrusion, je réprime plusieurs haut-le-cœur. Je parviens à me dominer, mes mains tremblantes cherchent dans mon manteau boueux la flasque qui m’aide tant. La gorgée brûlante me ravive ; l’enfer manquait donc de flammes. Lorsque je me relève, je titube encore.

Paradis en avril
Paradis en avril

La crête de Vimy appartient désormais aux Alliés, et c’est à nous, Canadiens, qu’on le doit. Il aura fallu trois mois d’études et de préparation pour y parvenir, pour que trois jours de bataille emportent ce que trois ans d’opposition n’avaient su gagner. Ces trois jours m’ont semblé un seul, qui aurait duré un an entier. Comme mes camarades, j’ai peu dormi, peu mangé, hormis les morceaux de chair allemande que le retrait de ma baïonnette faisait jaillir jusque dans ma bouche. En revanche, j’ai beaucoup bu, et le sang également rouge du Boche, et l’alcool dont, au contraire d’autres soldats, je ne peux plus me passer.

Paradis en avril

Je marche, je me traîne, la guerre a fait de moi un serpent qui sait ramper pour mieux frapper sa proie. Ici je bute contre une jambe orpheline ; là contre un corps dont je ne sais si la tête, invisible, est enterrée dans la glaise ou a été pulvérisée par un obus. Pendant la guerre, la glèbe donne de biens curieuses moissons. Avec sa faux, j’en connais une qui saura aisément remplir son grenier cette année. Je vais, donc, dans ce no man’s land comme disent mes compatriotes anglophones, je fais le chemin inverse, et comme il me semble facile de traverser ce champ, je bondis par-dessus la tranchée sans me préoccuper de ce qui pourrait me transpercer la peau, je recroise ceux sur lesquels j’ai marché pour, au nom de notre jeune nation, atteindre notre objectif.

Paradis en avril
Paradis en avril

Il me vient soudainement à l’esprit que, peut-être, parmi les cadavres enjambés, se trouve celui de l’un de mes frères. Mon âme poétise : se peut-il qu’ils y soient, tous les deux, unis dans la mort, leurs pauvres corps déchiquetés reposant l’un à côté de l’autre, pareils, mais en moins gais, à nos jeux d’enfants quand nous allions pêcher au lac et que, excités par une rivalité naturelle, nous nous battions jusqu’à déchirer nos culottes. Nous nous assoupissions alors dans l’herbe, épuisés et violemment heureux, en sachant que notre mère nous tirerait les oreilles à notre retour. Voilà la tente de l’état-major. Elle est immaculée.

Paradis en avril
Paradis en avril

Deux officiers me dévisagent, puis retournent à leur stricte activité. Je les dérange, sans doute, mais peu me chaut, celui qui me renseignera se trouve ici. Et le voilà, assis, scribouillard, planqué comme on dit avec amertume lorsque les gaz nous chatouillent les narines, pourtant il a, à ce moment, tout pouvoir sur moi. Je me plante devant lui, les palpitations me reviennent, ma langue, elle, ne tremble pas. Mes frères, morts ? que je demande, et lui, sans lever la tête, me répond quels noms ? Paradis, c’est évident, puisqu’il y a un enfer, et qu’on s’y trouve. Le gars tourne une feuille, une deuxième, son écriture est élégante, fine mais autoritaire, son doigt glisse sur la page, tapote deux fois. L’un est mort, pour sûr. Quant à l’autre, il est probablement au purgatoire.

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8 juillet 2021 4 08 /07 /juillet /2021 18:00

Le goudron du trottoir fume ; l’averse d’été vient de cesser. Adrien sort du travail. Il est dix-neuf heures, c’est vendredi, la semaine est passée en dossiers épais et e-mails urgents, en fureurs de mecs incapables de lire un fichier Excel et auxquels il faut expliquer le b.a-ba de la bureautique pour sauver la réputation de la boîte. Le travail, cependant, n’est pas inintéressant, et Adrien perçoit un bon salaire, avec un fixe et des primes qui peuvent faire varier la paie du simple au triple. Il suffit que les clients s’estiment satisfaits dans le court questionnaire qu’Adrien leur envoie après chaque intervention.

L’avantage pour Adrien, c’est que les locaux de l’entreprise sont situés en plein Wazemmes. Adrien aussi s’est installé ici, à deux pas du marché bien pourvus en légumes consommés en circuit court. C’est l’été, c’est vendredi, Adrien a envie d’une bière bien fraîche, une blanche pour commencer, aux arômes d’ananas ou de fruit de la passion. Le portable à la main droite, il textote ses compagnons usuels des beuveries de fin de semaine. Les réponses parviennent vite. Encore au boulot, je te rejoins dès que possible. Peux pas ; réunion toute la soirée, pensez à moi. Émoticône complice. Une autre réponse : quel rade ?

Qui donne la vie donne la mort
Qui donne la vie donne la mort

Adrien tourne dans le quartier. Discrètement, il jette ses yeux dans les cafés aux zincs desquels plaisantent encore les ouvriers et les vieux du coin. Bientôt arriveront les étudiants et les jeunes actifs qui en ont commun d’avoir le foie assez solide pour absorber les litres houblonnés que la tireuse délivre. À cette heure-là, Adrien est encore un éclaireur. Ses lunettes rondes, sa courte barbe et son bonnet court le trahissent cependant. On le toise sans le rejeter, comme un étranger inoffensif. Il n’est certes pas un alien, mais il n’est pas du même monde.

Qui donne la vie donne la mort
Qui donne la vie donne la mort

Adrien finit par pousser la porte du Comptoir, depuis lequel on voit la bouche d’entrée de la station Gambetta. Les copains du centre pourront rentrer en sécurité. Avant cela, ils auront tous bu quelques pintes blondes, rousses et ambrées, et ils auront parlé dans ce même langage étrange dont ils usent dans leurs open-space, qu’ils comprennent et qui les identifie. Avant cela, les vieux et les ouvriers seront rentrés chez eux, auprès de leurs femmes, de leurs canapés et de leurs télés, auprès de leurs mômes qui n’écoutent pas et qu’il leur faut parfois corriger. Avant cela, ils auront spoilé toutes les séries du moment, et ils se seront étonnés des trouvailles narratives qu’à L.A., on produit à la chaîne.

Qui donne la vie donne la mort

La blanche fraîche est déposée devant Adrien. Pas de note, en revanche ; le bistrotier sait qu’il tiendra les comptes à la fin de la soirée. Des toilettes, Adrien voit sortir le père d’un de ses amis. La soixantaine, l’homme déballe des cartons à longueur de journée dans la supérette du coin. Adrien le salue, s’enquiert de sa santé et de son quotidien. On fait aller, répond l’autre, une de ces réponses qui englobe en un même message optimiste des semaines de labeur, de doute, de désespoir et d’hébétement généré par la répétition de la tâche.

Qui donne la vie donne la mort
Qui donne la vie donne la mort

La faune change. Des étudiants s’installent par grappes de six, de huit ou de douze. Dans la poche, ils n’ont rien pour manger et tout pour boire. A l’happy hour succédera la soirée en appartement clos, vodka et weed, jeux à boire et jeux de séduction que les amnésies de la nuit emporteront. Jérémy a terminé sa réunion. Il a rejoint Adrien. Ensemble ils trinquent et s’esclaffent à la moindre phrase de Jérémy, qui narre ses conquêtes des corps féminins rencontrés près de la fac de médecine, ou de celle de droit. Ce sont de pauvres récits, dont l’issue est connue et la preuve incertaine, mais cela console Adrien dont la vie sentimentale est pareille à la chope qu’il repose : vide.

Qui donne la vie donne la mort
Qui donne la vie donne la mort

L’horloge s’affole. L’alcool dilué dans le sang fait s’accélérer le temps. Pour aller aux toilettes, Adrien titube ; devant l'urinoir, le sexe à l’air, il se convainc à haute voix qu’il n’est pas ivre. En sortant, il toise deux étudiants en histoire qui discutent du Wazemmes d’antan. Les mots n’évoquent rien pour Adrien ; ni la campagne parsemée de moulins, ni les industrieuses courées où se tassaient les ouvrier du textile. Bêtement, Adrien ricane. Comme tout cela lui paraît irréel, absurde. Il ne sait même pas ce que peut être une courée. Tout à coup, il lui semble extraordinaire que cette ville imaginaire dont parlent les étudiants se nomme aussi Wazemmes. Adrien retourne auprès de Jérémy. A sa table, une belle brune l’attend.

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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 19:00

Par la route, la distance est d’environ cinquante kilomètres. Ils ont mis un peu plus d’une heure, sans se presser. Ils ont traversé quelques forêts, des champs offerts aux cultures et des hameaux qui s’allongent le long de la route, souvent anonymes, rattachés à un bourg plus important. En ville, ils ont trouvé à garer la voiture facilement. Sans y prêter attention, ils ont marché à vive allure. Le tribunal doit rendre son verdict aujourd’hui.

Léo remarque que son père tremble. Il ralentit l’allure. Il se met à parler de tout et de rien, comme pour faire diversion. Dans le temps, Mario était un gars solide. Un mètre quatre-vingt, le corps sec et les bras forts, il impressionnait son monde à Condé. Lorsqu’il rentrait chez lui, sa gueule noire de charbon effrayait tous les gamins, sauf le sien, qui se jetait à son cou malgré les remontrances de la mère qui voyait venir la corvée de lessive. Mario, ce père obscur aux quarante années passées sous la terre pour lui arracher cet or noir qui brûlait les poumons.

Désunion sinistre
Désunion sinistre

Ils ne semblent pas particulièrement attendus. La cour d’assise est silencieuse, et pourtant elle fourmille de personnes affairées. Léo ne saurait dire qui est qui. Avocats, procureurs, juges : c’est un autre monde. Léo demande à un policier où se trouve la salle indiquée sur sa convocation. Couloir, gauche, droite, poussez la porte. Ils obéissent, comme deux automates. La main de Mario s’appesantit sur le bras de Léo. Dans la salle, ça bruisse de murmures, de feuillets qu’on consulte, qu’on tourne, qu’on froisse parfois.

Désunion sinistre
Désunion sinistre

Un homme lit le déroulé des faits. Dix ans auparavant, dans la commune de Condé-sur-l’Escaut sont arrivées trois voitures. Six individus, dont les visages étaient dissimulés, en sont sortis. Ils ont pénétré la perception des impôts de ladite ville. Ils ont menacé le percepteur et les agents s’y trouvant. Si les témoins oculaires s’accordent sur le déroulement du braquage, leurs informations sur les auteurs divergent. Le montant total du butin a été estimé à seize millions de francs, constitués en grande partie des reversions en numéraires effectuées par les mineurs de Condé et des environs pour leurs retraites futures.

Désunion sinistre

Dix ans auparavant, dans la commune de Condé-sur-l’Escaut, un homme, nommé Pierre, a frappé chez Mario. Pas de canon, merci, pas le temps. Dois aller voir tout le monde. Braquage à la perception. Trois mois de pensions envolés. Mario a pris une chaise, s’est écroulé dessus. Dans la mine, il avait l’habitude d’aller au fond. Mais, à cet instant-là, il s’était abîmé plus profondément que jamais.

Désunion sinistre
Désunion sinistre

La police avait enquêté. Elle avait remonté la piste de groupes révolutionnaires d’extrême-gauche, elle avait procédé à plusieurs arrestations. Au nom de l’amnistie prononcée par le président nouvellement élu, les braqueurs avaient été libérés. Affaire politique, avait-on dit à Mario, qui ne connaissait rien des arcanes de la justice ou des mystères du droit. Lui avait compris : on méprise ton travail. On méprise la noirceur de tes poumons. On te méprise, petit mineur, et même ceux de ton camp te méprisent : ils t’ont volé ton argent.

Désunion sinistre
Désunion sinistre

Dans la cour du tribunal, on débat encore. Au nom de leurs propres santés, les voleurs seront déclarés libres. Au nom de la grandeur démocratique du pays, on refuse d’enfermer trop longtemps ceux qui ont paré leurs crimes d'une couleur qui habilla jadis certains idéaux. Mario fait un signe à son fils. Partons. Il sait ses poumons déjà encrassés ; à son tour, son cœur vient d’en prendre un coup. Lorsque l’on est le premier barreau de l’échelle sociale, il est probablement normal que tous vous marchent dessus pour se faire mieux voir. Y compris ceux qui prétendent vous défendre. Sur la route du retour, Mario pense : je suis un idiot utile.

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11 juin 2020 4 11 /06 /juin /2020 18:00

Les hommes regardent les femmes et les femmes regardent les hommes. Ce qui vient de se passer prend dans leur esprit, à une vitesse sidérante, la proportion d’un mythe. Aucun d’entre eux ne saurait décrire avec précision la succession des événements, et le rôle de chacun. Et tandis que la bande des hurlus, au loin, fait entendre le geignement de ses blessés et la colère de ses fuyards, eux, femmes et hommes de Lille, font silence, et laissent le rythme de leurs cœurs s’apaiser.

Comme une digue qui cède soudainement, et laisse les flots immerger les terres jusqu’alors protégées, la parole se libère chez chacun, et d’un seul coup. Hommes et femmes laissent échapper de leurs gorges restées sèches le long cri de la victoire, puis ils tentent de trouver une oreille pour conter leur exploit personnel. Un tel a assommé un hurlu d’un coup de masse, une autre a arraché des cheveux et des lambeaux de peau à la seule rage de ses ongles. Ils se découvrent en armée.

Femmes bouleversantes
Femmes bouleversantes

Les hommes, entre eux, miment les moments clés de la bataille. Il y a d’abord la surprise de voir arriver les hurlus, ces protestants misérables qui font tâche dans leur belle province flamande acquise aux Espagnols. Les récits de leurs exactions passées dans les villes voisines inquiètent d’abord, puis fâchent ensuite. On se précipite à leur rencontre, on arme son arbalète, on dégaine sa dague et son épée, on passe la main sur la masse encore lisse et immaculée. Puis le combat s’engage, on distribue les coups, on désespère l’ennemi.

Femmes bouleversantes
Femmes bouleversantes

Les femmes ont cédé à la même vanité, évidemment. Elles se sont surprises à lutter au corps à corps avec des hommes dont la simple évocation, la veille encore, provoquait chez elles de vives angoisses. Elles n’avaient pas d’armes, alors elles ont pris ce qui leur tombait sous la main. Elles ont combattu avec des pelles, des fourches et des pieds de chaise. Elles n’ont fait preuve ni de mansuétude, ni de tendresse. Elles ont vu leur ville, leurs maisons et leurs commerces, et leurs maris et leurs enfants menacés par la vermine et la violence. Elles ont entendu les pleurs et les cris terrifiés. Elles ont délivré la cité.

Femmes bouleversantes

La nouvelle a tôt fait le tour de la ville, comme une traînée de poudre qui, à peine enflammée, s’en va vers les entrepôts et les barils encore secs. Une population joyeuse converge vers l’hospice de la comtesse Jeanne, que d’ordinaire on approche qu’avec méfiance ou tristesse. A sa tête, les magistrats viennent féliciter les archers et les hallebardiers pour leur courage et leur dévouement. Les capitaines de ces deux corps sont salués, et leurs noms aussitôt retenus par la foule.

Femmes bouleversantes
Femmes bouleversantes

Ainsi les hommes entre eux célèbrent leur bravoure séculaire qui justifie leur rôle de garants de la paix et de gardiens des foyers. Parmi les femmes cependant, l’indignation remplace peu à peu l’approbation candide des mâles exploits. Elles aussi ont fait obstacle de leur corps aux hurlus hurlant. Elles aussi ont manié les forces brutes de la violence physique. L’une d’elles s’avance, c’est une cabaretière. D’autres, derrière elle, l’encouragent. C’est elle qui, la première, a donné l’alerte. Ce sont elles, ensemble, qui y ont d’abord répondu.

Femmes bouleversantes
Femmes bouleversantes

Les hommes se regardent, interdits. La cabaretière, une dénommée Maillotte, apostrophe maintenant le capitaine des archers, elle lui rappelle que c’est elle qui les a secoués de leur torpeur qu’avait provoqué leur beuverie. Le capitaine a été un héros quelques instants et désormais, c’est le nom de Jeanne Maillotte que la populace scande. Les magistrats s’avancent vers elle, et elle leur tient tête. Les hommes, alors, quittent la place tandis que les femmes, qui les regardent, y restent. Elles sont les maîtresses du champ de bataille.

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7 décembre 2019 6 07 /12 /décembre /2019 19:00

Lorsque madame Lancelin avait annoncé à ses élèves de classe élémentaire qu’ils iraient visiter le grand musée au cours du mois prochain, certains avaient ouvert de grands yeux. On ira donc à Paris ? demandèrent-ils. Non, les enfants, avait-elle répondu d’un ton docte : nous n’allons pas au musée, c’est le musée qui vient à nous, et elle pressentait que cette formule, si bien trouvée qu’elle n’en était pas l’auteur, laissait coi les petits. Le grand musée se trouve maintenant à Lens, ajouta madame Lancelin. Leurs yeux se firent encore plus ronds.

Cinq semaines et deux jours plus tard, une fois le temps de la confusion, celui des explications, celui encore de la préparation et celui du voyage en autobus passés, les vingt-huit enfants de la classe de CE2 passèrent les portes du Louvre, puisque c’était le nom du grand musée. Chacun possédait un livret, confectionné par madame Lancelin elle-même, où apparaissaient des questions auxquelles les élèves devaient répondre dans le temps imparti à la visite. La maîtresse n’avait pas encore donné toutes ses consignes – pas toucher, pas parler trop fort, pas manger, pas rire, pas courir, pas de mots grossiers – que tous les enfants, par groupe de trois, quatre ou cinq, s’étaient éparpillés dans la grande galerie.

Du genre humain
Du genre humain

Gabrielle, huit ans, préférait quant à elle cheminer seule. Elle n’avait pas jeté un seul regard au questionnaire, préférant zyeuter çà et là ce que le grand musée pouvait bien receler. Elle regardait un tableau où une femme aux seins nus, brandissant un drapeau français, était suivie par des garçons et des hommes en arme lorsque, tout à coup, elle sentit une main se poser sur son épaule. C’était un samouraï, et il lui demandait si elle voulait venir à une fête. Elle était impressionnée, mais elle était davantage surprise : elle n’avait jamais appris le japonais et, pourtant, elle comprenait ce que ce guerrier lui disait, et ce malgré le masque qui dissimulait son visage.

Du genre humain
Du genre humain

Le musée, c’était bien, mais la fête devait être encore plus chouette. Elle suivit alors le samouraï qui allait entre les œuvres, sans que personne ne fît attention à lui. Seulement, au bout d’un moment, le samouraï se retourna vers Gabrielle et lui avoua qu’il ne savait pas tellement où se déroulait la fête. Il suggéra, devant la moue désolée de la fillette, qu’ils se séparassent afin de demander des informations à toutes les personnes qu’ils croiseraient.

Du genre humain
Du genre humain

Dans sa déambulation, Gabrielle croisa : un prince de l’État Lagash qui ne la comprit pas, des généraux antiques auxquels il manquait des bras, un centaure qui essayait d’enlever la femme d’un héros, une femme et son enfant pleins d’amour l’un pour l’autre, une chatte qui se disait déesse et une déesse, une vraie, aux hanches larges qui célébraient la fécondité. Gabrielle tira même par la bure un moine hiératique dont aucun souffle, ni aucun son, ne sortaient, et duquel elle n’obtint pas un regard. C’est donc par hasard qu’elle trouva la fête : en fait une réunion d’êtres bigarrés venant du fond des âges ou du bout du monde, et qui s’animaient aux mélodies de curieux instruments. Voyant Gabrielle les rejoindre, ils la saluèrent bruyamment.

Du genre humain
Du genre humain

Momies de pharaons, dieux aztèques et anges gothiques, ils lui firent honneur, et place parmi eux. Elle était la seule représentante – vivante, s’entendait – de ce qu’ils avaient été ou de ceux qui les avaient créés. Un à un, ils vinrent lui rendre leurs hommages. Cependant, un aigu brouhaha se faisait entendre. C’était toute une armée de lutins, énervés de n’être pas invités, qui manifestaient à l’entrée. Gabrielle se mêla de la dispute et, devant le refus d’accueillir ces représentants de Lilliput, elle parlementa.

Du genre humain
Du genre humain

Les palabres ne durèrent guère. En effet, Gabrielle usa d’un redoutable argumentaire. L’ouverture caractérisait ces lieux : ses habitants devaient donc en être les premiers bénéficiaires. Et puis, le temps passait et, des bisbilles, tout le monde se lassait : on fit la paix. On profita d’une belle après-midi où chacun rit et partageait de vieux souvenirs ; récits de tous pays, vérités parfois oubliées et légères plaisanteries. Ce fut un claquement de mains qui mit fin au raout. Madame Lancelin rappelait à elle ses têtes blondes. Gabrielle eut à peine le temps de dire adieu. Ses amis d’un moment avaient disparu en un clignement d’yeux.

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4 juin 2019 2 04 /06 /juin /2019 18:00

C’est ici, déclara Jean, et autour de lui un groupe se forma. Ils étaient cinq, ouvriers à la semaine, qui cherchaient un coin pour casser la croûte. Ils avaient tous le même repas : une miche de pain, un morceau de lard, une belle tranche de fromage et un cruchon de bière pour rincer. Ils s’assirent par terre, où il y avait encore des dalles, près du bloc de pierre rectangulaire sur lequel, autrefois, on buvait du vin plutôt que de la bière. Jean souhaita un bon appétit, et tous se turent.

Des cinq, Jean était celui qui connaissait le mieux les lieux. Rien d’étonnant à cela : Jean avait grandi à l’ombre des murs de l’abbaye et il avait, bien des fois, pénétré l’enceinte sacrée, se cachant des moines qui enrageaient de ne pouvoir l’attraper pour le châtier. Son père lui-même avait travaillé là comme journalier, gagnant de quoi nourrir sa famille sans recevoir en retour un seul sourire ou un peu de compassion. Le labeur seul, estimaient les moines, est à toutes les peines une consolation. Désormais, les moines avaient disparu ; chassés, on travaillait à ce qu’ils ne revinssent plus.

Pierre blanche contre bande noire
Pierre blanche contre bande noire

Découpant une belle tranche de lard, Mathieu, l’un des ouvriers, fit remarquer qu’il n’y a pas si longtemps, l’abbé officiait ici, puisqu’en réalité, le groupe mangeait aux pieds de l’autel. Je préfère le pain véritable à celui sans levain, répliqua Jean, et il mordit d’un air rageur dans sa miche. Paul, le petit commis du contremaître, vint bientôt les prévenir que le travail allait reprendre. Ils soufflèrent en guise de protestation mais finirent par se lever. Cet après-midi, on attaquait la partie extérieure du cloître.

Pierre blanche contre bande noire
Pierre blanche contre bande noire

Depuis plusieurs mois déjà, les oraisons s’étaient tues en l’abbaye de Saint-Amand-les-Eaux. A la place résonnaient les coups de pioche, de masse et de marteau. C’était un travail colossal qui nécessitait cependant de la précision et de l’attention. Le nouveau propriétaire des lieux désirait, en effet, vendre la pierre aux acheteurs des environs. Des décrets révolutionnaires avaient permis l’achat des biens ecclésiastiques et de ceux des émigrés. L’abbaye, comme tant d’autres monuments, faisait partie d’une liste dont la destruction était la destinée.

Pierre blanche contre bande noire

Jean pesta contre un pan de mur duquel il était chargé. La maçonnerie résistait à ses coups pourtant savamment portés, et Jean hurlait alors des jurons dont les angelots de pierre, heureusement pour eux, n’étaient point témoins. Marc vint à sa rencontre, l’air moqueur. Le voyant ainsi, Jean se recula et l’invita à faire montre de sa force. L’autre essaya : le mur tint bon. Au bout de plusieurs minutes d’effort, Marc s’arrêta, lui aussi, et déclara que, comme il l’avait vu faire à Sélincourt, le mieux serait d’y porter la poudre et le feu.

Pierre blanche contre bande noire
Pierre blanche contre bande noire

Luuk, le contremaître flamand, entendit ces paroles. Il se porta devant les deux hommes et entreprit de les injurier. Ils ne connaissaient donc rien à leur métier. Non seulement leur bêtise les empêchait de bien travailler, mais pis encore, elle menaçait l’existence même de ce chantier, et de leur gagne-pain à tous. Jean calma les ardeurs de Luuk, en lui expliquant le problème qui se posait à eux. On réfléchit alors à une solution. Un nouveau groupe se forma autour de Jean, de Marc et de Luuk, dont le but était de savoir comment desceller ces pierres séculaires. A force de patience, de sueur et d’intelligence, ils parvinrent à le faire. Mais le mur était encore vaste et sa démolition prendrait sûrement des semaines.

Pierre blanche contre bande noire
Pierre blanche contre bande noire

On en était aux lamentations d’usage lorsqu’un homme, étranger à tous, se présenta à eux. Le voyant, certains ricanèrent. C’est le grand dadais en chef, lancèrent certains. L’homme, qui n’était pas tout à fait inconnu des ouvriers, venait encore les persuader d’arrêter les travaux. Il dit que c’était leurs racines qu’ils arrachaient. Il dit encore que les carriers ne pouvaient se faire saboteurs, et qu’ils ne sauraient être de la bande noire les serviteurs. A ce mot, ils rirent franchement. Bande noire, répétèrent-ils, tandis qu’ils soufflaient pour exprimer leur mépris. Et, ignorant soudainement leur visiteur, ils se remirent à l’ouvrage.

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26 novembre 2018 1 26 /11 /novembre /2018 19:00

Elsa entendit un grand boum dans le logis. Quand elle en poussa la porte, elle vit le tabouret de bois qui était par terre. Puis, levant les yeux, elle vit son père qui se balançait au bout d’une corde, les mains agrippées à son cou et le visage rouge, prêt à éclater. La fillette demeura tétanisée, n’ayant jamais vu son père en pareille position, et le visage de celui-ci la terrifiait, plus encore que quand il se mettait en colère. Soudain, la corde rompit et son père chuta lourdement sur le sol. Alors, seulement, elle hurla.

 

Les copains de papa arrivèrent, alertés par les cris d’Elsa. En réalité, la fillette pleurait parce qu’elle croyait que son père était mort, parce qu’il ne bougeait plus et qu’il ne réagissait pas lorsqu’elle l’appelait. Lorsque les copains : Mimile, Dédé, le grand Vincent et Jeannot arrivèrent, papa retrouvait ses esprits et murmurait qu’il était désolé, désolé, désolé. Les copains ne s’occupèrent guère de la fillette, soutenant plutôt l’ex-pendu, lui demandant pourquoi il avait fait ça, redoutant, bien-sûr, la réponse de l’intéressé.

Les derniers de cordée
Les derniers de cordée

Un mois plus tôt, la grève s’était terminée. Ç’avait été une grève longue en semaines et Mimile, Dédé, le grand Vincent, Jeannot et papa, dont le vrai prénom était Michal l’avaient faite ensemble, bien qu’ils ne travaillassent pas dans la même usine, ce qui n’empêchait pas qu’ils étaient amis car, étant jeunes, ils s’étaient connus dans les courées où habitaient leurs parents respectifs. La grève, ils l’avaient faite jusqu’au bout, espérant jusque dans les derniers jours que les choses tourneraient en leur faveur.

Les derniers de cordée
Les derniers de cordée

Dix semaines passées dans la rue au lieu d’être dans l’atelier. Cent mille ouvriers, et plus encore, qui faisaient corps contre les décisions du patronat, cent mille corps et cent mille bouches qui disaient non, qui refusaient la baisse des salaires, qui voulaient que ce qui avait été acquis de haute lutte demeure. Un à un, les ateliers avaient fermé et, lentement, le consortium tout-puissant, l’alliance des possesseurs de l’argent vit se dresser contre elle une armée de petites mains, de contremaîtres aussi, décidée à tenir, coûte que coûte.

Les derniers de cordée
Les derniers de cordée

Michal, Mimile et les autres s’étaient retrouvés ensemble à quitter le textile pour battre le pavé. Au début du mois de mai, ils affichaient sur leurs mines leur confiance, quand tout le monde débrayait, sûrs de faire partie des futurs vainqueurs, car tout cela coûtait cher aux patrons. Les indépendants, d’ailleurs, avaient fini par plier les premiers, sans toutefois s’humilier, car la baisse de salaire fut tout de même entérinée, même si elle fut moins forte qu’annoncé. Au mois de juillet, Michal, Jeannot et les autres étaient inquiets. Les ouvriers, peu à peu, reprenaient le travail. Le consortium des patrons de Roubaix tenait bon.

Les derniers de cordée
Les derniers de cordée

Dans les derniers jours de juillet, Michal, le grand Vincent et les autres se résignèrent. Sans paie depuis deux mois, les anciens du textile vivotaient tant bien que mal, les enfants criaient famine, les yeux hagards des ouvriers rencontraient l’impuissance de leurs femmes et la fermeté des patrons. La mairie avait bien débloqué des fonds mais cela était insuffisant pour vivre. Dédé, Mimile, Jeannot et le grand Vincent retournèrent au travail, la tête basse mais le ventre bientôt soulagé. Michal, lui, trouva porte close quand il revint à son atelier. La grève l’avait fait crever.

Les derniers de cordée
Les derniers de cordée

Elsa voyait bien que son papa n’était pas mort, mais son regard était vitreux. Assis sur un tabouret, il demeurait prostré entre ses amis. Michal peinait à retrouver du travail. Ne pas le reprendre, c’était, pour les patrons, une leçon que l’on donnait à ceux avec qui l’on avait été magnanimes. Incapables de lui dire quoi que ce soit, réduits au silence par leur statut de travailleur, Mimile, Dédé, le grand Vincent et Jeannot se résolurent à partir. Non sans laisser, sur la table, un maigre pécule, adressant une moue peinée à Elsa, et marmonnant des au revoir qui avait des accents d’adieu.

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5 juin 2018 2 05 /06 /juin /2018 18:00

Laurent entre dans la grande baraque. Il a vingt ans. De taille moyenne, des yeux noirs et perçants, une barbe de quelques jours, drue, qui cache la saleté de sa peau, lui mange le bas du visage. Lui n’a pas mangé depuis deux jours. Ses parents le pensent étudiant. En droit ou en économie : son père ne sait pas vraiment. Sa mère le sait, elle : il étudie le droit de la famille, il veut être avocat. Elle en est fière. Elle en parle tous les jours à ses collègues.

La dernière fois qu’il a vu ses parents, Laurent avait pris une douche dans un refuge pour sans-abris. C’est ce qu’il est réellement. Ses études, il les a abandonnées. Ses amis, il les a oubliés. L’inverse est vrai. Laurent vit de bric et de broc, cherche dans les poubelles une subsistance souvent trop maigre, se résigne à faire la manche, tout en baissant les yeux : la crainte d’être reconnu par quelqu’un de son ancienne vie. Il a de nouveaux amis, compagnons d’infortune, clochards comme lui.

Le grand luxe
Le grand luxe

C’est le vieux Gabriel qui lui a donné l’adresse. Gabriel traîne souvent autour de la gare. C’est un bon gars, un peu solitaire, qui se méfie la nuit des amis qu’il côtoie le jour. Il y a une grande maison à Croix, qu’il lui a dit. Croix, c’est un autre monde. Celui des gens qui n’ont pas de souci. Au moins, pas celui de l’argent. La maison est vide de ses propriétaires, vide de meuble, mais pas vide d’occupants. Tous les soirs, et tous les jours, des squatteurs l’occupent.

 

Le grand luxe
Le grand luxe

Comme tous ceux qui s’y trouvent déjà, Laurent a sauté par-dessus les barrières, maintenues entre elles par un cadenas. Le jour tombe, mais on distingue encore les contours de la bâtisse. On dirait un palais. Ses lignes droites se dessinent sur le ciel qui violace. Le parc est plein d’herbes hautes, de ronces et de chardons qui trouvent là une aire de liberté. Chez les voisins, ces herbes auraient déjà reçu une bonne dose de désherbant, ou auraient succombé à la main d’un jardinier tatillon. Laurent atteint la porte d’entrée.

Le grand luxe
Le grand luxe

Laurent croise un homme et une femme, qui le regardent à peine. L’homme a l’air excité, la femme a les yeux mi-clos. Lui parle très vite, elle marmonne quelque chose d’inaudible. Laurent demande s’il y a des chambres là-haut. Pas de réponse. Laurent arrive dans une grande salle, probablement l’ancien salon des propriétaires. L’intérieur est ravagé, mais il croit y reconnaître une ancienne pièce de vie commune. Dehors, le jardin n’est plus que l’ombre de ce qu’il a du être, autrefois. Un bassin le parcourt tout en longueur. Y ont échoué toutes sortes d’objets : bouteilles en plastique, pneus de voiture et même un caddie de supermarché.

Le grand luxe
Le grand luxe

Laurent monte aux étages. Il croise encore deux hommes, jeunes, comme lui. L’un d’eux est un camarade de lycée. Il ignore Laurent, peut-être honteux, peut-être orgueilleux. Laurent visite la maison : les chambres des enfants, la salle de bain, la salle de jeux. Il se demande comment des enfants de riches pourraient vivre là. Et il se souvient : c’est un squat. Une maison collective. Un refuge contre le froid de l’hiver, contre le monde du dehors dont lui et ses camarades d’infortune se sentent rejetés. Tout à coup, Laurent comprend. Cette maison, il la connaît.

Le grand luxe
Le grand luxe

C’est la villa Cavrois. Son père lui en parlait de temps en temps, lui le féru d’architecture, lui qui n’a jamais pu faire d’études car, à l’époque, cela aurait coûté trop cher à sa famille. Laurent ferme les yeux, essaie de se remémorer les photographies des revues de son père. La villa au temps de sa splendeur, de son utilité première, lui revient en images dorées. Le père, la mère, les enfants, le personnel de maison : un monde disparu, balayé par ceux qui, aujourd’hui, tels des zombies, arpentent les couloirs et occupent les pièces. Laurent trouve une chambre inoccupée, un vieux matelas jonche le sol. Il pose son sac, se couche sur le matelas et s’endort.

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31 décembre 2017 7 31 /12 /décembre /2017 19:00

Dans cette étrange procession de pénitents, ils marchaient la tête haute. Pour prix de leur résistance, ils quittaient l'université. Derrière eux, ils laissaient les collèges : flamands, français, anglais et écossais, et toute la marmaille insolente des nations étudiantes. Dignes, ces dizaines de représentants du savoir se savaient à jamais ostracisés, du moins dans le royaume, et pourtant ils ne semblaient nullement affligés.

Quelques étudiants assistaient, stupéfaits, à cette mise au pas ordonnée, loin de là, par un soleil qui se faisait appeler roi. D'autres, plus nombreux, manifestaient bruyamment leur soutien à ces professeurs qu'ils savaient exigeants et dont la lutte en mots contre une déclaration jugée odieuse donnait du sens à leurs magistrales démonstrations. Mais la plupart des étudiants, enfermée dans des livres ou bien dans des tavernes, n'assistait pas à cet exil forcé.

A fourbes, fourbe et demi
A fourbes, fourbe et demi

Aux plus simplets, on expliquait la raison de ce terrible ballet. Le roi, succédant à l'empereur, en avait après les bénéfices épiscopaux. Étant tout, c'est-à-dire le roi, l’État, la loi, il avait décidé de garder pour lui ce qui était vacant, niant les privilèges et les coutumes, défiant, parmi tous les évêques, principalement celui de Rome. Ici ou là, dans le royaume, beaucoup avaient baissé la tête. D'autres l'avaient relevée et refusaient la maîtrise, toute gantée et dorée qu'elle fût, d'une main temporelle sur les trésors sacrés.

A fourbes, fourbe et demi
A fourbes, fourbe et demi

Ces professeurs - on voyait maintenant le dernier s'évanouir dans l'horizon du pays douaisis -, avaient défié Louis qui avait, en outre, affirmé son autorité sur une institution si partisane qu'on la disait ultramontaine. Le bon vouloir du souverain avait tranché : que ceux qui s'opposent soient destitués. Ainsi fut-il fait. Et, tandis qu'il ne restait des anciens maîtres ni souvenirs ni traces, de nouveaux comparurent, prêts à relever l'université de Douai.

A fourbes, fourbe et demi
A fourbes, fourbe et demi

Leur maîtrise savante étant acquise, il leur fallait désormais prouver leur attachement aux intentions royales. L'affaire précédente avait fait grand bruit : on redoutait de nouveaux troubles. On souhaita, dès lors, connaître les secrets des âmes et des pensées de ces esprits si achevés. La menace venait précisément de ce que l'on soupçonnait ces savants d'obédience à un évêque flamand dont les prises de position offusquaient les bonnes gens et se rapprochaient des dangereux protestants.

A fourbes, fourbe et demi
A fourbes, fourbe et demi

Alors, en haut lieu, on complota. Les plus extrêmes voulurent se saisir des personnes et les soumettre à la question. Les plus naïfs souhaitaient leur poser simplement la question. Mais il se trouva les plus malins qui élaborèrent un stratagème : on écrivit une lettre qui émanait, c'était faux, d'un de ceux qui, par leurs idées, ébranlaient la royauté. Ainsi la confidence en appelait une autre, fatale celle-là, à qui la révélait.

A fourbes, fourbe et demi
A fourbes, fourbe et demi

On put, de cette façon, retirer le masque de l'infamie des visages des coupables. Leurs noms étaient murmurés dans le creux des oreilles indiscrètes tandis qu'on les évitait le plus possible. De Paris, d'autres lettres partirent, de cachet cette fois, qui leur intimait, à eux aussi ,le départ et la honte. Et, comme quelques mois auparavant, on vit dans les rues de Douai cette étrange procession d'hommes sages que le destin accablait.

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16 juillet 2017 7 16 /07 /juillet /2017 18:00

De mémoire d'hommes, le port n'avait jamais connu telle agitation. De tous côtés, des hommes et des enfants couraient, se bousculant dans un tohu-bohu joyeux d'où claquaient, souvent, de grands éclats de rire. Sur le quai, des caisses et des sacs s'entassaient. On les sortait à renforts de bras forts des cales de bateaux pris au nord, sur les flots battus par le vent. Un homme, seul, trônait au milieu de son butin.

Jean Bart. Son nom explosait si souvent des bouches rieuses que lui-même n'y prenait plus attention. On l'apostrophait pour un oui, pour un nom. On criait son nom pour le féliciter, pour lui demander une place sur son navire, pour lui demander une remise sur un sac de blé, pour le louer, pour lui donner une tape dans le dos, pour lui payer à boire à la taverne, pour l'inviter à sa table, pour le serrer dans ses bras, pour l'embrasser fort sur chaque joue, pour le regarder dans les yeux.

Du pain et des feux
Du pain et des feux

Lui, évidemment, restait serein. Il venait de vivre des semaines en mer, brinquebalé par les vagues, giflé par la brise, poursuivi par les Hollandais. Il avait vu le blé cerné par l'ennemi honni, il avait compris que la famine se prolongerait, il avait flairé l'argent sonnant du roi qui bientôt le flatterait. Alors, comme on joue un coup aux dés, il avait décidé d'attaquer. Sur les ponts, des hommes armés de sabre s'entretuaient. Ce fut un carnage.

Du pain et des feux
Du pain et des feux

Dans son carnet, il notait méticuleusement les denrées qu'on débarquait derrière lui. C'est que sa prise lui rapportait gros, en plus de ce que le roi, agacé par ses rivaux septentrionaux, lui paierait pour ses services. Son esprit était à l'argent, et non plus aux corps sans sang mais bientôt plein d'eau qu'il avait fallu faire basculer par dessus bord. Quelques Français seulement, et des centaines de Hollandais. La canaille coulait vite.

Du pain et des feux
Du pain et des feux

Un grand bruit lui parvint bientôt. A terre, un homme que l'on rouait de coups. Autour de lui une foule compacte, hargneuse, hurlante, le frappait de ses poings, de ses pieds et de ses domestiques objets. Battu à mort, le pauvre gémissait encore. Le grand capitaine vint à ses secours, dispersa la bête aux mille bras. Tel le bourgmestre, il s'enquit de l'origine de l'émotion. C'est que cet homme, qui gisait là, inerte, gardait depuis longtemps du blé en ses greniers. En somme, il n'avait eu que ce qu'il méritait.

Du pain et des feux
Du pain et des feux

Tandis que l'on relevait l'homme sanguinolent, ses compères accouraient peureusement sur les quais. Eux aussi avaient gardé du grain chez eux. Eux aussi souhaitaient dorénavant le vendre pour le bien-être de la population. La bonté augmente lorsque les prix baissent, approuva en souriant le grand Bart. Certains de ces coquins furent quittes pour une légère bastonnade mais les affaires reprirent vite et chacun marchandait maintenant au mieux les biens qui s'écoulaient.

Du pain et des feux
Du pain et des feux

La rumeur aussi avait débarqué. De bouche à oreille, elle décrivait la bataille en des mots glorieux. Pour le royaume, Jean Bart avait piqué des flancs et crevé des yeux. On lui porta alors sur un billet des nouvelles de l’amiral des Provinces-Unies. Il est mort, proclama Bart, mort pour quelques boisseaux de blé. Profitez braves gens, profitez donc, car le prix de ce blé est le prix du sang.

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