12 mars 2022
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19:00
Les deux volatiles accourent vers l’enfant. Le jarre est le plus rapide, et commence à picorer les quelques miettes que l’enfant a jetées à leur attention. L’oie, voyant que tout a été dévoré, s’approche de la fillette. Elle cacarde méchamment, mais la fillette ne se laisse pas impressionner. Elle répond, avec son langage enfantin, et dresse le doigt comme pour donner la leçon. L’animal insiste, puis recule. La fillette a maintenant des mots plus doux pour elle. Elle promet de revenir le lendemain, si ses parents le veulent bien.
L’enfant fait un demi-tour soudain, et se met à courir. Le château lui a toujours fait peur. Elle ne s’y aventure que pour nourrir les bêtes, et discuter avec elles. Au coin du chemin, un vieillard l’arrête. Il l’a vue jouer à la mère bienveillante, et il ricane. Se penchant en avant, avec ses mains sur les genoux, il demande si la fillette sait bien que les oies ne savent pas parler, qu’elles ne comprennent rien du langage humain. Il rit, un peu cruel, de l’enfantine innocence. Mais la fillette, elle, ne rit pas.
Très sérieuse, elle affirme que les oies comprennent bien ce qu’on leur dit, puisque ce ne sont pas vraiment des oies. Son père lui a confié le secret. En réalité, ces volatiles sont les anciens habitants du château de Pirou, qu’un danger avait effrayés. Transformés en oies pour échapper à la menace, jamais ils ne purent revenir à leur forme humaine. C’est pour cela qu’il faut les soigner avec bonté et gentillesse. On ne sait jamais : c’est peut-être un ancêtre que l’on maltraite.
Tandis que le vieillard se redresse, la fillette s’enfuit. Elle craint les ombres des tours crénelées et du donjon, dans lesquels se battaient, à coups de lances et d’épées, de vils hommes et de preux chevaliers. Cela aussi, c’est son père qui le lui a raconté. À l’école, l’instituteur lui a dit que cela était vrai. Cependant, pour les oies, il a précisé sévèrement que c’était une légende ; mais la fillette ne connaît pas ce mot. Et les oies, comme les chevaliers, sont pour elle nimbés d’un halo de vérité.
De son côté, le vieillard a suivi le chemin inverse. Il passe sous le portail, longe les murs de pierre qui, autrefois, ont dû voir passer des rangées de lanciers aguerris. Malgré son âge, il se faufile dans les ruines dans lesquelles il n’éprouve rien plus que de la solitude ; mais est-ce bien à cause du château ? Comme l’enfant, il vient pour les oies. Elles sont grasses, et assez peu farouches. À la dernière Pâques, il en a fait rôtir une dans son foyer.
La volaille vient à lui. Confiante, elle espère que la main qui se tend délivrera un peu de pain ou bien du grain. Hélas pour elle, le vieillard l’a saisie par-dessous les ailes et, ingambe comme au temps de sa jeunesse, il détale. Il parvient, essoufflé, dans sa masure, puis lâche l’animal dans son jardinet. Dans sa cuisine il se hâte, éprouve une lame sur son doigt, hésite à l’aiguiser davantage sur sa meule de pierre, et finalement renonce. Dans l’embrasure de la porte, l’oie le regarde. Elle est calme.
Le vieil homme s’approche d’elle, prêt pour la sinistre besogne. Il lui suffira de suspendre l’animal par les pattes, et de lui ouvrir le cou. Seulement, les mots de la fillette résonnent dans son esprit. Certes, il connaissait l’histoire, mais la conviction de l’enfant l’a surpris. Qui sait si, de son couteau, il n’égorgera pas sa propre grand-mère, qui tant de fois l’a bercé et choyé ? Ou est-ce son grand-père, auprès de qui il a appris la pêche et l’art de tresser les paniers ? Dans le cœur du vieillard, un sentiment de pitié grandit. Mais sa main, sur le couteau, reste crispée.
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31 août 2021
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18:00
Ça claqua tout près. Un quart de lieue, assura Coulier, de la garnison dieppoise, que le roi avait installé là comme artilleur. A ses côtés, Dubourg tremblait. A vingt ans, c’était son premier combat. Les lansquenets de Mayenne avançaient dans le bourbier et, à bien tendre l’oreille, on aurait sûrement pu entendre le clapotement de leurs bottes dans l’herbe humide. Ça claqua à nouveau, puis ça crépita, un tonnerre assourdissant, et les hennissements des chevaux là-dessus, braves bêtes affolées qui menaient leurs cavaliers au plus près des armures ennemies.
Le mur ne tient plus. Une pierre se déchausse et bascule dans le vide. A vingt mètres en contrebas, l’herbe tendre accueille ce nouveau souvenir. Dubourg déglutit. Une chance qu’il ne se soit pas plus appuyé sur ce mur d’enceinte. A vingt ans, mourir alors que l’on court un lièvre, c’est rien bête. Le temps de reprendre son souffle, et Dubourg se laisse glisser le long de la levée de terre. L’enceinte toute entière du château lui appartient. C’est vide, ça n’est plus rien qu’un tas de pierre.
Pire que le combat, l’attente. Coulier rit, mais il fut bien le seul. Un brouillard pas possible avait envahi les vallées de l’Arques et de la Béthune. Dans le château, cinq cents hommes n’y voyaient goutte, cependant que les sept mille du roi Henri et les trente mille de Mayenne se harcelaient mutuellement. Au château, tout ce qui parvenait de la bataille n’étaient que cris de guerre, éclats de voix, râles pathétiques, cavalcades cliquetantes et déflagrations des arquebuses. Dubourg gardait sa lance contre sa poitrine.
Le cœur de Dubourg fait un nouveau bond dans sa poitrine. Le lièvre, qu’il traque depuis deux heures, a abandonné toute prudence. L’animal grignote la fétuque qui peuple le château d’Arques, de l’arsenal au grenier et même jusqu’aux anciens casernements où, jadis, l’aïeul de Dubourg a passé la nuit. Il avait participé à une bataille, aux côtés du roi Henri, le grand-père du roi présent, Louis. Soudain, un bruit ; des voix, indistinctes. Le lièvre festoie et Dubourg se cache.
Cachés par la brume, les royaux et les ligueurs combattaient depuis quatre heures. Seigneurs et capitaines se défiaient, et gageaient en un duel l’honneur et l’engagement de leurs régiments. Aux environs de midi, le brouillard se dissipa. Face à lui, Dubourg vit alors les ligueurs embourbés. Il accourut aux couleuvrines dans les bouches desquels disparaissaient des boulets de seize livres. Autour de lui, les cris étaient des ordres et, au loin, les hommes devinrent des cibles.
La cible est le lièvre, mais Dubourg ne peut rien faire. Deux hommes sont entrés dans le château. Ils conversent tout bas avec empressement et nervosité. Dubourg les voit qui pointent du doigt des pierres taillées qu’à l’occasion, ils revendront sur des chantiers. Les oreilles du lièvre se dressent ; la bête perçoit le danger, et elle détale. En silence, Dubourg maudit les deux bougres. Depuis que la forteresse est une place libre, on y vient de toutes parts pour y puiser selon ses besoins.
Les artilleurs n’eurent besoin que de quelques canonnades pour ébranler les ligueurs. En leurs rangs s’ouvrirent quatre belles allées, dont les pavés étaient des os et de la chair broyée. Le sang rougit le marais. Dubourg, fier de son action, se releva pour constater la débâcle. Les ligueurs refluèrent, à grands renforts de cris de désespoir et de prières à Celui qui venait de les abandonner. Les royaux, eux, clamaient leur victoire, et Dubourg les imita. Son rire claqua jusqu’au fond de la vallée.
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13 février 2021
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19:00
Dans le crépuscule qu’éclaire une lune d’or, une corneille s’envole. Surpris par le cri du volatile, Simonnet sursaute. Désespérément, il cherche du regard un abri, saute dans un buisson. Son compère, le bien nommé Bonaventure, s’est aplati sur le sol. Pendant quelques minutes, ils sont aux aguets, puis ils se relèvent, se retrouvent, s’interrogent du regard. Simonnet hausse le menton, Bonaventure fait un mouvement de la tête pour refuser. Simonnet, alors, s’en va le premier franchir le portail.
Au loin se font entendre les hommes qui s’apostrophent aux champs. La saison est à la moisson, et nombre de bras ont délaissé et la guerre et la révolution pour assurer la subsistance pour l’an qui vient. Simonnet avance prudemment, les genoux pliés et les épaules en avant, et ses mains agrippent follement le pauvre fusil qu’elles tiennent. Bonaventure, par peur, halète comme un chien qui cherche de la fraîcheur. Simonnet se retourne, lui fait signe de ne plus faire de bruit.
Bonaventure s’est figé. Il pointe du doigt, à vingt toises devant lui, une silhouette qui se tient près d’un arbre. Simonnet décide d’avancer. Si c’est un fédéraliste, posté ici en guetteur, alors les deux comparses vivent peut-être leurs derniers moments d’hommes libres. Mais l’ombre ne bouge pas. Mieux, lorsque Simonnet se déporte sur le côté, elle se précise, s’affine, et la menace s’atténue, puis disparaît. C’est un arbuste, un jeune chêne, qui pousse au pied de son probable géniteur.
Le château de Brécourt n’est situé qu’à deux lieues de Vernon, et pourtant c’est un lieu inconnu pour Bonaventure et Simonnet. Avant la Révolution, le château appartenait à une noble famille de la région, avant d’être vendu comme Bien National. Simonnet et Bonaventure, eux, travaillent tous deux à la décharge des bateaux qui naviguent sur la Seine. Ils sont ici des intrus. Ils pénètrent ici en éclaireurs. Ils savent que la troupe des Vernonnais compte sur eux. La bataille s’annonce décisive.
Bonaventure et Simonnet traversent les anciennes douves. Ils sont à découvert, maintenant. Une vaste allée mène, droit devant eux, vers la façade de pierre et de brique du château. Au bout du chemin, ils trouveront peut-être, aussi, la mort. Des communs, sis de part et d’autre de l’allée, peut jaillir la balle qui les fauchera. Bonaventure a pris les devants, car Simonnet est comme tétanisé. Le château est plongé dans un silence glaçant ; soudain, Bonaventure tombe.
Il se relève, pousse un énorme juron. La nuit absorbe le mot vilain, et aucun cri de guerre, aucun coup de feu ne s’en fait l’écho. Partout, étalés devant Simonnet et Bonaventure sont des cadavres : inertes, froids, raides. Ce sont des cadavres de verre, dont le sang a été bu : ce sont des bouteilles. Tandis que Bonaventure observe, atterré, l’étendue de la mascarade, Simonnet repère un corps, adossé à la façade du château. Une respiration sourde en sort : voilà l’unique prisonnier de guerre.
Bonaventure et Simonnet réveillent l’homme. Ils le questionnent. Au premier coup de canon, donné par les Vernonnais, l’homme dit que les fédéralistes ont déguerpi. Ils tenaient pourtant la place, et avaient fait place nette dans la cave, rasant jusqu’au moindre fût de vin, jusqu’au dernier tonnelet de cidre. Simonnet et Bonaventure sentent la vie revenir en eux. Ils ont bravé tous les dangers. Ils sont des héros.
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29 juillet 2020
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18:00
Il aurait reconnu l’endroit à l’odeur. Bien-sûr, ses yeux l’ont déjà informé, mais l’odeur aurait suffi. Une odeur âcre, agressive, qui rejette presque aussitôt celui qui s’y confronte, une odeur familière aussi, et rassurante pour le jeune duc. Les effluves qui flottent ici sont ceux des peaux qui sèchent péniblement dans la froidure de l’hiver. Le duc reprend maintenant son souffle. Il s’assoit sur un banc usé et demande un cruchon d’eau. Un jeune page disparaît aussitôt.
C’est dans cet atelier, celui de son grand-oncle, qu’il se cachait pour jouer lorsqu’il était enfant, et qu’on le cacha adolescent pour le sauver. Les choses ne changent pas vraiment. Il vient toujours y trouver la paix et la sécurité. Les autres enfants n’osaient pas venir le chercher jusqu’ici. Ils le hélaient depuis la rue, pour qu’il daignât sortir. Ce n’est pas des animaux écorchés qu’ils avaient peur, ni des bouts de pattes fendues qui traînaient dans l’atelier. Ici, on ne tanne pas les peaux. Ici, on embaume les morts.
Guillaume sourit ; c’est sur l’une de ces tables, sur laquelle il a négligemment posé son bras, que d’aucuns auraient voulu le voir allongé. La table est vide, justement, et les aromates habituellement utilisés pour dissimuler les senteurs cadavériques sont sagement ordonnés, prêts à servir. Personne ne sait, à Falaise, que le duc est ici, pas même ses plus proches compagnons. Avec lui, deux pages tâchent de surpasser l’horreur qui les répugne à être ici, et trois chevaliers de la compagnie du seigneur Hubert de Ryes, auxquels il doit sûrement la vie.
Il s’en est fallu d’un rien. Une conversation surprise et rapportée par un domestique alerte ont empêché les nervis d’un baron normand de provoquer des retrouvailles forcées entre le duc et son père, mort onze ans auparavant. Guillaume n’aurait jamais dû chasser si loin de son domaine. Mais il est duc, et entend bien être partout chez lui dans son duché. Le temps d’une chevauchée, il a été la proie.
Guillaume passe la nuit dans l’atelier. Peu avant l’aube, il renvoie ses escortes vers leur seigneur et père. Il leur assure que leur acte restera en sa mémoire, et que leur courage trouvera bientôt récompense. Dans une brume opaque et glaciale, il regagne son château. Les faubourgs sont encore endormis, et il n’y que la garde réveillée pour s’étonner de voir passer devant elle le jeune duc et ses deux pages. Ceux-là craignent encore d’être assassinés en ces murs. Peur inutile : l’aula résonne de leurs seuls pas.
A présent, l’âtre flamboie et le duc est entouré de ses compagnons d’arme. Ils ont partagé des jambons et des rots, et des fèves, et du vin pour réchauffer les cœurs. La trahison est prouvée maintenant, elle doit être punie. L’odeur des chairs cuites ne parvient pas à chasser celle de la peur éprouvée par Guillaume tandis qu’il chevauchait, ni celle des bassins de cendre et de tan où les peaux sont débarrassées de leurs poils et de leurs graisses. Peu à peu cependant, à la vue de ces hommes qui l’entourent, et le protègent, il reprend vigueur. Son cœur réclame vengeance.
Chacun des compagnons, dans la discussion qui occupe l’après-midi, assure de la fidélité de tel baron ou de la félonie de tel autre. Deux camps prennent forme : les hommes du duc et les couards. Ceux du duc sont debout et unis tandis que les couards se terrent, dispersés. A nouveau, Guillaume veut repartir en chasse. Il veut enfin déterminer qui, entre lui et ses ennemis, sera le cerf ou la biche, et qui sera le veneur. Il veut emplir de corps roides l’atelier de son grand-oncle l’embaumeur.
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24 janvier 2020
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19:00
Donnons ici description de la joyeuse entrée du roi Henri le deuxième en sa bonne ville de Rouen, et des esbatements que celui-ci y trouva, et spécialement de la présentation des indigènes d’Amérique dont la vue et l’entrain firent forte impression sur ceux et celles qui étaient présents. Voulons esbaudir le lecteur comme nous fûmes esbaudis, et le sommes encore, car oncques on ne vit pareille monstration.
L’an 1550 vint notre seigneur Henri en l’antique duché de Normandie. Il était accompagné de nombreux gentilshommes, tous parés et apprêtés, et montés sur chevaux de telle façon harnachés que le peuple voulait se presser pour les adorer. L’on vit qui précédaient le roi les archers et autres hommes en armes, aux épées resplendissantes et aux casques fort brillants, et la ville qui en corporation se déplaçait. La rue où défilaient ces gens fut bientôt comblée. Nulle part ni homme ni femme n’aurait su passer.
Après que la soldatesque eut ouvert la voie la suivirent courtiers et marchands, et puis officiers et sergents, puis conseillers de la ville et seigneurs du Parlement. Les habitants eurent grande joie de voir robes de taffetas, bottines de maroquins ou de velours, bonnet de plumes noires et autres pièces de satin blanc qui habillaient tous les courtisans. Après tels émerveillements arriva le roi auquel le peuple adressa de vives acclamations.
Pendant que les spectateurs devisaient entre eux ou s’exclamaient seuls de la splendeur de la parade royale, il fut présenté au roi divers tableaux et saynètes qui l’étonnèrent fort, dont une qui lui fit arrêter son cheval et ceux de sa troupe. Il avait vu avec grand plaisir les vertus de courage, de renommée et de religion, mais il en eut encore plus lorsqu’il parvint devant les hommes d’Amérique, qui étaient trois cents, dont cinquante étaient nés et avaient famille au Brésil. Quant aux autres, ils étaient marchands ou marins de leur état et habitués par leur voyage à vivre parmi ces peuplades.
Tout le long de la Seine, on pouvait voir des hommes nus, nullement étranglés par la honte, mais, au contraire, agissant comme nous le faisons avec chausses et habits. Tous allaient et venaient dans une activité extraordinaire qui fit se taire notre seigneur et ses gens. Les uns tiraient les oiseaux avec des flèches, les autres grimpaient aux arbres pour y chasser des singes qu’on avait fait venir expressément, d’autres encore dormaient dans des nattes ou bien dressaient une palissade au moyen de bois qu’ils avaient coupé dans une futaie.
Ces hommes avaient les lèvres et les joues et les oreilles percées, et ils parlaient une langue qu’on ne comprenait point, et l’un des leurs, s’étant avancé devers le roi, lui traduisait leurs propos. Au pied de leurs maisons étaient amassés des fruits de toutes les couleurs, dont on porta quelques exemples à la bouche du roi, et entre les arbres volaient des oiseaux pareillement colorés que l’un des marins, habitué à leur commerce, appelait perroquet. On s’esbaudissait de ce spectacle quand une grande clameur nous parvint, car une bataille commençait.
Deux clans d’hommes portant masses et arcs se ruèrent furieusement sur un champ laissé libre, et se portèrent moult coups, tant que l’un des clans prit bientôt la fuite. Aussitôt les vainqueurs brûlèrent les maisons des vaincus, et le peuple présent autour du roi applaudit vivement la loi de ces hommes simples, dont on reconnut qu’elle était juste. S’ensuivit que le roi dut partir, car d’autres monstrations, dont une naumachie, devaient lui être présentés. De toute cette journée le roi fut fort content, et le peuple aussi, ce qui ne doit pas nous étonner : car, lorsque la tête est heureuse, le corps l’est aussi, et ainsi en est-il du royaume.
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22 juillet 2019
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18:00
Le mousse récurait le pont depuis deux heures. A genoux, il avait les mains rougies par l’eau glacée et ses muscles tremblaient à cause de l’effort harassant. Comme le vent produisait un bruit extraordinaire, il n’entendit pas venir derrière lui le lieutenant de frégate, qu’il reconnut sans se retourner, bien qu’il ne l’eut jamais vu. En effet, la démarche du lieutenant était reconnaissable entre toutes : de tous les marins du vaisseau, il était le seul à avoir une jambe de bois. Le lieutenant intima au mousse de cesser son travail. Celui-ci obéit et se releva difficilement. Il eut alors une étrange surprise.
Le mousse ne savait pas que le lieutenant Pléville Le Pelley était un homme si jeune. Il avait entendu à son propos quelques histoires par les autres mousses, et il avait imaginé un homme aux traits creusés, au visage buriné par le vent et effleuré par les balles des mousquets. Cependant, c’était un éphèbe au visage lisse et rude qui se tenait devant lui. Le mousse était épuisé. Il se sentit défaillir mais les bras du lieutenant de frégate vinrent le soutenir. Avec précaution, Pléville Le Pelley assit le jeune garçon à même le pont et, à la grande surprise de ce dernier, s’abaissa de même pour lui tenir compagnie.
La mer était calme et seulement quelques hommes s’occupaient à maintenir le cap. Les autres prenaient du repos ou jouaient aux cartes, et l’on entendait leurs rires et leurs exclamations qui arrivent toujours lorsqu’à la fin de la partie, l’un gagne et l’autre perd. Le jeune mousse se sentait quelque peu honteux de sa condition. Ce n’était pas son premier voyage, et il avait déjà connu les affres des travaux manuels pénibles qu’on réservait exprès pour les jeunes marins avides d’aventure ou nécessiteux de salaire. Le mousse reprenait donc ses esprits lorsque Pléville lui dit que, quelques années auparavant, lui aussi avait été mousse.
Comme de nombreux jeunes granvillais, il s’était engagé sur un morutier qui partait vers la Nouvelle-France. Sa famille, connue et puissante à Granville, avait accepté de mauvaise grâce ses envies d’ailleurs. Une fois, se souvint-il, il fut jeté, à peine réveillé, dans le bac d’eau gelée dans lequel les poissons pêchés étaient lavés. Il avait subi mille autres mauvais traitements, coups ou humiliations. La mer, seule, comptait. Revenu en France grâce à des parents, il était reparti en mer, avait compris, là aussi, la signification du mot injustice. Il avait déserté son navire. Il rit de cette anecdote, car il savait qu’il donnait peut-être là des idées au jeune mousse. Il avait erré des jours entiers dans les solitudes de la Nouvelle-France. Puis le goût du large l’avait repris.
La pêche, à vrai dire, ne lui plaisait guère. Très vite, il s’était essayé à la course et, là aussi, il embrassait les traditions de Granville. Cette ville était pourtant plaisante mais ses enfants préféraient parcourir tous les océans du monde plutôt que les ruelles de leur cité. Il avait d’abord joué aux flibustiers dans les Amériques, à quinze ans seulement avant de revenir, tel un enfant sage, sur les bancs des écoles du royaume. Mais la terre, trop plate et inerte, convenait mal à son tempérament. Il voulait connaître la course qui avait fait le succès de ses ancêtres.
Deux ans auparavant, il avait connu le feu. Les coups de sabre, l’odeur de la poudre, l’instinct bestial qui s’emparait de tous les hommes l’avaient bouleversé. Il revint de la mission sans grande blessure et repartit. Près des côtes bretonnes, sur le Françoise-du-lac, il croisa à nouveau une flotte anglaise. Le combat était inégal, Pléville courut amener le pavillon. Un choc brutal lui fit heurter le pont. Il n’émergea de sa léthargie que plusieurs jours plus tard, recueilli en Angleterre, où on lui apprit que sa jambe avait été emportée par un boulet.
Le mousse était tout à fait revenu de sa stupeur. Il écoutait le récit de Pléville qui n’avait que cinq ou six ans de plus que lui, et semblait avoir déjà vécu plus de vies que la majorité des hommes n’en connaîtrait jamais. Pléville conseilla au mousse de ne pas se décourager et se releva. Il le fit sans peine, et partit aussitôt vers un groupe d’hommes qui dénonçaient, par leur conduite, leur trop grande consommation de rhum. Le vaisseau faisait voile vers la Nouvelle-France que l’Anglais convoitait. La jambe de bois pourrait bien être emportée une deuxième fois. Comme Pléville, elle ne craignait rien.
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14 janvier 2019
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20:15
Allons-y, dit le curé de Saint-Ouen, et tous se mirent en route autour de lui. Le vieillard redoutait cette journée autant qu’il l’espérait, car ce moment de fête pourrait être à tout moment troublé par les hommes des autres paroisses. Le vieil homme prit donc la tête de la procession et demanda à ce qu’on lève bien haut la statue du saint. Bien que ce dernier fut la cible de nombreuses convoitises, il devait cependant être exhibé.
L’avant-veille, une délégation des trois autres paroisses de Pont-Audemer s’était présentée à celle de Saint-Ouen. Solennellement, elle avait demandé à ce que la statue du saint soit conduite par leurs bras dans leurs paroisses respectives. Ils arguaient du fait que le saint protégeait la ville entière et non une seule paroisse et que, par conséquent, le saint pouvait être porté par tous.
Le curé de Saint-Ouen allait d’un pas lent qui convenait à ce genre de cérémonie. Pourtant, il aurait souhaité que la journée se termina rapidement. A la réunion des paroisses, il n’avait su que répondre aux délégués et, sur le point d’accepter leur point de vue, il avait été coupé dans son élan de générosité par son vicaire, un homme encore jeune et particulièrement vigoureux qui avait opposé, lui, une fin de non-recevoir. La réunion s’était terminée par une volée de quolibets qui avait laissé le vieux curé abasourdi.
La procession allait donc dans Pont-Audemer, tranquillement, repoussant par sa présence celle de la peste que, par ailleurs, nul n’avait ici connue. On arriva bientôt à l’un des ponts de la ville. De l’autre côté, une masse sombre se tenait, comme une menace non voilée qui tenait lieu d’interdiction de passage. Le cruciféraire regarda, inquiet, le vieux curé. Celui-ci lui fit signe d’avancer. Du coin de l’œil, il vit le vicaire gonfler la poitrine et sourire d’un rictus mauvais.
Autour du vieux curé, les acolytes se pressaient. Ils formaient ainsi une garde rapprochée dont le jeune âge garantissait encore les velléités de bataille et l’orgueil de la force virile. Ceux d’en face défendirent d’aller plus loin. On commença donc à s’échauffer. D’abord, on s’indigna de l’offense faite à saint Sébastien, puis on en appela aux âmes non encore protégées des autres paroisses, puis, en toute fin, on passa aux insultes personnelles.
A défaut d’oiseaux, leurs noms volaient dans le ciel. Le vicaire, en première ligne, tonnait de sa voix grave et claire. A ses côtés, un jeune cérémoniaire oubliait sa timidité pour vociférer toutes les vilaines choses qu’il avait de sa vie entendues mais que, jusque-là, il avait tues. On ne sait d’où vint le premier coup. Toujours est-il qu’il fut lancé et qu’on y répondit, de part et d’autre, dans un furieux charivari. La tentation à laquelle ces bonnes gens étaient soumises était trop forte : sur le pont se livrait une véritable bataille.
Le vieux curé, prudemment, s’était mis à l’abri de la mêlée. Le vicaire, pareil à un roi, agitait sa main comme un panache auquel ses troupes se rallieraient. Au milieu de tout ça, un bruit étrange se fit entendre. Aussitôt, le vieux curé accourut. Le cœur serré, il vit s’éloigner, depuis le pont, le saint Sébastien qui dérivait au fil de l’eau. Son cri de détresse mit fin à la bataille. En attendant de récupérer leur protecteur, les habitants invectivèrent le clergé qui laissait à la peste la possibilité d’investir la cité.
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17 juillet 2018
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18:00
Un nouveau convoi partit. Le claquement des sabots sur le chemin de terre s’accéléra soudain. Lentement, entre deux étendues de champs moissonnés quelques mois plus tôt, le chariot disparaissait dans l’horizon. Bientôt ne parvint plus que le tempo caractéristique du trot et les chevaux ne furent plus qu’un point noir qui s’amenuisait dans l’air de cet octobre nouveau. Les huîtres, captives dans leurs bourriches, s’en allaient voir le grand et merveilleux château.
Le maître des lieux le savait : dans quelques heures, la reine en personne goûterait ces mets exquis. Il en était d’autant plus persuadé qu’il était capable, comme probablement personne en son temps, de prévoir avec exactitude l’arrivée de ses envoyés. Monsieur de Belvert fondait là l’un des piliers de son succès : il était un homme sur lequel la cour pouvait compter. Invariablement, il faisait livrer à Versailles ses hôtesses les plus délicieuses, ainsi que cela était invariablement convenu avec le maître-queux.
A pas pressés, monsieur de Belvert revint vers la mer. A flanc de roche, il avait fait percer des bassins pour accueillir des huîtres. Naturellement, elles ne naissaient pas là. On voyait donc venir, trois à quatre fois par an, des vaisseaux cancalais aux cales remplis de coquilles à élever. Aux eaux de mers s’ajoutaient celles des rivières secrètes dont les parcours s’établissaient sous les roches calcaires. Ce régime donnait aux huîtres un goût rare et, par là-même, recherché.
Fort de sa clientèle estimée, monsieur de Belvert semblait à la fois un homme occupé et une riche personnalité. Toutefois, le commerce qui était le sien subissait parfois les caprices de la nature. Une seule fois, il perdit l’ensemble de sa production, à la suite d’un coup de vent qui avait déraciné d’Etretat toutes ses toitures. Mais, en commerçant avisé, il sut tirer parti de ce coup du sort : faisant grimper les enchères, il vendit les survivantes à un prix qui lui assura ses affaires.
Loin de ces pensées que le soir et la nuit lui apportaient chaque fois, le maître des lieux était tout entier occupé à son prochain convoi. Il fallait absolument que celui-ci parte le lendemain. Le roi horloger donnait un souper, et l’on avait promis aux hôtes rien moins que la mer dans un écrin de nacre. Or, tous les chariots étaient déjà partis et l’on en attendait trois qui devaient arriver au soleil couchant. Mais, monsieur de Belvert le savait, la route est parfois capricieuse : et alors il s’inquiétait de ne pouvoir honorer la cour de ses bienfaits iodés.
Dans les quinze bassins, cependant, tout le monde s’activait. La fourmilière était disciplinée et nul ne désirait s’attirer les foudres d’un homme qui fulminait bien mieux lorsqu’il se sentait en danger. Une à une, les huîtres étaient tirées des eaux et, une à une, on les rangeait soigneusement dans des casiers que l’on avait garnis, au préalable, de paille pour le confort et de glace pour la fraîcheur. L’après-midi vint à finir, la nuit vint à tomber. A l’horizon, aucun bruit ne se faisait entendre.
Monsieur de Belvert ne dormit pas. Au milieu de la nuit noire, un hennissement de fatigue le tira de sa stupeur. Les chariots étaient enfin arrivés. Au moyen d’un raffut terrible, le maître réveilla ses employés. Son activité n’avait d’égale que sa bonne humeur retrouvée, et il pressait de toutes parts ses bons et ses mignons de bien vouloir se dépêcher. Durant ce temps, on trouva des chevaux frais et on les soigna pour qu’ils missent du cœur et de l’énergie à relier rapidement Etretat à Paris. A l’aube, tandis que ses employés repartaient, les uns au lit, les autres à leurs corvées, monsieur de Belvert vit partir, entre deux étendues de champs moissonnés quelques mois plus tôt, ses protégées qui faisaient désormais sa renommée.
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5 février 2018
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19:00
Il est abreuvé de lumière. Une lumière de printemps, doucement chaude, née il y a peu et qui s’étire encore. C’est le matin. Face à Charles, le bleu de la mer tranche avec celui du ciel. Le ressac de la mer et le souffle du vent sont les seules musiques qui se font entendre. Son chevalet est solidement planté dans le sable, la toile est encore blanche, toutes ses peintures et tous ses pinceaux se reposent sur un vaste drap à ses pieds étendu.
Quelques pêcheurs : ceux qui ont préféré attendre un vent plus favorable, ceux qui ont eu du mal à se lever, passent loin de lui. Ils embarquent sur leurs frêles esquifs, se lancent à l’assaut de la mer, à la recherche des trésors de chairs blanches. Les embarcations sont rudoyées par les vagues : une première puis une deuxième tancent ces intrus quotidiens, devenus au fil des ans et des générations des familiers. Les vagues interrogent, mettent le doute : celui qui ne veut pas aller sur mer peut tout aussi bien faire demi-tour.
Charles a jeté ses premières couleurs sur la toile. Du bleu, essentiellement. Au fur et à mesure, il ajoute du blanc pour éclaircir, pour faire de ce bleu un ciel opalescent. Et puis, tout à coup, il change. Ajoute du noir au bleu, rendant la mer sombre, menaçante malgré le soleil qui la réchauffe, une mer comme une frontière qu’on ne traverse pas, une mer comme un mur qui arrête et force à rebrousser chemin. Une mer terrible qui bave jusque sur les côtes sa blanche écume.
Les pêcheurs reviennent. Pas de poisson aujourd’hui : la mer est trop mauvaise. L’un d’eux a failli basculer par-dessus bord. On l’a retenu in extremis, mais il en est encore tout secoué. C’est le métier qui rentre. L’autre argue qu’il a plus de quarante ans. Et alors ? Le métier rentre toujours. Surtout quand c’est la mer qui vous l’apprend. La prochaine fois, tu seras plus prudent. Charles surprend leurs conversations. Il leur adresse un signe. Ils viennent. Pourquoi peindre la mer, c’est toujours la même. Non, elle change. Si vous le dîtes.
Charles reste sur la plage quelques minutes encore. Il est précis, minutieux, presque obsessionnel. Ses yeux accrochent tout : chaque détail, chaque scintillement de lumière. Il traduit ça avec son pinceau, puis juge que c’est terminé. En fait, ce n’est jamais terminé, mais il y a un moment où l’on sait que c’est là le mieux que l’on pourra rendre. Il faut s’arrêter là, au risque de tout gâcher, sinon. Il replie le drap qui accueillait son matériel, glisse la toile sous son bras, reprend son chevalet, pour un peu manque de perdre son chapeau à cause du vent. Il se retourne, voit le petit village, Trouville, est charmé par la lumière. Il repose son chevalet, étale à nouveau le drap.
La criée s’est tue. Les ventes ont été misérables, chacun espère que ce sera mieux le lendemain. A l'auberge où pêcheurs, acheteurs et commerçants en tout genre se sont réunis, on parle de l’homme qui peint. Il vient de la grande ville. On dit même : de Paris. On commente, on discute. Certains ne trouvent rien de bien joli à fixer sur la toile, ici. D’autres, au contraire, savent et ont toujours su que l’endroit était particulier. La venue du peintre ne fait que le confirmer.
Il est l’heure pour Charles de rentrer. A Paris, évidemment. Mais ce qu’il a vu sur cette côte normande : les maisons courageuses face à la mer, les embarcations chahutées, cette plage immense, c’est dans l’éternité qu’il voudrait le fixer. A son retour, il parlera, il racontera, il vantera, peut-être même exagérera-t-il un peu. Pour qu’à sa suite, on vienne et, sur de grandes toiles blanches, le chevalet planté dans la terre ou dans le sable, on capture encore un peu de cette lumière.
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dans
Normandie
21 août 2017
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18:00
Lorsque Jocelyne arriva sur le port, elle vit qu'il n'était pas encore arrivé. Il faut dire qu'elle était partie en avance, encore piquée qu'elle était par la remontrance subie la veille. Elle s'était donc levée un quart d'heure en avance, et avait pris soin d'aller nourrir les bêtes avant de se préparer elle-même. Monsieur, en effet, détestait qu'on sente la volaille, ainsi qu'il le proclamait devant ses convives, en regardant Jocelyne d'un œil sévère.
Il était huit heures et c'était une agréable journée de printemps qui commençait. Sur le port, de nombreux bateaux attendaient encore leurs marins pour quêter le poisson. C'était une forêt touffue de mâts que densifiaient encore des voiles blanches que le vent, toujours au rendez-vous, gonflait de son invisible présence. C'était surprenant que de voir tant d'esquifs encore à quai : mais l'explication fut entendue par Jocelyne au hasard d'une conversation à laquelle elle ne prenait pas part : la houle, ce matin, avait été particulièrement mauvaise.
Mêlée aux badauds qui fumaient en scrutant l'horizon, distinguant au loin un blanc signal qui signifierait le retour des courageux (ou des inconscients) qui avaient quand même, malgré le risque, navigué dès l'aube, une foule de petites gens se tenait, compacte et disciplinée, patiente et presque silencieuse, en retrait du port. Jocelyne, naturellement, se dirigea vers ce groupe d'une quinzaine de personnes parmi lesquelles elle serait, comme le vent, bientôt invisible.
Elle songeait à ses travaux de la journée quand une cloche la ranima soudain. La menue foule, comme un seul homme, se recula. Le tramway arrivait. Il longeait les devantures du Tréport qui vantaient qui des articles de mercerie, qui du cirage, qui de beaux légumes et de tendres fruits. La machine s'arrêta et tous montèrent. A l'avant, le wattmen semblait imperturbable tandis qu'à l'intérieur, un receveur examinait les tickets.
Toutes les places assises étaient occupées. Jocelyne, jouant de son joli minois, lançaient des œillades jalouses aux messieurs les plus chanceux. Mais cela eut peu d'effet. Digne, et un peu vexée, elle releva la tête, passa vers l'extérieur. Une légère secousse signifia le départ du tramway. Il passa devant la rampe du musoir qui conduisait vers l'église. Jocelyne s'y était rendu l'avant-veille. Là-bas, au moins, pensa-t-elle, les messieurs se levaient pour une dame.
Sur la rampe, des femmes en chapeau croisaient des charretiers qui, péniblement, poussaient leur labeur. Se tenant sur la balustrade, Jocelyne profitait des embruns qu'apportait une brise étonnamment légère, comme si la nature n'avait plus de souffle après avoir condamné la mer à la solitude. Elle vit alors surgir, descendant en trombe, son frère qui travaillait depuis six heures. Il devait remonter de plein fûts jusqu'à la place de l'église, tout là-haut. De la main elle lui fit un signe mais lui, suant et haletant, ne prenait garde qu'à ne pas trébucher.
Un bruit sourd puis des striures grisées indiquèrent le passage du pont tournant. Jocelyne, qui était à l'arrière de la baladeuse, voyait maintenant s'éloigner le Tréport. Les maisons coiffées d'ardoise, le sanctuaire puissant et serein et la falaise, protectrice et blanche, composaient un tableau d'éternité. La jeune domestique n'eut pas le temps de s'émouvoir. Déjà le tramway arrivait à Mers. Une journée de dur labeur commençait désormais.
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