28 février 2022
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20:15
La semaine dernière, j’ai reçu une lettre de M. Dodgson. Comme je ne me rappelais pas qui était cet homme, et de quelle façon je l’avais connu, j’ai questionné ma mère. Désormais je me rappelle son visage, mais j’ai peine à croire que l’homme qui a écrit la lettre est le même qui demeure en ma mémoire. De vagues souvenirs me reviennent, surtout le soir, quand je suis couchée et que la flamme de ma lampe éclaire les pages jaunies d’un livre. J’étais alors une toute jeune enfant.
Dans sa lettre, M. Dodgson paraît s’adresser à une toute autre personne que moi. Il me donne du chère mademoiselle, se perd en circonlocutions qui finissent par m’égarer, moi aussi, et s’excuse par avance du trouble qu’il pourrait me causer par ses mots. A peine ai-je commencé ma lecture que je descends jusque sur la terrasse, où ma mère est pelotonnée sous une couverture de laine mérinos, et je lui demande si c’est bien ce monsieur Dodgson qui nous emmenait, mes sœurs et moi, en promenade sur la rivière.
J’avais sept ans, peut-être huit. Les âges dans l’enfance se perdent dans le brouillard. Lorsque nous nous y trouvons, nous voyons tout avec une acuité formidable, et rien ne nous échappe. Puis nous vieillissons, et si l’on désire se rapprocher de l’enfant que nous étions, il nous paraît impossible de faire un pas avec certitude, de dire un mot avec l’assurance que celui-ci soit juste. Mes parents, je crois, recevaient souvent ce monsieur Dodgson. Un jour, je m’approchai de lui, effleurai sa tasse de thé qui menaça de se renverser. Il la rattrapa au dernier moment ; sur sa main je remarquai une longue cicatrice. Il me raconta son histoire.
Par la suite, ma mère permit qu’il nous emmenât, mes sœurs et moi, sur sa barque le temps d’une après-midi. Une fois, nous nous montrâmes dissipées, alors pour nous calmer, il nous conta une histoire. Chaque fois qu’il venait dans notre maison d’Angleterre, il reprenait son histoire où il l’avait interrompue, n’omettant aucun détail, ne travestissant aucun nom ni aucun caractère. L’héroïne portait mon nom, Alice. Dans son voyage, elle était guidée par un lapin blanc, un chat et même des cartes à jouer. Je m’émerveillai.
M. Dodgson veut éditer son récit. Il me demande mon autorisation, car cette histoire, dit-il, m’appartient aussi un peu. Il veillera aussi à n’en rien changer, si tant est que sa mémoire le lui permette. Il termine enfin en s’engageant à m’envoyer un exemplaire de son livre, ajoutant qu’il ne faudra pas m’étonner de sa signature, L. Carroll, qu’il a choisie comme alias. J’ai relu la lettre trois fois, tant il me semble qu’elle ne m’est pas destinée. M. Dodgson parle à une petite fille, et je suis presque une femme.
Je retourne sur la terrasse. Depuis Penmorfa, je contemple la baie de Llandudno, et je me remémore les visites de M. Dodgson, qui appréciait tant la beauté et la placidité des lieux. Deux étés il vint, dormit dans la chambre d’amis, aima à se promener en ville, le long des quais. Au soir, les lumières traînantes de la saison l’inspiraient, et il avait rapporté de Londres ou de son Cheshire des sacs entiers d’anecdotes qu’il déversait généreusement à notre table. Cet homme-là me paraissait jovial ; je fermais les yeux et les histoires qu’il nous contait prenaient vie en mon esprit. J’ai la certitude que ce n’est pas cet homme qui a écrit cette lettre.
Ma mère me dit que les affaires sont les affaires. Qu’un conteur merveilleux peut être un scribe barbant. Elle ajoute que moi-même, je suis le contraire de celle qui existe dans les écrits. Je proteste : je n’ai jamais rien écrit. Pourtant, une autre moi existe dans un livre. Enfant éternelle, son cœur est ouvert à toutes les aventures. Ma mère pense que c’est probablement à cette Alice que M. Dodgson demande son autorisation. Qu’il la questionne donc ! Il connaît déjà son adresse. Elle habite au pays des merveilles.
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Pays de Galles
25 août 2021
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18:00
Miss Margaret se sent mieux. Tout à l’heure, sur la promenade qui longe la mer d’Irlande, elle a remis cette petite insolente à sa place. Plusieurs personnes de la bonne société de Criccieth ont assisté à la scène. Sous prétexte que c’est épouse de conseiller municipal, ça se permet d’élever la voix dans la rue, et ça se moque des vieilles gens. Et ça porte une tenue, par-dessus le marché, dont une pauvresse de Londres n’aurait pas voulu. C’est vrai qu’ici, les gens se contentent de peu.
Personne n’approche tellement Miss Margaret. C’est le respect, sans doute, moins dû à elle qu’à la fonction de son mari. Premier Ministre, vainqueur de la guerre, c’est vrai que ça en jette pour les petites gens de la côte galloise. Miss Margaret n’a pas fait autre chose que rappeler le pedigree de son époux à l’insolente. Peut-être a-t-elle été un peu rude, toutefois, et un doute commence de lui compresser la poitrine. A soixante-dix ans passés, ce n’est jamais bon.
C’est pourtant avec une grande joie que Miss Margaret passe l’été sur la côte. Londres est si grande, si sale, si pleine de monde ; c’est une ville haïssable où le seul remède à l’indifférence se nomme méchanceté. Comme Criccieth lui paraît paisible, et aérée avec cela. Les gens d’ici vous connaissent, vous respectent. Hormis cette peste, évidemment, que Miss Margaret a bousculée accidentellement. Un enfant jouait avec son chien et, tout à sa joie, il n’a pas vu Miss Margaret, elle l’a laissé passer avec un sourire attendri et, en reculant, elle a écrasé le pied de cette femme odieuse.
La plus fameuse cocue du royaume. Voilà ce qu’a dit cette femme, devant des gens que Miss Margaret connaît depuis des lustres. Eh quoi, ce n’est tout de même pas sa faute si le Lloyd George aime à courir les jupons. Il en est un, surtout, auquel il est demeuré attaché, depuis plus de vingt ans. C’était d’abord, pour Miss Margaret, un affront personnel, puis l’objet d’une inquiétude, un synonyme de solitude, et enfin un fait, imposé, et qui, à vrai dire, n’a rien changé de la situation conjugale. Cette infidélité a révélé la vacuité de leur mariage.
Pour une femme du peuple, même pour cette épouse de conseiller, les choses seraient plus simples. Le mari va voir ailleurs : il s’en cache ; si cela se sait, il en a honte, comme son épouse et son amante. Mais, pour Miss Margaret, la honte est tombée toute entière sur elle. La presse en a fait ses choux gras, et les bonnes gens du pays de Galles ont aussi bien ri à la mésaventure arrivée à la fille du pays. Un Premier Ministre, ça n’a honte de rien, et surtout pas d’avoir gagné la guerre. Miss Margaret a profité cette renommée, aussi. Elle peut bien supporter un petit écart.
Miss Margaret rentre maintenant chez elle. Sa maison n’est certes pas la plus grande, mais elle fait partie de ces demeures que les gens, le dimanche, désignent et admirent lors de leur promenade. À quelques miles à l’ouest se trouve la ferme natale. Margaret pense souvent à ses parents ces derniers temps. Ils n’étaient pas riches, mais ils pouvaient se montrer en ville sans baisser les yeux, et ils ont pu marier leur fille à un jeune avocat en vue. À tout bien considérer, il n’y a pas bien long entre la ferme des origines et la maison bourgeoise. Seulement, la ferme surveillait les champs placides tandis que la maison domine les flots déchaînés.
La part du chemin que Miss Margaret a accompli en propre, quelle est-elle ? A-t-elle quelque mérite dans la situation qui est la sienne ? Miss Margaret est sans doute restée trop longtemps dans l’ombre, et désormais son droit à la lumière lui est dénié. L’insulte publique qu’elle a subie, à l’instant, n’est rien par rapport à tous les reproches qu’elle s’est fait, elle-même, durant toutes ces années : pour avoir suivi son époux dans une ville qu’elle déteste, pour avoir accepté ce qu’elle-même condamnait. Tout se tait enfin, dans le confort du salon. Depuis le bow-window, la vue est décidément somptueuse.
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Pays de Galles
7 février 2021
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19:10
Au fond, Jacques sait qu’il n’a pas le choix et qu’il devra s’incliner. Seulement, le ton de ce héraut qui, sans le saluer, a claironné parler au nom du roi, l’a agacé. Jacques est un vieillard, il ne s’en laisse plus compter. L’envoyé du roi se comporte ici en maître et pourtant, de maître, il n’y en a qu’un, les documents le prouvent. Jacques veut tempérer l’impatient. Surtout, il veut rester encore un peu.
Le héraut requiert un lieu où s’asseoir. Il a des nouvelles importantes à annoncer, et des ordres du roi à transmettre. Jacques lui tourne le dos, bougonne qu’ils n’ont pas le temps pour les palabres. Des centaines d’ouvriers, de dizaines de corporations différentes, travaillent ici, sur la côte est de l’île d’Anglesey. Ils s’attellent au grand œuvre de maître Jacques. Pierre à pierre, ils élèvent son idée. Beaumaris est son ultime tentative pour bâtir le château parfait.
Jacques prend le temps de discuter avec chaque contremaître. Les difficultés même les plus minimes font l’objet de rapports attentifs. Jacques sait que la vie ne lui laissera pas d’autre opportunité que celle-là : un château créé à partir de rien, sur un bout d’île, qui surveille un pays survolté. Le roi a attribué à maître Jacques des moyens considérables pour que la forteresse tienne en respect le pays de Galles. À enfant indocile, parent terrible.
Seulement, les travaux avancent lentement. Les deux enceintes - intérieure et extérieure - sont désormais closes, mais de nombreuses tours manquent d’élévation, et les douves demandent à être creusées. Dans l’urgence, le premier été de construction avait fourni un effort considérable, avant que nombre d’ouvriers ne partent, découragés par les réticences royales à payer vite, et bien. Cependant, Beaumaris a déjà belle allure, et maître Jacques se laisse penser qu’il n’y a pas que la garnison pour tenir en respect les bandes de Gallois des environs. Le héraut lui-même est impressionné.
Auprès de maître Jacques, il s’étonne d’entendre parler le gallois, au milieu des sonorités normandes et anglaises. Jetant un regard méprisant sur ces hommes qui œuvrent aujourd’hui à la domination étrangère sur leur propre terre, il fait part à Jacques de ses doutes quant à l’utilité d’une telle forteresse. Se méfier des poules est une idiotie. Maître Jacques se retourne vers le héraut. Quatre ans auparavant, les hommes qu’ils voient, et leurs frères et leurs clans, ont massacré toutes les garnisons anglaises du nord du pays. Même les eaux calmes connaissent parfois de grandes tempêtes.
Arrivé à la fin de son inspection, Jacques rentre dans la tente qui lui sert d’office. Il sait que son audace n’a que trop duré. Auprès du héraut, il s’excuse pour sa mauvaise maîtrise du normand. Cette langue, il a dû l’apprendre, trente ans plus tôt, lorsqu’on vint alors le quérir. Il bâtissait déjà des châteaux dans son pays fait de sommets et de vallées. Les rois d’Angleterre bataillaient dans l’ouest. Ils enfermaient le pays conquis entre les murs de hauts châteaux et ils voulaient un maître des basses œuvres. Jacques avait été celui-là, trouvant le raffinement de son art dans l’asservissement d’hommes trop libres.
Le héraut ne ressent guère de pitié au récit du vieux maître. Le pays de Galles a l’air sûr dorénavant, et d’autres enfants terribles grondent dans le nord de l’île. Jacques doit partir immédiatement. D’autres forteresses l’attendent, d’autres révoltes réclament sa présence. Maître Jacques s’incline. Du beau marais, il n’était le maître que sur le papier. De sa grande et ultime œuvre, il ne verra pas la fin. Avant de partir pour suivre le héraut, il fait un vœu : que Beaumaris demeure à jamais une idée inachevée.
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Pays de Galles
23 juillet 2020
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18:00
Campé sur ses deux pattes avant, le chien grogne. De sa gueule émerge une gencive brunâtre et des crocs absolument blancs, et dans ses yeux brille une lueur mauvaise. Il vient de renverser le berceau dans lequel dormait l’enfant. Celui-ci braille, réclame des bras réconfortants qui ne viennent pas. Tout le monde est parti à la guerre. Dans les montagnes du pays de Galles, les hommes s’entre-tuent. Et dans le camp du roi, un enfant pleure et un chien aboie.
Le loup féroce fait face au chien fidèle. Le petit d’homme qui ouvre de grands yeux ronds sur les deux quadrupèdes est l’objet de leur bataille. Le loup lance l’assaut. Le chien recule ; d’un coup de patte, il a éborgné son adversaire ; d’un autre encore, il enferme le fils du roi dans le berceau retourné. Le loup revient à la charge et, de sa gueule, il emporte un bout du museau du chien. Celui-ci se défend, mord ces poils gris et cette chair chaude, et le sang lui coule bientôt dans la gorge, l’excitant encore. Ses pattes tracent de longs sillons sanglants dans les flancs de son adversaire.
Le loup s’enfuit. Il glapit de douleur et la nuit l’avale. Le chien se tient toujours dans la tente du roi, les griffes de ses pattes avant plantées dans la terre battue. Au loin parvient la rumeur des chevaux qui s’en reviennent, et les chants des hommes victorieux. Leurs flambeaux éclairent bientôt la nuit, tandis que les pages dressent prestement les tables et font rouler les tonneaux d’où s’écoulera bientôt la bière. Les hommes du roi ont gagné la bataille. Ils sont couverts du sang de leurs ennemis.
Le roi entre dans la tente, et ses fidèles avec lui. A la vue du chien, de son museau rougeoyant, de sa position combattante et du berceau renversée, tous semblent soudainement accablés. L’enfant a disparu. Il ne pleure pas et, avec les chants et les exclamations joyeuses qui surgissent depuis le camp, on ne l’entend pas même babiller. Sans dire mot, le roi s’avance, prend le chien par le collier de cuir qui lui étreint le cou, et l’emmène dehors. Au pied de la palissade, il sort sa dague de son fourreau et la plonge dans le cœur du chien. Le sang n’avait donc pas assez coulé.
La nouvelle a tôt fait le tour du camp. Les hommes qui, à l’instant, riaient et se vantaient de leur exploit du jour, lancent désormais des regards attristés vers le prince qui les a dirigés. Ils s’unissent à lui dans la douleur d’avoir perdu un fils, eux qui ont perdu dans la bataille qui un frère, qui un ami cher. Les nourrices et l’épouse se prosternent devant le roi ; geste d’accablement, et de honte, d’avoir laissé l’enfant seul avec la bête enragée. La nuit paraît maintenant les envelopper tous.
Le roi rentre dans sa solitude tissée où est sa couche. La reine le suit. Elle est livide, presque morte en réalité. Les deux amants ne se parlent pas ; ils sont deux îles qu’un océan sépare. Soudain, le berceau bouge. Une petite voix s’agace, puis pleure. Le roi se précipite comme un dément, soulève le petit panier et découvre son fils. L’enfant est réveillé, et il réclame sa mère, ou un sein pour le téter. Un soldat entre au même moment dans la tente. La dépouille d’un loup a été retrouvée à la sortie du camp.
Agenouillé dans la boue du campement, le roi caresse le pelage de son chien. La bête a le même regard que ces hommes étendus, à quelques lieues de là, dans une plaine funeste. Elle ne paraît même pas en vouloir à celui qui l’a tuée, et duquel elle a défendu l’enfant. De façon instinctive, le roi accumule autour des pierres autour du chien, qui finissent par former un petit tertre. Puis, épuisé par une journée que la mort a marqué de son sceau, il s’en retourne vers son fils, et vers sa couche. Dans le ciel, la lune vient éclairer la tombe de son chien, Gelert.
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Pays de Galles
18 janvier 2020
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19:00
Un enfant merveilleux et terrible vient de naître. On le baptise Tewdwr, ce qui se prononce à peu près Téoudour, et bientôt on ne l’appellera plus que Tudor. A la pointe de la péninsule dans laquelle il est né, il exige, à peine nourrisson, le lait du sein maternel. Aucune étrangeté ici, tous les enfants font cela. Mais l’enfant que l’on élève apprend peu à peu à maîtriser ses envies. Tudor, lui, ne s’y résout pas.
Ses parents se nomment Force et Ambition. Ils ont déjà eu de nombreux enfants dont Tudor ne sera même pas le dernier. Force veut conquérir ; Ambition sait réfléchir. Tudor, encore enfant, imite ses parents. Aux barreaux de son berceau, qui se nomme Pembroke, il se suspend et regarde à l’horizon le monde qui s’offre à lui. Il tend les mains mais n’attrape rien encore. Il trépigne. Ambition vient vers lui et lui murmure d’être patient.
A l’ombre des hauts murs de pierre du château de Pembroke, sous la menace constante d’un ciel gris, Tudor, lentement, grandit. Dans sa famille, quelques cousins rebelles ont tenté l’aventure de l’indépendance. Bataille après bataille, c’est avec le sang qu’ils espéraient arroser les fleurs de la liberté. Ils ont échoué, et leur exemple déplaît à Tudor. De son berceau de pierre, robuste et fier, de ce château accroché à la proue de Galles, Tudor regarde vers l’Angleterre.
A l'exemple d’illustres aïeux, Tudor drague du regard le puissant voisin. Page ou bailli : peu importe que l’on soit au service d’un seigneur, pourvu qu’on soit seigneur soi-même. Tudor attend son tour. A l’aide des femmes, à l’aide des armes, il s’élève. Dans l’arbre des honneurs, il atteint bientôt les plus hautes branches. Il n’est pas jusqu’à l’exil pour infléchir sa volonté. Et comme le hasard fait parfois bien les choses, une opportunité, un jour, lui est offerte. Une rose à la main, Tudor vient la prendre.
L’époque est à la guerre et l’heure est à la décision. Tudor, exilé plus d’une décade de l’autre côté de la Manche, décide de la traverser. Concentrant en lui seul les atouts de sa famille, il voit les mânes des princes gallois accourir devers lui, qui veut ceindre la couronne royale. Et tandis qu’il traverse ce pays de collines et de landes, il rassemble nombre soldats aux courtes épées et aux longues lances.
Dans un champ à la terre fatiguée, usée par des décennies de luttes cruelles, un beau jour d’août, des hommes de fer s’entrechoquent. C’est la dernière bataille, le dernier effort, le dernier souffle, aussi, pour nombre d’entre eux. Tudor affronte son rival. Au pied des cuirasses, abreuvées par le sang qui s’écoule, trois roses sont chahutées par le vent de la guerre. La rouge et la blanche meurent. La troisième, qui unit leurs deux couleurs, leur survit.
Qu’il est loin le temps des premiers babillages, et celui de l’enfance protégée, et celui de la jeunesse fougueuse. Depuis Londres, Pembroke ne paraît plus être qu’un castel isolé dont les tours et les murailles ne défendent plus qu’une maigre garnison de paysans indifférents. Tudor est trop grand pour revenir dans son berceau ; il est roi maintenant. La vieillesse le surprend, mais déjà il rajeunit. Ainsi passe-t-il de mort à vif. Tudor est roi pour longtemps.
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16 juillet 2019
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De Gloucester, John mettrait une grosse semaine à rejoindre Jérusalem à pied. Ainsi le salut ne nécessiterait qu’un petit mois d’absence, mois pendant lequel John avait confié ses quelques terres à ses frères et cousins. Le jeune homme avait l’avantage de connaître la route. Lorsqu’il était enfant, ses parents les avaient emmenés, ses frères et lui, jusqu’au bout du Pays de Galles, c’est-à-dire au bout du monde. Le spectacle de la mer les avait grandement impressionnés. Quant à celui du pèlerinage, John n’en gardait aucun souvenir.
Il partit après les moissons, au mois d’août, et atteignit rapidement un massif de petites montagnes. Dans le fond des vallées, des hommes et des femmes allaient couper le bois, défrichant avec peine de ridicules arpents de terre desquels ils extrayaient, parfois, de modestes tas de charbon et de fer. John marchait vite pour éviter toute rencontre avec ces gens qui baragouinaient un anglais maladroit et cherchaient parfois les problèmes. Autrefois, il s’était battu à de maintes reprises, à la sortie des tavernes. Autrefois, il avait même tué un homme.
Il rejoignit ensuite le littoral, longea la côte où se lovaient d’innombrables ports desquels partaient, au petit matin, de frêles chaloupes empesées de filets vides. Il arriva enfin dans le comté de Pembroke. Sur le chemin de Saint-David’s affluaient les pèlerins, attirés, comme John, par la promesse de la rémission des péchés. Saint-David’s égalait Saint-Jacques, et aller deux fois vers cette immense cathédrale perdue revenait à se rendre en Terre Sainte. Aucun autre lieu n’avait ce privilège dans le monde.
La cathédrale se trouvait encore à quelques lieues. La masse des pèlerins devenait de plus en plus dense. Pour des broutilles, on en voyait certains s’empoigner. John s’éloignait de ces attroupements fugaces, car il connaissait sa nature prompte à répondre à toute provocation. Accompagnant la foule, des prêtres marchaient et prêchaient en récitant des passages entiers du Livre, et ils bénissaient à tour de bras les mères qui venaient leur présenter des enfants moribonds et livides. Ils appelaient tout le monde mon fils ou ma fille, et promettaient solennellement l’absolution de tous les péchés.
Pris au milieu de tous ces misérables optimistes, John entra dans la cathédrale. Il déambula dans l’édifice en psalmodiant à voix basse toutes les prières qu’il connaissait. Il reçut la bénédiction d’un prêtre et retrouva enfin l’air frais du dehors tandis que le ciel se couvrait de lourds nuages noirs. Sur le parvis se lamentaient des mendiants et des estropiés ; ils regardèrent John en espérant un geste de sa part puis ils se tournèrent vers un autre pénitent. Ils obtenaient leur pain ainsi. John songea à trouver une place dans l’une des auberges du village lorsqu’il se heurta à un homme malingre qui le fixait étrangement.
Il avait le visage rubicond, particulièrement au nez et aux joues, comme les ivrognes, et il affichait sur son visage un air goguenard, presque insolent, qui ne trompait pas sur ses intentions. Tandis que John le dépassait, l’homme passa sa main droite sur l’épaule de John. Sur celle-ci était un sac de toile grossière, lequel contenait la miche de pain et un quart de fromage. John crut sentir la main gauche de l’importun fouiller dans la besace. Alors, il se retourna vivement et bouscula l’homme. Celui-ci protesta et vint se coller à John. Ce dernier n’y tint plus. Il cogna au visage, et même lorsque l’homme se fut écroulé, il continua de le frapper et de l’injurier.
Tout à sa fureur, John n’avait pas vu la foule se rassembler autour de lui. Revenu à lui, il considéra d’abord l’homme qui gémissait à ses pieds et qui bientôt se tut. Puis, il balaya du regard tous ces hommes et toutes ces femmes qui faisaient cercle, et enfin il se mit à fouiller son sac avec précipitation. La miche était encore là, le fromage aussi. Rien n’avait bougé. Tout à coup, les cloches sonnèrent. Profitant du signal, John fendit la foule et se mit à courir en direction de l’est. Tout en craignant que l’enfer s’ouvre sous lui, il espérait que le pèlerinage lui ait ouvert les portes du paradis.
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8 décembre 2018
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19:00
C’est la fin du mois d’octobre. Si dehors règne le crachin, en dedans souffle une tempête. Des bourrasques d’impuissance et des flots de rage bouleversent les deux hommes. Ils sont assis dans une salle haute de l’une des tours. Ce n’est pas la plus grande, ni la plus somptueusement décorée. Simplement, c’est la mieux chauffée, leur a-t-on assuré. Quelques bûches flamboient dans la cheminée et éclairent un intérieur austère où, hormis les deux chaises occupées, une table et un coffre constituent le mobilier.
L’un de ces deux hommes est un roi ; l’autre est son favori. Edward et Hugh se connaissent depuis quelques années. Ce sont de vrais compagnons. Partageant le goût du pain et celui, âcre, des batailles, ils ont régné. L’un murmurait à l’oreille de l’autre, tandis que ce dernier agissait, édictait, tranchait. Edward et Hugh n’ont guère vécu de jours l’un sans l’autre depuis qu’ils se connaissent. Ils recherchent sans cesse leurs propres compagnies. L’épouse du roi, la Française Isabelle, a d’ailleurs mal pris la chose. Fille, épouse et mère de roi, elle a maudit son éviction et traîné sa misère.
C’est elle qui les poursuit, désormais. Les messagers la disent à des lieux de Caerphilly mais la crainte qu’elle leur inspire, elle, est tout près d’eux. Cette peur habite la pièce où ils se trouvent. Quand ils se déplacent, elle se déplace avec eux. Elle ne les quitte pas, se divise même lorsqu’ils se séparent pour s’assurer que ni Edward, ni Hugh ne l’oublient. C’est la peur d’être arrêtés, la peur d’être renversés, la peur d’être exécutés. Ils redoutent autant d’être décollés que d’être pendus, tels des vilains, à la branche d’un chêne.
Les jours passent lentement dans le château de Caerphilly. Les minutes semblent des heures. Les deux ou trois premiers jours, Edward et Hugh ont senti l’épuisement qui avait conquis leurs corps. Ils ont ressenti l’amertume de l’échec, inhérente à cette tentative ratée de se réfugier sur cette île au large de la côte des Cornouailles. Certains, dans leur suite, y ont vu un signe divin. Eux ont préféré n’y comprendre qu’un hasard, malheureux, de la nature, l’une de ces tempêtes que même les meilleurs marins ne peuvent pas prévoir. Ils ont frôlé la mort sur mer ; ils l’attendent maintenant sur terre.
L’humeur d’Edward est changeante. Tantôt il paraît enjoué, imagine des plans et forme des projets de reconquête dans lesquels il parvient à recruter une puissante armée et à rallier à lui les nobles du royaume. Il énumère, dans l’ordre, les cités qu’il prendrait par la force, et celles qui le rejoindront sans hésiter. Dans ces cas, Hugh acquiesce et participe activement, rappelant ici une cité oubliée, gonflant là le nombre d’hommes que tel lord lui apportera.
Le plus souvent, l’abattement gagne le roi. Il maudit ceux qui l’ont abandonné, il pense même à se livrer. Envers Hugh, il se montre parfois injuste. Il lui reproche des décisions passées, il le rend responsable de sa rupture avec Isabelle. Il lui rappelle l’épisode écossais, pendant lequel sa femme, prise en tenaille par ces Calédoniens, a failli mourir. C’est lui, Hugh, hurle le roi, qui n’a pas voulu lui porter secours. Puis la tension retombe et Edward se laisse tomber sur une chaise, apathique pour quelques heures, la bouche sèche et le regard vague.
Un matin - cela fait une semaine qu’Edward et Hugh campent, tels des palefreniers, dans les écuries de Caerphilly -, un messager leur annonce la venue prochaine d’Isabelle. Tout le camp s’affole. Edward et Hugh montent en hâte leurs chevaux que les lads tiennent prêts en cas d’urgence. Les sergents se regardent puis finissent par emboîter le pas au roi, qui se trouve déjà sur la route de l’ouest. Un véritable trésor est abandonné sur place : or, argent, documents. Un sergent s’en émeut auprès du roi. Celui-ci ne répond pas : ses yeux trahissent déjà son absence.
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