Sans dire un mot, il lève le doigt. Désigne la maison dont les murs ont été récemment blanchis à la chaux. Tend la main, paume ouverte, pour recevoir son écot. Dépose avec soin les cinq livres dans sa besace, tandis qu’un détachement de bleus s’en va vers la maison. La nuit est noire comme la suie, et glaciale avec cela ; la lune s’est cachée. Des éclats de voix zèbrent la nuit: des voix graves et, au milieu d’elles, une voix plus aiguë. Un raffut éclate, qu’il tente d’identifier : un banc renversé, une cruche brisée, une gifle qui claque.
Quand il les voit sortir – l’homme et la femme, son cousin et, par alliance, sa cousine –, il déguerpit. Dans la forêt qu’il connaît pourtant par cœur, il est frappé, fouetté, moqué par la forêt. La souche de l’arbre qu’il a lui-même abattu au printemps dernier, il ne la voit pas, grommelle et gémit. La douleur dans les jambes, cependant, reflue vite. A l’une des fenêtres éclairées, il a reconnu son propre foyer. Il entre, se déchausse et, traînant une chaise, se blottit face à l’âtre qui flamboie. Personne ne l’a reconnu, c’est une chance. Peu à peu, il sombre dans un sommeil lourd et sans rêves.
L’aube orangée est à peine survenue que sa femme bondit du lit. Avec ses grands yeux bleus, elle le scrute tandis que du coutelas, elle découpe deux tranches de pain qu’elle graisse d’un peu de beurre avant de les lui tendre. Je t’ai attendu hier, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, tu sais qu’ils sont là ? Tu sais ce qu’ils veulent, le leur as-tu donné ? Ses dents s’enfoncent dans la large tartine, le tapis doux du beurre tapisse sa langue et ses muqueuses. Là-dessus, le verre de goutte lui nettoie la bouche et lui brûle la gorge. Puis il prend sa besace et la jette sur la table ; aussitôt sa femme y trouve les cinq livres. Elle a un mouvement de surprise, et annonce qu’elle doit se presser. Ce matin, c’est marché.
Au potager, seuls quelques choux n’ont pas encore crevé du gel. Et ceux qui restent pourraient à peine nourrir un homme chacun. Il regarde ses cultures d’un air désolé, se rassure en songeant à ce qu’il a réussi à rentrer cet été en récoltes. Et les pommes de terre ne donnent pas trop mal, après tout. Il revient au village dans l’après-midi. Les bleus y sont bien alignés, et les ordres clairs à leur attention fusent les uns après les autres. En se rapprochant, il comprend que les ordres ne sont pas pour les soldats. Devant le portail du château, des dizaines d’hommes et de femmes attendent. Sales trognes, pense-t-il. Ce sont les blancs.
Faisant mine de baguenauder, il se rapproche des prisonniers. Il se demande combien se trouvent là, dit des chiffres au hasard, quatre-vingt, cent, pourquoi pas cent quinze. Comme il ricane, un bleu se retourne, le fusille, mais du regard seulement. Le bleu se tranquillise enfin ; peut-être est-il de ceux que j’ai guidés cette nuit. Dans la foule, il reconnaît son cousin, sacré réussite qu’il a eu quand j’y pense, mais voilà où cela mène d’écraser son prochain. On se croit à l’abri, et voilà que la justice se chausse de bottes et décroche le fusil, et fait rouler le canon. Soudain la troupe s’ébroue. Où nous menez-vous, demandent les blancs.
Un peu après Apremont, sur la route des Sables, une première salve retentit. Une deuxième, puis une troisième, et comme il est tout proche, il entend les râles des blessés. Il court à toutes jambes. Ce ne sont plus les branches des arbres qui gênent sa progression, ni les épines des buissons qui le blessent. Devant lui, des lames de baïonnettes dansent et soudain se plantent, rejaillissent ensanglantées. Il court, comme s’il était l’un de ces maudits blancs. Au soir, il fixe sa soupe. Sa femme, qui a déployé les tissus achetés au marché pour les lui montrer, soupire.
Le matin surprend le village dans une nudité honteuse. Il a mal dormi, s’est levé lorsque le soleil ne l’était pas encore. De sa maison au château, jusqu’à l’église, jusqu’au pont, Apremont est vide. Au milieu de la matinée, quelques bons citoyens s’étonnent de l’ampleur de la razzia bleue. Qu’il s’asseye quelques instants, et une ombre lui rappelant son cousin vient lui parler ; il se relève alors, et l’ombre disparaît. Il se questionne, et aussitôt se persuade. Il n’a pas fait de mal. Il a aidé la République. Au-dessus de sa tête, pourtant, une ombre désapprouve.