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29 avril 2022 5 29 /04 /avril /2022 18:00

Sans dire un mot, il lève le doigt. Désigne la maison dont les murs ont été récemment blanchis à la chaux. Tend la main, paume ouverte, pour recevoir son écot. Dépose avec soin les cinq livres dans sa besace, tandis qu’un détachement de bleus s’en va vers la maison. La nuit est noire comme la suie, et glaciale avec cela ; la lune s’est cachée. Des éclats de voix zèbrent la nuit: des voix graves et, au milieu d’elles, une voix plus aiguë. Un raffut éclate, qu’il tente d’identifier : un banc renversé, une cruche brisée, une gifle qui claque.

Quand il les voit sortir – l’homme et la femme, son cousin et, par alliance, sa cousine –, il déguerpit. Dans la forêt qu’il connaît pourtant par cœur, il est frappé, fouetté, moqué par la forêt. La souche de l’arbre qu’il a lui-même abattu au printemps dernier, il ne la voit pas, grommelle et gémit. La douleur dans les jambes, cependant, reflue vite. A l’une des fenêtres éclairées, il a reconnu son propre foyer. Il entre, se déchausse et, traînant une chaise, se blottit face à l’âtre qui flamboie. Personne ne l’a reconnu, c’est une chance. Peu à peu, il sombre dans un sommeil lourd et sans rêves.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

L’aube orangée est à peine survenue que sa femme bondit du lit. Avec ses grands yeux bleus, elle le scrute tandis que du coutelas, elle découpe deux tranches de pain qu’elle graisse d’un peu de beurre avant de les lui tendre. Je t’ai attendu hier, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, tu sais qu’ils sont là ? Tu sais ce qu’ils veulent, le leur as-tu donné ? Ses dents s’enfoncent dans la large tartine, le tapis doux du beurre tapisse sa langue et ses muqueuses. Là-dessus, le verre de goutte lui nettoie la bouche et lui brûle la gorge. Puis il prend sa besace et la jette sur la table ; aussitôt sa femme y trouve les cinq livres. Elle a un mouvement de surprise, et annonce qu’elle doit se presser. Ce matin, c’est marché.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Au potager, seuls quelques choux n’ont pas encore crevé du gel. Et ceux qui restent pourraient à peine nourrir un homme chacun. Il regarde ses cultures d’un air désolé, se rassure en songeant à ce qu’il a réussi à rentrer cet été en récoltes. Et les pommes de terre ne donnent pas trop mal, après tout. Il revient au village dans l’après-midi. Les bleus y sont bien alignés, et les ordres clairs à leur attention fusent les uns après les autres. En se rapprochant, il comprend que les ordres ne sont pas pour les soldats. Devant le portail du château, des dizaines d’hommes et de femmes attendent. Sales trognes, pense-t-il. Ce sont les blancs.

Bleus, blancs et rouge

Faisant mine de baguenauder, il se rapproche des prisonniers. Il se demande combien se trouvent là, dit des chiffres au hasard, quatre-vingt, cent, pourquoi pas cent quinze. Comme il ricane, un bleu se retourne, le fusille, mais du regard seulement. Le bleu se tranquillise enfin ; peut-être est-il de ceux que j’ai guidés cette nuit. Dans la foule, il reconnaît son cousin, sacré réussite qu’il a eu quand j’y pense, mais voilà où cela mène d’écraser son prochain. On se croit à l’abri, et voilà que la justice se chausse de bottes et décroche le fusil, et fait rouler le canon. Soudain la troupe s’ébroue. Où nous menez-vous, demandent les blancs.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Un peu après Apremont, sur la route des Sables, une première salve retentit. Une deuxième, puis une troisième, et comme il est tout proche, il entend les râles des blessés. Il court à toutes jambes. Ce ne sont plus les branches des arbres qui gênent sa progression, ni les épines des buissons qui le blessent. Devant lui, des lames de baïonnettes dansent et soudain se plantent, rejaillissent ensanglantées. Il court, comme s’il était l’un de ces maudits blancs. Au soir, il fixe sa soupe. Sa femme, qui a déployé les tissus achetés au marché pour les lui montrer, soupire.

Bleus, blancs et rouge
Bleus, blancs et rouge

Le matin surprend le village dans une nudité honteuse. Il a mal dormi, s’est levé lorsque le soleil ne l’était pas encore. De sa maison au château, jusqu’à l’église, jusqu’au pont, Apremont est vide. Au milieu de la matinée, quelques bons citoyens s’étonnent de l’ampleur de la razzia bleue. Qu’il s’asseye quelques instants, et une ombre lui rappelant son cousin vient lui parler ; il se relève alors, et l’ombre disparaît. Il se questionne, et aussitôt se persuade. Il n’a pas fait de mal. Il a aidé la République. Au-dessus de sa tête, pourtant, une ombre désapprouve.

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13 octobre 2021 3 13 /10 /octobre /2021 18:00

Le vent soufflait encore par faibles rafales. La tempête, cependant, était bel et bien passée, et un soleil radieux illuminait cette journée de la fin du mois de janvier. Agnès était sortie dès l’aube, emmitouflée dans un pardessus de cachemire noir duquel elle avait relevé le capuchon. Elle allait sur la promenade à pas lents, et l’air vif et froid qui entrait dans ses poumons lui mordait la gorge. Devant la mer qui était d’huile, et à laquelle la jeune femme jetait des regards anxieux, Agnès essayait de se rappeler un fichu dicton.

Était-ce le calme qui précédait la tempête, ou bien était-ce l’inverse ? Agnès cessa rapidement de se torturer les méninges, et elle envisagea d’aller louer une de ces cabines blanches. Elle y ôterait sa mode confortable et enfilerait son corset et pantalon bouffant. Chaque jour, Agnès tâchait de suivre les conseils de son médecin et de pratiquer la baignade. La froideur et la vigueur des vagues la faisait suffoquer. Selon le docteur, c’était là un excellent moyen de soigner son affliction pulmonaire.

Une femme à la mer
Une femme à la mer

Cependant qu’elle descendait les marches menant sur la plage, Agnès vit, à sa gauche, un groupe de femmes qui se lamentaient. Devant les malheureuses, il y avait une barque, pareille à celles que les pêcheurs des Sables-d’Olonne pilotaient pour capturer, au large, les bancs de sardine. L’embarcation était vide, et brisée en son milieu. Agnès s’approcha. Des femmes de tous âges, enveloppées dans d’épais châles noirs, dissimulaient leurs pleurs dans leurs mains tannées par le sel et le labeur.

Une femme à la mer
Une femme à la mer

Leurs lamentations étaient pourtant sonores, comme si la douleur s’accommodait mal du secret. Derrière elle, Agnès entendait les propositions des loueurs de cabines. Elle sentait déjà la violence de la morsure des flots sur ses cuisses, puis sur ses hanches. Elle pressentait la compression de sa poitrine, et les battements fous de son cœur. Elle espérait encore vivre, malgré ses poumons désespérément malades, malgré sa jeunesse qu’elle passait en cures et séjours thérapeutiques dans toutes les stations du pays. Pourtant, le groupe de femmes l’attirait.

Une femme à la mer

Quand Agnès fut tout près de ces femmes, elle s’arrêta et ne dit rien. Dans un délire cacophonique, ces femmes prononçaient des prénoms, qui étaient des vies entières et plus encore, des soutiens, des espoirs, des fiertés. Agnès entendit des Victor, des Louis, des Jean-Henri, des mon fils, des mon père, des mon mari. Claquaient aussi des questions, des imprécations, des pourquoi, des non, et qui ne s’adressaient à personne, sinon à la nature, à l’océan ou à un Dieu qui ne se hasardait guère à répondre. Dans l’air, le ressac et le vent jouaient une mélodie neutre.

Une femme à la mer
Une femme à la mer

L’heure avançait, et les cabines seraient bientôt toutes prises. À l’hôtel, l’absence prolongée d’Agnès susciterait l’inquiétude. Une poitrinaire qui se baigne en des eaux glacées, ça peut toujours être emportée par la furie de la mer. Et s’il n’y avait que le petit corps à aller chercher sur la plage, mais non, il faudrait encore prévenir le médecin, écrire à la famille et veiller, enfin, à l’intacte réputation de l’établissement. Agnès se retourna vers les villas du bord de mer, vit que personne ne s’émouvait du drame de ces femmes. Elles pleuraient, et cela ne changeait rien.

Une femme à la mer
Une femme à la mer

Terrorisée par sa propre impuissance, Agnès s’éloigna. Plus aucune cabine n’était à louer. Elle devait rentrer dans sa chambre, déjeuner aussi vaillamment que possible, puis écrire à sa mère restée avenue Montaigne. Les mots n’étaient pas sortis de sa gorge, comme s’ils avaient senti, en avance, leur inutilité. Pour rentrer à l’hôtel, Agnès fit le détour par le port. D’autres grappes d’ombres gémissantes attendaient, immobiles, une confirmation ou une surprise ; mais la seconde option n’avait aucune chance d’être émise. Agnès s’assit quelques minutes sur un banc, pour se reposer et pour les observer. À l’abri du soleil, elle aussi disparaissait.

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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 18:00

Son regard était fixe. Étendu sur le sol de terre battue, le monstre connu sous le nom de la Velue surnageait dans une flaque sombre qu’opacifiait encore la faible lueur du jour orageux. Yvain s’agenouilla et ausculta le corps qu’il avait frappé de sa lame à trois ou quatre reprises. Lorsque la Velue avait ouvert la porte, il avait poussé un cri et, tout en fermant les yeux, il avait lancé son bras vers l’avant en priant qu’il blessât. Il avait senti un liquide chaud couler sur ses doigts et avait entendu le choc sourd d’un corps qui s’écroule, inerte.

La traque avait duré trois jours et deux nuits. A bien y réfléchir, l’antre du monstre devait se trouver à deux lieues, tout au plus, des murailles de la Ferté-Bernard. C’était un recoin de forêt et non un marécage, comme le disait la légende. Yvain n’avait rien entendu d’autre que des grommellements et parfois des pleurs, qui sortaient de la tanière et fendaient le cœur ; la légende évoquait, faussement, des hurlements lugubres et des rires glaçants. Prudemment, Yvain retourna le corps.

Le monstre intime
Le monstre intime

Un instant, Yvain fut décontenancé. Au lieu de pattes griffues, la Velue avait des bras que terminaient des mains ordinaires. Au lieu d’une gueule percée de deux petits yeux cruels et allongée d’un vilain nez fouineur, elle avait le bas du visage mangé par une barbe brune et fournie, et sur sa peau rosée s’étalaient de larges plaques boutonneuses, rougies par la saleté. Son corps ne possédait pas ces affreuses écailles vertes que la rumeur lui prêtaient, mais il supportait une chemise élimée jusqu’à la trame, qui laissait voir un torse chétif. De toute évidence, la Velue n’était pas un monstre, mais un homme dont la mort, pour Yvain, signifiait trois choses

Le monstre intime
Le monstre intime

La première, c’est que les atrocités qu’on lui prêtait allaient s’arrêter immédiatement. À la Ferté, des dizaines d’enfants avaient disparus, et des femmes aussi, dont aucun n’avait été revu vivant par ses proches. La propre fiancée d’Yvain, Berthilde, avait été retrouvée le mois dernier, le corps outragé, à côté du ruisseau près duquel Yvain avait retrouvé les premières traces de la Velue. La vue de l’être aimé violenté avait empli Yvain d’une rage sourde dont il avait chargé chacun des coups de couteau. Il espérait, ce faisant, se défaire de ce sentiment tenace qui réduisait son cœur en charpie.

Le monstre intime
Le monstre intime

La deuxième chose signifiée par la mort de la Velue, c’est qu’Yvain allait être célébré à son retour comme le sauveur de la cité. Les familles meurtries viendraient le voir et tenir ses mains en les leurs, plongeant leurs yeux dans les siens, leurs larmes laveraient sa sueur et son sang. La troisième chose, qui découlait de la deuxième, était qu’Yvain ne mériterait pas ce triomphe. Ce n’était pas un monstre qu’il avait tué, mais un homme. Et si les gens tenaient absolument à ce qu’il y ait un monstre, alors la question de son identité allait se poser inéluctablement. Dans un coin de la cahute, Yvain dénicha une pelle avec laquelle, au pied d’un hêtre, il commença à creuser.

Le monstre intime
Le monstre intime

La nuit surprit Yvain dans sa tâche. Heureusement la lune l’éclaira et, lorsque le trou fut assez profond, l’aurore commençait à poindre. Les chants matutinaux des oiseaux ainsi que les odeurs d’humus offrirent à Yvain de longs moments de calme, tandis qu’il buvait de petites gorgées d’eau de la rivière. De sa besace il sortit une miche de pain, en coupa de larges tranches avec le couteau homicide. Au matin, il sortit le corps de la Velue qui, étrangement, n’était ni raide ni froid. La possibilité de son inhumanité existait encore, car la mort agissait différemment en elle. Yvain mit ensuite le feu à la cabane. La chaleur lui fit du bien.

Le monstre intime
Le monstre intime

Yvain voulait tout détruire. Il redoutait que les hommes du bailli ne fouillassent les environs et que, trouvant un homme et non une bête, ils en déduisissent qu’un crime avait été commis et que la Velue continuerait d’agir. Yvain savait qu’il avait tué la Velue, qu’il avait vengé de sa lame toutes les victimes. Il tira alors le corps inerte et le fit basculer dans le trou. Il y envoya ensuite de grandes pelletées de terre, jusqu’à ce qu’un bruit en émergeât. La Velue gémissait, malgré le sang perdu, malgré le froid de la nuit. Yvain, très calme, termina sa besogne. La cité était désormais en sécurité.

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27 septembre 2020 7 27 /09 /septembre /2020 18:00

Nuit noire. Une brindille craque, une rafale de vent affole les branchages. Puis le silence, dans la forêt. Le garçonnet serre fort la main de son père. Dix ans qu’il a, et une trouille terrible qui lui tord les boyaux, et les genoux qui tremblent. L’aube viendra bientôt. Le ciel rougeoiera, les oiseaux s’éveilleront, on y verra clair. La vieille chaumière familiale est à quelques minutes à pied, derrière le père et le fils, mais elle est invisible à présent, avalée par le monstre nocturne. Le père dit : courage, et le garçonnet sursaute, surpris de l’irruption de la voix grave dans la grande obscurité.

Le père n’est pas plus rassuré que le fils. Il a dit : courage, mais il n’est même pas certain d’avoir lui-même prononcé cette parole. Le sang lui bat aux tempes, et de plus en plus fort, à mesure que son fils et lui avancent. Peu à peu, ils distinguent les arbres, leurs branches, leurs feuilles, la clarté encore toute relative de leurs troncs et les abîmes de la noirceur quand la lumière ne trouve aucun support pour se refléter. Là-haut, sur la butte, l’ombre du château semble se défaire avec difficulté des ténèbres qui le tiennent prisonnier depuis des siècles. Le père se dit : je suis le descendant de son bâtisseur, mais il ne sait pas s’il a prononcé ces mots à voix haute.

Les princes de l’étable
Les princes de l’étable

Le fils ne semble pas l’avoir entendu. Son regard ne cille pas. Tel un possédé, il fixe, droit devant lui, l’ancienne forteresse qui dort. Il pense : je suis le descendant de son bâtisseur. Cela, il se le répète, silencieusement, pour se sentir brave, pour se sentir légitime, aussi, à ce qu’ils s’apprêtent à faire. Tout le monde, dans le pays, est venu ici pour se servir. Les pierres sont bien taillées et pas trop abîmées, car la guerre est rarement venue ici. Elle a bien vu, la guerre, que le château de Ranrouët était trop bien bâti pour être éprouvé. La guerre a méprisé ce château, qui était trop beau pour elle. Et les seigneurs, fous d’amour pour la guerre, l’ont abandonné aussi.

Les princes de l’étable
Les princes de l’étable

Ce qui se passe à présent est plus fort que la guerre. C’est la Révolution, a clamé l’oncle, oubliés les seigneurs, finies les corvées, vive le peuple et vive la liberté. La forteresse était délaissée depuis longtemps. Par respect, par crainte, on ne s’en approchait pas. Les seigneurs pouvaient revenir. Les esprits la hantaient. Ce sont eux que craint le garçonnet. Les esprits capturent les hères qui cherchent l’aventure, et jamais plus ne les relâchent. Le père a peur des seigneurs, mais dans le village, tout le monde dit qu’ils ont disparu. Un tel a pris des pierres pour son four à pain ; tel autre en a utilisées pour bâtir une porcherie. Le père en a besoin pour son étable.

Les princes de l’étable

Les hautes tours, la barbacane massive, les meurtrières adressent encore de sombres avertissements aux visiteurs imprudents. Le père préfère les ignorer ; il garde la tête basse. Il veut croire qu’il a le droit d’être en ces lieux. Après tout, il porte le nom des barons originels. Au village, les mauvaises langues racontent que ce sont les serfs qui ont transmis le nom, et qu’il n’y a, par conséquent, aucune fierté à le porter. Qu’importent les rumeurs : elles ne sont faites que d’orgueil et de jalousie. Le père et le fils parviennent à desceller plusieurs pierres de la partie intérieure d’une tour. Quelques corbeaux viennent observer leurs manœuvres.

Les princes de l’étable
Les princes de l’étable

Midi approche. Le fils sent tous les muscles de ses bras, de ses épaules, de son dos, de ses cuisses se tendre, et il sent au creux de ses mains toutes les rugosités de la pierre. Il la dépose dans l’une des deux brouettes que le père a apporté, la veille. Maintenant le travail est fini. Le père veut attendre la tombée de la nuit pour repartir. Il craint d’être vu, d’être pointé du doigt, d’être traité de voleur. L’après-midi promet d’être long, entouré des murailles, cerné par la certitude de ne pas être à sa place ici : en tant que paysan, en tant que pilleur.

Les princes de l’étable
Les princes de l’étable

Le père tue le temps en repérant les pierres que, dès le lendemain, il viendra chercher avec son fils. En effet, leur maigre chargement du jour ne suffira pas à terminer la construction de l’étable. Le fils contemple les ruines, les imagine au temps de leur splendeur guerrière, lorsque ses ancêtres observaient l’ennemi, abrités derrière les créneaux, ou bien lorsqu’ils patientaient, serfs sans armes et sans espoir, craignant qu’à l’issue de l’assaut final ils ne soient passés au fil de l’épée. Au crépuscule, le père donne le signal du départ. Tout de même, malgré l’angoisse que provoque une telle opération, il est heureux. Il dit que, d’ici la fin de la semaine, les vaches dormiront à l’abri. Les mânes des anciens seigneurs peuvent endurer la pluie. Depuis des siècles, ils supportent bien l’oubli.

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12 mars 2020 4 12 /03 /mars /2020 19:00

Adrien était heureux de revenir. Le séjour en Hollande, chez son oncle, lui avait paru interminable. Une journée entière dans une carriole cahoteuse jusqu’à Nantes, puis une semaine de cabotage pour rallier Amsterdam, et encore une demi-journée pour atteindre Haarlem. Il avait été reçu sobrement dans la maison bourgeoise et étriquée sise dans la vieille ville. Durant trois semaines, on avait discuté, dans une langue de moins en moins intelligible pour Adrien, d’importations et d’exportations de vin français.

Au moins, les choses étaient claires pour l’année à venir. Le nombre de barriques expédiées via l’océan vers le pays originel et vers les colonies de celui-ci allait croître encore, ce qui ne déplaisait pas à Adrien. Il avait grandi dans le monde des affaires et savait par expérience qu’un commerce ne pouvait même pas se permettre de stagner. Ce qui l’avait dérangé, c’était toutes les insinuations qu’il n’était plus tellement du pays. Le grand-père l’avait même appelé « le Français ».

Rarement chez soi
Rarement chez soi

Sitôt revenu en Anjou, il était allé chez son frère où il avait rendu compte de son séjour. Pour la saison prochaine, la branche hollandaise de la famille attendait une livraison supérieure à celle de cette année. Il faudrait, dès le lendemain, aller voir les vignerons des villages alentours, et leur proposer un premier prix pour leurs futures récoltes. Autour de leur village du Thoureil, Adrien et son frère disposaient d’un vaste terroir de vignes desquelles sortaient des vins très appréciés et relativement bon marché. Ici, Adrien et son frère se comportaient, en quelque sorte, comme des seigneurs.

Rarement chez soi
Rarement chez soi

Dans le village, on les connaissait encore sous le surnom de « Hollandais ». Leur arrière-grand-père faisait déjà commerce des vins de Loire avec les Provinces-Unies. Le fils de celui-ci était venu, jeune homme, s’installer sur les rives de la Loire. Un jour, il avait trouvé une maison à acheter, et en avait fait un comptoir. Rapidement, à l’aide des banquiers, à l’aide aussi des mariniers de Loire et grâce, enfin, à des connaissances à Nantes, il avait lancé son commerce. Son essor avait été fulgurant.

Rarement chez soi
Rarement chez soi

Soixante ans plus tard, Adrien et son frère André, ses petits-fils, ne revenaient plus qu’une fois l’an à Haarlem et goûtaient ordinairement à la douceur angevine. La réussite commerciale leur avait ouvert maintes portes, dont celles des maisons bourgeoises des environs. Pour solidifier les liens, on avait épousé les filles des armateurs, les filles des commerçants, les filles des assureurs. Pour montrer le succès, on avait édifié de belles bâtisses et de hautes tours, qui dominaient la vallée de la Loire et desquelles on pouvait voir partir les rambertes et les gabarres chargées de fûts.

Rarement chez soi
Rarement chez soi

Le frère d’Adrien avait déjà acquis plusieurs parcelles dont il connaissait les vertus vinicoles. Grâce à ses revenus, il avait fait agrandir le comptoir du grand-père et, à présent, les deux frères représentaient, pour les vignerons locaux, le principal débouché pour leurs productions. La demande augmentant, le port du Thoureil était devenu une petite place forte de la marine de Loire qui attirait les regards de Saumur et de Nantes. Dans le langage populaire, on en parlait comme du fief des Hollandais.

Rarement chez soi
Rarement chez soi

Le lendemain de son retour, Adrien, accompagné de son frère, partit vers le sud pour s’assurer la totalité de la production d’un petit village. On les y connaissait de réputation. D’abord, Adrien impressionna ses auditeurs, car il connaissait les procédés de vinification et savait même comment améliorer certains usages. On le célébra comme un Français émérite. Puis son frère s’entendit à obtenir le meilleur prix possible, quitte à susciter les mécontentements. A la fin, il obtint ce qu’il voulait. Décidément, grommelèrent leurs interlocuteurs, on ne pouvait pas discuter avec les Hollandais.

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8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 18:00

Au grand dam de sa famille, Pauline se trouvait à bord du plus grand et du plus beau paquebot du monde. Elle en parcourait les couloirs avec une émotion non dissimulée, prenant peu à peu la mesure du luxe qui l’entourerait pendant les prochaines semaines. Devant elle marchait, à pas rapides, une femme à la mise impeccable qui parlait, tout en marchant, sans se retourner. Cette femme s’arrêta bientôt devant la porte d’une chambre. Elle l’ouvrit et invita Pauline à entrer.

Deux lits doubles, côte à côte, y étaient éclairés par de larges hublots qui donnaient sur l’océan et par un luminaire raffiné et sobre, lequel diffusait une douce lumière. Deux fauteuils agrémentaient la pièce, qui était en outre décorée d’un tapis aux allures de peinture moderne et d’un tableau si réaliste qu’on aurait cru une photographie. Sur les lits, des draps fraîchement lavés avaient été posés. C’était le travail de Pauline. Mettre de l’ordre et veiller à ce que le président Auriol ne manque de rien.

La mer et rien d’autre
La mer et rien d’autre

Lorsqu’elle eut accompli sa tâche, Pauline se précipita sur le pont. Là, des centaines de passagers agitaient un foulard ou leur chapeau en direction du quai. La sirène du bateau venait de retentir : pour saluer son port d’attache, qui était aussi son lieu de naissance : Saint-Nazaire, et ses chantiers navals où fourmillait une armée de mains habiles. Pauline espérait voir Léo, son frère, ouvrier dans les chantiers qui avait travaillé sur le Normandie. Les moteurs ronflaient maintenant sur les flots.

La mer et rien d’autre
La mer et rien d’autre

Pauline crut reconnaître Léo, dans son bleu noirci, mais elle dut bien s’avouer que de là où elle était, on ne distinguait pas les visages de ceux que l’on quittait. Le paquebot prenait la direction de New York, de l’autre côté de l’océan, cette ville lumière où, paraît-il, l’on ne dormait jamais. Certes, Pauline pensait à la ville tentaculaire, mais elle se réjouissait surtout de voir la mer. Depuis qu’elle était enfant, elle rêvait d’atteindre l’horizon. Ce qu’elle voulait, c’était voyager. Peu importait la destination.

La mer et rien d’autre
La mer et rien d’autre

C’est pour cela qu’elle avait présenté sa candidature à un poste de femme de chambre. Un jour, son frère était revenu des chantiers et avait dit à la famille assemblée que le projet du grand paquebot était enfin lancé. Déjà, avant la guerre, on en parlait. La Transat, excitée par les bénéfices qu’elle engrangeait et aiguillonnée par la concurrence de la Cunard et de la White Star, déclara enfin à l’État qu’elle allait construire un bateau formidable. Le pays en sortirait grandi et pour Saint-Nazaire, le travail serait garanti. Pauline avait été engagée.

La mer et rien d’autre
La mer et rien d’autre

Naturellement, la décision de Pauline ne convenait pas à sa famille. Cette dernière estimait que la place d’une jeune fille, non mariée de surcroît, n’était pas sur un paquebot qui parcourait les sept mers du globe. Léo affirmait, lui, que leurs parents étaient surtout fous d’angoisse pour leur petite ; quant au reste de la famille, dans laquelle tout le monde avait travaillé à construire les bateaux, ils pensaient que c’était là une idée saugrenue que de vouloir les emprunter.

La mer et rien d’autre
La mer et rien d’autre

Toutes ces questions et incompréhensions étaient restées sur le quai. Léo (était-ce vraiment lui, cette minuscule fourmi ?) agitait encore la main quand quelqu’un tapota l’épaule de Pauline. Louise la fixait, à bout de souffle, le front perlant de gouttes de sueur, et l’enjoignait de la suivre. Pauline obéit et comprit vite que le service reprenait. Journalistes et écrivains, politiques et artistes, tous hommes et femmes du monde se pressait dans le hall pour déguster les paroles du président Auriol. En ouvrière dévouée, Pauline, en petit tablier, tournoyait maintenant entre les gros bonnets sur le Normandie lancé.

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6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 19:00

Louis Marquis grimpa tant bien que mal sur une table. Il dominait maintenant l’ensemble de ses congénères, lesquels s’interpellaient à tout-va dans un vacarme épouvantable. Fait curieux : les nobles protestants arboraient un mouchoir blanc à leurs chapeaux. Marquis jugea que c’était stupide de leur part, car chacun connaissait, dans cette salle du palais royal d’Angers, les inclinaisons religieuses de son voisin. Au moins voyait-on bien que les huguenots étaient venus en nombre, cependant que les catholiques, cette fois-ci, avaient répondu massivement à l’appel.

 

Pressé par ses coreligionnaires les plus proches physiquement, l’orateur Marquis commença sa joute dans un silence très relatif. Sans cesse on entendait des réprimandes, des intimations à se taire, des protestations énergiques contre ceux qui continuaient de pérorer. A quelques reprises, on manqua même l’incident puisque, faute d’entendre quelque chose du discours de Marquis, on insultait copieusement l’ascendance féminine et les épousées des maudits causeurs.

Vote inutile
Vote inutile

Marquis ne se laissa pas troubler. Il commença par regretter l’absence relative des nobles catholiques lors de la séance matinale, considérant, avec une contrition forcée, que c’était là une faute et qu’il fallait espérer que le roi, magnanime, la pardonnerait. Les protestants approuvèrent ; les catholiques s’indignèrent d’être défendus par un si mauvais avocat. Les Etats Généraux du royaume, continua Marquis, sûr de lui, méritaient qu’on y attachât un intérêt profond.

Vote inutile
Vote inutile

Toutefois, clama-t-il, et il dut répéter ce mot à plusieurs reprises, l’absence d’un groupe représentatif des intérêts catholiques empêchaient que le vote de la matinée soit accepté. A ce mot, une clameur fusa. Les protestants, qui avaient remporté ce vote, hurlèrent à l’infamie et les plus enragés d’entre eux tâchèrent de se frayer un chemin parmi cette cohorte de gens bien mis, tous armés de pistolets et d’épées. Ces belliqueux furent évidemment retenus et par les leurs, et par les catholiques qui ne boudaient maintenant plus leur plaisir d’écouter ce que disait ce bon Louis Marquis.

Vote inutile
Vote inutile

Ce dernier ne se laissa pas impressionner. Après cette algarade, il revint patiemment sur les affirmations de l’avocat du roi au présidial, un nommé Grimaudet, qui avait donné de la société une vision ni reluisante, ni juste. Sans distinction, Grimaudet avait condamné les clercs, les nobles et les gens de justice. Les premiers, par leur inconduite, donnaient raison aux plus extrêmes des huguenots tandis que les derniers, loin de l’esprit divin d’une justice aveugle, officiaient selon la grosseur de la bourse du justiciable. Jusque-là, les nobles n’avaient trouvé rien à redire.

Vote inutile
Vote inutile

Grimaudet s’était alors attaqué avec violence aux nobles. Ceux-ci n’en portaient plus que le nom : ils étaient soit poltrons, soit d’une lâcheté ignominieuse. Ils faisaient preuve aussi d’une violence qui effrayait le bon peuple, seul, parmi les Etats du royaume, à se comporter en bons sujets et en bons chrétiens. Marquis prit à témoin sa tumultueuse assemblée : tout cela n’était que sottises. Cependant, rares étaient ceux qui avaient maintenu au jeune orateur leur attention. Les protestants, particulièrement, le regardaient avec haine. D’agitée, l’ambiance était devenue tout à coup délétère.

Vote inutile
Vote inutile

Tout à ses envolées rhétoriques, Marquis ne vit pas le commencement de ce qui faillit lui coûter la vie. Déjà, dans les recoins, des nobles catholiques et protestants s’agrippaient énergiquement, se menaçant du poing. Lorsque Marquis proposa que l’on passât enfin au vote du représentant de la noblesse, les choses basculèrent tout à fait. Des coups de feu éclatèrent. Des épées furent tirées de leurs fourreaux. Du sang jaillit sur les lattes du parquet. Marquis, arrosé de coups de poings et de pieds, fut traîné en arrière par les cheveux par une main amie. La mort l’avait manqué. Quant au vote, il fut oublié. Après de tels événements, on craignait désormais que la soirée ne fut ensanglantée.

 

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3 septembre 2018 1 03 /09 /septembre /2018 19:00

Il est assis sur le parapet, le vieux Jean. Face à la mer, il gémit parfois, en pensant au bon vieux temps. Quelques années auparavant, le commerce tournait, la ville vivait, Jean s’affairait et Le Croisic commerçait dans un mouvement perpétuel, qui s’arrêtait à peine la nuit et repartait de plus belle au petit matin. Parfois, il a un pincement au cœur si fort, le père Jean, que, le pauvre, il ne peut pas s’empêcher, il gémit, et les larmes lui viennent aux yeux, mais jamais il n’a pleuré, le vieux Jean. Alors il souffle, le vieux Jean, mais il ne pleure pas.

Il a fallu seulement un peu de sable. Juste un peu de sable. Et la machine s’est enrayée. Et le beau commerce s’est arrêté, comme un mécanisme d’horloger dans lequel un grain de sable serait venu se loger. Le vieux Jean pense au sable, au maudit sable qu’est venu tout empêcher, tout arrêter. Et le pincement qu’il a au cœur recommence si bien qu’il gémit encore, des larmes lui viennent, sa gorge se serre. Mais il ne pleure pas, le vieux Jean. Il ne sait pas pleurer.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Deux bateaux reviennent au port. Ce sont des bateaux de pêche, pas l’un de ces gréements qui abordaient Le Croisic avec le pavillon haut levé, et les matelots à la manœuvre, et la proue luisante et parfois peinte sur laquelle brillaient encore les milliers de scintillements du soleil lavés à l’eau de mer. Les deux misérables bateaux ont fait des prises modestes, ce jour. Même les bancs de poissons ont déserté ces eaux. Qu’il est loin, le temps des affaires.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Le vieux Jean se dit que c’était un âge d’or. Il se dit que, chacun dans sa vie, électrisé par son succès, galvanisé par les espèces sonnantes et trébuchantes qui entraient dans sa besace et, peu à peu, constituaient son trésor, chacun, donc, a fait comme si tout était normal. Personne, pas même lui, le vieux Jean, qui bougonnait souvent sur le port, en voyant cette pléthore de navires, en voyant toutes ces marchandises, pas même lui, donc, le vieux Jean, n’a repéré à l’horizon les nuages sombres qui s’amoncelaient. Pas même lui n’a soupçonné que, ce qu’ils vivaient alors, c’était leur âge d’or.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

D’abord, il y a eu le sable. Une tempête en amassa, d’un seul coup, et aucun navire ne put plus passer. Le vieux Jean se souvient encore qu’on se disait que la mer, parce que c’était elle la grande nourricière, allait à nouveau charrier ça vers le large, la mer allait permettre que le commerce reprenne. La mer n’avait rien fait. Le roi, lui, avait ordonné la construction d’une digue. Mais le roi décidait aussi des guerres. Et les guerres réclamaient des soldats, et les guerres réclamaient des marins. Année après année, on vit partir les jeunes et, année après année, on ne les voyait pas revenir.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Et puis, il y avait eu Nantes, qui grandissait trop. Nantes, c’était l’enfant sage qui devenait le jeune homme glouton, le jeune homme qui dévorait les portions de ses frères et sœurs sans rien leur laisser. Nantes grandissait, grossissait, attirait à lui tous les armateurs et tous les navigateurs d’Europe, attirés par l’apparence de bonne santé, attirés par le visage bouffi de sérénité et d’opulence de la cité nantaise. Le Croisic n’était même plus un port, car il ne pouvait plus accueillir de bateaux. Dans la course à la prospérité, Le Croisic s’apercevait que ses deux pieds étaient liés.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Le vieux Jean est seul sur le quai des Portugais. On l’a appelé comme ça en hommage à ces hommes du sud qui remontaient, en longeant la côte, vers leurs alliés anglais. Les Anglais, justement, débarquaient aussi des marchandises ou des soldats, selon le temps, paix ou guerre, avant de s’en revenir chez eux. Il n’y a plus d’étrangers, ni de soldats, ni de matelots, ni de commerçants venus d’autre monde. Il n’y a que le vieux Jean. Il n’y plus de déchargement de bois des pays du nord, ni de morues venues des océans glacés, ni d’étain, ni de houille, ni de sel ni de vins promis aux tables d’ailleurs. Il n’y a que le vieux Jean, et il pleure.

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13 mars 2018 2 13 /03 /mars /2018 19:00

La cloche venait de sonner. Un à un, les ouvriers abandonnèrent leurs outils et, pour certains, remirent leurs haut de corps qu’ils avaient, le temps d’un après-midi, abandonné dans un coin de l’usine. Visiblement, l’assourdissant tintement de métal avait eu sur leurs corps un effet bénéfique : ils souriaient ou s’interpellaient à haute voix, quelques-uns trottinaient même pour rattraper un ami pour reprendre la conversation là où, à midi, ils l’avaient laissée.

En sortant de l’usine, ils retrouvaient les couleurs, et surtout la lumière, de la Loire. Le fleuve se jetait à quelques kilomètres de là dans l’océan et une poignée de bateaux montrait la voie. Après des heures passées dans les ateliers, ils sentaient sur leurs dos la douce caresse de la brise, et ils entendaient le cri des sternes. L’un d’eux avait dit un jour que ces oiseaux annonçaient simplement leur fugace liberté à eux, les hommes.

D'un bateau à l'autre
D'un bateau à l'autre

Aux chantiers, chacun avait sa tâche dans la construction des bricks, des trois-mâts et des goélettes. Les plus qualifiés, les plus estimés, aussi, par la direction, travaillaient aux bateaux à voile. Ceux-là étaient envoyés à la marine marchande et aux armées, et ainsi c’était un peu de leur simplicité et de leurs savoir-faire qui sillonnaient les mers. Quelques jeunes, parfois, à peine arrivés aux chantiers, mettaient, c’était le cas de le dire, les voiles pour s’engager sur l’un de ces grands voyageurs. On ne les revoyait jamais.

D'un bateau à l'autre
D'un bateau à l'autre

À quelques dizaines de mètres des chantiers, la troupe commença à se séparer. Un bon quart se rendait au troquet voisin où, connaissant le patron, ils augmentaient l’ardoise qu’en fin de mois, il leur faudrait payer. Ceux-là étaient déjà gais et un nombre non négligeable sortirait ivre de l’établissement, rentrant tardivement de leur escapade pour trouver une maison obscure et endormie. Quant aux autres, c’est vers le quai qu’ils se dirigeaient. La Loire les attendait.

D'un bateau à l'autre
D'un bateau à l'autre

Le roquio comptait déjà quelques passagers quand ils embarquèrent. Ouvriers, comme eux, des usines et ateliers du nord du fleuve, vendeuses de tout et de rien, gamins que le personnel laissait parfois monter sans rien payer. À eux seuls, ceux des chantiers navals remplirent le bateau. Celui-ci, ils ne l’avaient pas construit. C’était l’œuvre d’autres camarades de la région parisienne. Ils l’avaient baptisé Trentemoult, du nom du port où tous, dans ce vapeur, habitaient.

D'un bateau à l'autre
D'un bateau à l'autre

Le bateau commença sa courte traversée. Derrière la cheminée qui crachait des vapeurs noires, le capitaine distinguait à peine les courants. Expérimenté, il conduisait d’une main sûre ses passagers et évitait les pièges insidieux que le fleuve révélait. Accoudés au bastingage, les ouvriers du chantier en profitaient pour fumer et raconter leur journée. Parfois ils plaisantaient, parfois ils ruminaient des vexations que leur avait fait subir le contremaître. Quant à se plaindre, ils ne le faisaient jamais.

D'un bateau à l'autre
D'un bateau à l'autre

Quand ils débarquèrent, la marmaille les attendait. Derrière ce monde qui se retrouvait, le soleil faisait encore scintiller les ondes redevenues calmes, cependant que le cœur de Nantes, tout près, s’éteignait dans un doux murmure. A Trentemoult, chacun se dispersa pour retrouver son chez-soi. Aux maisons, quelques fleurs suspendues jetaient un peu de joie dans un quotidien passé dans l’obscurité et le bruit. Le lendemain, un dimanche, les Nantais arriveraient tôt.

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8 octobre 2017 7 08 /10 /octobre /2017 18:00

Au printemps de l'année dernière, un frère à la coule noire arriva dans notre abbaye de Solesmes. C'était un homme de haute stature qui regardait obstinément le sol, comme s'il y cherchait la vérité sans pouvoir jamais la trouver. Arrivant enfin dans notre cloître, il leva la tête et ses yeux nous transpercèrent comme une épée le fait d'un corps, et je vis certains de mes frères frissonner d'un sentiment que je pourrais appeler de la terreur.

Deux mois auparavant, l'un des moines avait rejoint le ciel. Frère Imbert, nous le savions tous, était un pécheur. Repenti à maintes fois, il était relapse, faisant succéder à sa repentance des actes terribles, odieux et vils que nous avions pourtant condamnés. Cependant ce frère était apprécié dans la communauté : sa bonté, sa générosité même, en faisaient un compagnon appréciable, tant dans les travaux que dans la prière. Mais dans sa nature résidait le Mal. Cela nous terrifiait lorsque, alors, notre frère lui abandonnait son corps.

Les noms du mal
Les noms du mal

Un matin, les convers l'avaient retrouvé couvert de lacérations, la tête immergée dans la boue grasse de nos champs. Comme nous le dîmes aussitôt au bénédictin, frère Guillaume, aucun de nous ne pouvait quitter l'enceinte de l'abbaye. Il était évident qu'une fois de plus, frère Imbert avait renié la règle pour satisfaire la Bête immonde qui sommeillait en lui. Tandis que nous nous désolions de son impertinence, frère Guillaume fit la remarque que certains de nos frères ne semblaient point chagrinés par ce qu'il appelait, de son ton docte, un meurtre. Mot horrible : nous nous signâmes.

Les noms du mal
Les noms du mal

Les penchants de frère Imbert pour le corps : le corps de l'homme, le corps de la femme, le corps de l'enfant, nous étaient connus. En effet, son oncle s'était résolu à nous le confier car déjà, alors que frère Imbert n'était âgé que de quinze ans, cette dégénérescence ravageait son esprit. Nous escomptions, ainsi que nous le rapportâmes à frère Guillaume, que les prières assureraient sa guérison. A défaut, nous espérions que les travaux harasseraient son corps, s'ils ne le poussaient pas à la contrition.

Les noms du mal
Les noms du mal

Nous avions réservé une sépulture décente à ce frère qui pourtant entachait la réputation de notre communauté. Depuis quelques mois, des villageois osaient venir à l'abbaye pour se plaindre des actes désordonnés de l'un des nôtres. Quant à moi, la vue de ces jeunes hommes, de ces femmes qui s'apprêtaient à se marier et de ces enfants, le visage déformé par la peur au lieu d'être éclairé de joie par la simple apparition de ma coule, me torturaient si fort que je fis part de mes objections à frère Imbert.

Les noms du mal
Les noms du mal

Je n'étais pas le seul et, sans cesse, semaine après semaine, nous le chapitrions et lui, veule et obscène, s'étalait face contre terre, demandant pardon pour son ignominie. Nous nous excusâmes devant frère Guillaume : mais la Loi est ainsi faite que nous ne pouvons refuser de croire quelqu'un jurant sur les Écritures, et jouant ainsi jusque sur le nom de Dieu pour assurer son salut. Notre crime, nous l'avouâmes à frère Guillaume, était d'avoir été faibles. Nous avions refusé trop longtemps de punir frère Imbert.

Les noms du mal
Les noms du mal

Frère Guillaume, taiseux et assurément malin, resta à l'abbaye une semaine. Tantôt il nous entretenait dans le cloître, tant il nous convoquait en sa cellule. Au chapitre, à la veille de son départ, il m'accusa, il nous accusa. Nous acceptâmes le poids de la vérité. Mais nous refusâmes d'être traités en criminels. Nous avions expurgé notre abbaye, nous avions lavé notre communauté. Et l'infâme dont le corps pourrissait et dont l'âme brûlait ne méritait que le juste châtiment. Frère Guillaume repartit : je le suivis. Demain est le jour de mon bûcher.

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