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18 mars 2022 5 18 /03 /mars /2022 19:00

Le chef de l’entrepôt est un honnête homme. Qui que soit celui qui le vient trouver, il lui adresse toujours quelque amabilité. La première fois, Markus en a été surpris. D’habitude, le jeune homme se heurte à la brutalité verbale de ceux qui se savent investis d’un pouvoir certes limité, mais effectif. On le rabroue, on le moque, parfois même on le moleste. Le chef d’entrepôt lui tapote l’épaule, s’enquiert de sa forme du jour, demande aussi comment vont les patrons. D’aucuns disent que le chef d’entrepôt est un bavard.

Il faut une demi-journée pour charger les ballots de laine. Markus s’arrange pour prendre les plus anciens, ceux qui ont effectué la traversée depuis une semaine au moins. De cette façon, le jeune homme s’assure que la laine est bien sèche, et ainsi que les patrons ne lui reprocheront pas le gros temps sur mer, ou l’incompétence des débardeurs. Markus a une technique infaillible, qu’il tait soigneusement auprès de tous ceux qui, comme lui, rapportent depuis le port de Veere, la laine aux petits ateliers des campagnes. Markus regarde ses pieds.

Peaux et pot
Peaux et pot

Markus regarde ses pieds, et s’il voit une flache, il se détourne aussitôt du ballot. Un à un, il examine, sélectionne, désigne au chef d’entrepôt la balle choisie, puis il la saisit, la fait rouler et enfin la soulève et la propulse dans son chariot. Quelques-uns s’arrêtent, parfois, pour s’émouvoir de la force de ce garçon. Ils lui tâtent les muscles, comme à une bête à la foire aux bestiaux, ils rient qu’un si grand homme puisse exister sur terre, et Markus ne comprend jamais vraiment s’ils rient de lui, ou s’ils sont étonnés pour de bon. D’autres le tancent, et ruminent qu’un gars comme ça, ça empêche la lumière de bien venir jusqu’au fond de l’entrepôt. Ils disent que c’est de sa faute s’ils choisissent la mauvaise laine.

Peaux et pot
Peaux et pot

Lorsqu’il a terminé, Markus traîne encore sa longue silhouette au port. A l’auberge, il s’attable devant une soupe et un morceau de fromage, et parfois même un peu de lard. Puis, toujours guettant son chargement, il marche le long du quai. Il sourit, benêt, à tous les capitaines, sans jamais les apostropher. Mais son regard est celui d’un enfant que les affaires des grandes personnes impressionnent. Parfois un marin le vient voir et lui demande, dans un hollandais hésitant, s’il souhaite s’engager. Markus rit alors, oppose ses deux mains et secoue la tête en signe de dénégation ; la mer l’effraie, et pourtant cette Écosse lointaine, dont proviennent tant et tant de peaux, l’intrigue et l’attire.

Peaux et pot
Peaux et pot

Une fois, une seule, un marin l’a pris par l’épaule et l’a entraîné dans une taverne que Markus n’avait jamais remarquée. Là-bas ils ont bu jusqu’au soir. Le marin conta à Markus les montagnes et les landes de son pays, il lui décrivit les clans qui y demeuraient, il se souvint de l’élevage de moutons de son père, et de la tonte, et du soin que l’on met pour transporter pareille marchandise. Markus tire de cette journée un vif souvenir. Car, plus que les paysages, plus que la poésie d’un cycle séculaire, ce qui a ravi Markus, ce fut le coût misérable de son ivresse.

Peaux et pot
Peaux et pot

Markus sait qu’à cette heure, il devrait être sur la route. Qu’il livre avec un peu de retard, et c’est une demi-journée perdue pour son patron à l’atelier. Cependant le hasard l’a mené tout près de la taverne. Un marin écossais en sort, lui adresse un mot dans cette langue que Markus ne connaît pas. Un instant, ce dernier hésite. Il ne sait s’il a le droit d’entrer là, d’y boire, de s’y enivrer. Il a entendu dire que certains lieux, à Veere, sont réservés aux Écossais. Sa gorge le brûle, et son cœur insiste. Markus pousse la porte.

Peaux et pot
Peaux et pot

Le soleil commence à décliner sur le port. Une barque y rentre tandis que, de l’auberge, sort un homme qui titube. Markus a tant bu qu’il doit s’asseoir quelques instants, le temps que la terre arrête de tanguer. Une tempête commence de ravager son crâne, cependant qu’il cherche son chariot. Enfin il le trouve, vide. La tempête devient ouragan. Sur les bateaux, on rit du dadais qui hurle tel un chien perdu. Un capitaine passe, et Markus s’agrippe à lui. Pour l’aider, le capitaine a une idée. Trois ans en mer, et tout sera oublié.

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6 septembre 2021 1 06 /09 /septembre /2021 18:00

La parole compte pour rien. Le geste seul importe. L’écuyer abaisse imperceptiblement la tête et les paupières. Les bourgeois peuvent bien palabrer ; la mémoire leur fait souvent défaut. Ils peuvent aussi, si ça leur chante, noircir des pages de leurs plumes si habiles ; un aimable incendie jettera tout cela dans l’oubli. Les bourgeois disent : ensemble, trouvons un accord. Le chevalier entend : quitte notre cité. Le chevalier regarde vers son écuyer. Au moins il ne partira pas seul.

Derrière Frans van Brederode et son écuyer s’élève l’église Saint-Laurent. Entre le verbe de Dieu et celui des patriciens, le jonker pressent son impuissance. Lui n’élabore que des plans, n’éructe que des ordres. Certains hommes ne savent que parler ; lui ne sait que combattre. Les bourgeois ont élaboré une missive. L’un d'eux est chargé de la lire, au nom de tous les Rotterdamois. Ô combien ils sont reconnaissants au jonker pour avoir pris possession de la ville. Ô quelle gratitude ils éprouvent de ce que, lorsque le jonker s’en est rendu maître, aucun sang n’a été versé.

Déshameçonnés
Déshameçonnés

La tour de l’église s’élève maintenant à une belle hauteur. On dit qu’elle atteindra deux fois celle de la nef. Toute la campagne de Hollande la verra, comme un phare pour les navigateurs perdus, et l’on saura alors que Rotterdam est devenue la cité la plus prospère de toutes. De cela, les bourgeois ne parlent pas. L’écuyer enrage. Aux hommes qui ont accueilli le jonker et maintenant le rejettent, il ravive le souvenir de ses ravages. Quelle cité environnante n’a pas connu sa fureur ? Quel homme de Gouda, de Delft, peut entendre le nom de Brederode sans trembler ?

Déshameçonnés
Déshameçonnés

Les patriciens font la moue, ils tempèrent, ils opposent leurs mains pour que l’écuyer n’aille pas plus loin. Dans toute guerre, il faut choisir son camp. Les patriciens ont choisi le leur, et la cité a aussi reçu son lot de dévastations. Les bourgeois reconnaissent ce qu’ils doivent au jonker, mais ils ajoutent que les temps ont changé. La conquête de la ville avait suscité une grande joie, mais son occupation génère désormais de vives inquiétudes. Au demeurant, le jonker n’a plus de soutien à Rotterdam. Les bourgeois proclament : nous te laissons partir, avec armes et vivres.

Déshameçonnés

L’écuyer voudrait encore protester. Quelle générosité mes seigneurs ! Brederode lui-même leur avait distribué toutes les marchandises confisquées, au port, aux vaisseaux étrangers. Durant son séjour, le chevalier n’a rien exigé des habitants, sinon qu’ils lui ouvrent les portes lorsqu’il s’en revenait de ses chevauchées. Le chevalier Brederode lève la main, les cinq doigts joints. C’est le signe qu’il faut arrêter là la harangue ; preuve nouvelle que le verbe ne vaut rien. Qu’on s’équipe, qu’on se hâte. Des guerres, il y en a dix, il y en a cent. Celle des bourgeois de Rotterdam n’est déjà plus.

Déshameçonnés
Déshameçonnés

Frans van Brederode s’apprête à quitter l’assemblée, mais les patriciens de Rotterdam ne l’entendent pas de cette oreille. Eux seuls sont les maîtres de la parole. Eux seuls réclament assistance, eux seuls paient, et de leurs propres bourses, qui répond à l’appel. En conséquence, eux seuls peuvent délier de leur contrat les preux qui livrent bataille au nom de leur cité. L’honneur civique leur appartient, et à nul autre. Aussitôt qu’ils voient le jonker tourner le dos, ils se lèvent d’un même mouvement, ils hurlent d’une même voix, ils menacent de mille châtiments.

Déshameçonnés
Déshameçonnés

Parmi les tourments promis, c’est la punition pécuniaire qui leur semble la plus sévère. Les patriciens fulminent que le chevalier devra tout payer : les destructions de maisons et celles des vaisseaux, les logements de ses troupes, et la remise en état des murailles, et le risque que fait courir sa présence en les murs de la cité. Autour du jonker, les patriciens commencent de s’assembler, ils l’injurient, ils le maudissent. L’écuyer recule. Brederode tire son épée. Il ne prononce aucun mot. Il pousse un seul cri, bestial, terrible, et cela lui ouvre les portes.

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25 février 2021 4 25 /02 /février /2021 20:10

Il leur semble désormais goûter à l’éternité. La mort n’a pas voulu d’eux. Un instant auparavant, elle reniflait leurs corps immergés, trempés, que la noyade menaçait, comme les proies d’un rapace à l’appétit insatiable. Devant leurs efforts, elle s’est détournée, et les voilà à nouveau tels qu’ils sont réellement : des soldats en mission. Sous la porte d’eau du château, un rai grisâtre signale que la nuit n’est pas tout à fait tombée. Il leur faut encore patienter.

Pour pénétrer ce lieu, clos de hautes murailles et gardé par cent lances, ils se sont cachés. Un marchand de tourbe leur a fourni le prétexte : il livre presque quotidiennement les tercios de Breda de ce combustible qui les chauffe durant les rudes hivers. Dissimulés sous ces briques sèches, au fond de la cale du navire qu’un choc a rendu perméable à l’eau, soixante-dix hommes attendent maintenant de sortir pour reprendre la ville.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

L’attente les plonge dans une torpeur silencieuse. D’aucuns agacent la peau de leurs pouces sur les fils des lames. Quelques gouttes de sang tombent et se dispersent dans l’eau qui croupit à leurs pieds. Ils ne le savent certes pas, mais c’est là le seul sang qui s’échappera de leurs veines. Enfin vient l’obscurité totale. Guidés par les chuchotements de leurs plus proches voisins, ils s’extirpent de l’embarcation. Les pieds sur le quai, ils veillent à maintenir la régularité étouffée de leurs souffles. Ils sont des chats en chasse.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

La troupe sort en rangs serrés. Son irruption dans la cour du château paraît irréelle. Le marchand de tourbe ne les a pas trompés. Il prétendait que sa notoriété dans la place suffirait pour qu’on ne contrôlât pas son navire, ni la marchandise empoissonnée qu’il transportait. Autour des Hollandais, seules des murailles crénelées et de vides guérites veillent. De tercios, point. On en entend certains rire et s’esclaffer dans un idiome trop chantant pour ces rives septentrionales. Le corps compact de la troupe se détend, puis se disperse. L’antidote se répand dans la cité prisonnière.

Les fantômes de la liberté

Les torches sont utiles dans un périmètre proche, mais elles ne disent rien de la profondeur des ténèbres. Les tercios de Breda entendent cliqueter les armes et voient sortir de la nuit une dizaine de ces hommes qu’ils ont chassés de la ville, neuf ans auparavant. L’épouvante les saisit. Une armée de fantômes se présente à eux, qui menace sans crier ni parler, qui se rue sans courir pour ne pas réveiller le reste de la garnison qui dort. Les tercios du château s’enfuient sans combattre.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

A la faveur de la nuit, les Hollandais se répandent dans Breda. Partout où ils apparaissent, ils sèment l’effroi dans l’âme des défenseurs. A l’arsenal et dans d’autres points de la ville, de rares affrontements ont lieu. Lorsque l’aube déchire, par sa pâle rougeur, les dernières résistances nocturnes, soixante-dix cuirasses se retrouvent près de l’église. Ils ont fait, pour certains, quelques prisonniers dont on monnayera le prix dans les jours suivants. Tout à l’heure, la mort les a ignorés, mais il semble bien qu’elle les ait recouverts d’une aura particulièrement inquiétante pour que la garnison, pourtant bien plus nombreuse, ait déguerpi ainsi.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

Au matin, à l’heure où la tourbe et d’autres marchandises sont déchargées pour être vendues, une armée plus nombreuse se présente aux portes de la ville. Ce sont le stathouder et l’avocat des États de Hollande qui viennent attester la conquête. Quant aux fantômes de la nuit, ils sont redevenus des hommes que les habitants regardent avec stupeur. Le temps d’un songe, ils sont devenus les maîtres de la cité. En leur honneur, il faut désormais payer. Le rêve de la liberté des États est à ce prix.

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10 août 2020 1 10 /08 /août /2020 18:00

Son père avait connu la même affaire, trente ans auparavant. Il se souvient qu’étant alors un enfant, ils avaient marché côte à côte, comme deux amis ou deux associés, le long de la muraille qui toise la mer. Le soir tombait, et sa mère allait probablement tempêter, mais ils avaient continué leur promenade comme si de rien n’était. Son père lui avait parlé de ce navire qu’ils avaient accueilli. Les marins venaient de loin, et seul l’un d’eux parlait leur langue. Ils avaient payé un impôt, avaient-ils dit par l’intermédiaire de leur truchement, un impôt qu’ils n’auraient jamais dû payer.

Les échevins s’étaient alors réunis et avaient prélevé sur le trésor de la ville de Zierikzee de quoi les rembourser. Son père lui avait dit que cela était non seulement juste mais nécessaire. Le port vivait du commerce, et sa réputation venait du savoir-faire de ceux qui vivaient ici autant que de la franchise dont la cité jouissait. Les bateaux, quand ils partent, emmènent les marchandises et aussi les rumeurs, semi-vérités et mensonges entiers lorsqu’ils ont été mal reçus.

 

Un juste impôt
Un juste impôt

Trente ans plus tard, on appelle l’enfant par son titre de docteur, et on lui demande des nouvelles de son père impotent, condamné à vivre quasi reclus dans sa petite maison donnant sur le port, lui qui avait caboté partout en Europe et avait même vu les Amériques. On l’appelle docteur et on lui demande aussi des nouvelles de cette affaire, sombre et inquiétante comme peuvent l’être certains nuages bas et noirs venait de l’ouest et du nord. On l’appelle docteur, et on lui demande s’il se sent prêt à affronter le comte. On l’appelle docteur, et on prie pour qu’il remporte la victoire ; point de canons, que des mots.

 

Un juste impôt
Un juste impôt

L’affaire était sensiblement la même. Des hommes du comte de Zélande avaient exigé des membres d’un navire de commerce le paiement du tonlieu. Sans cela, il leur était impossible de faire entrer leurs marchandises sur les terres du comte, et encore moins de les vendre. Les marins avaient payé. Mais le comte, autorisant cela, se dédisait lui-même, car son corps politique avait accordé, cent ans plus tôt, une exemption à la cité. Elle était libre et comptait le rester. Le docteur avait la charge d’y veiller.

 

Un juste impôt
Un juste impôt

Lorsqu’il était enfant, le docteur avait déclaré à son père ne pas comprendre les raisons de ce refus de payer l’impôt. Celui-ci était nécessaire : à la vie du comte bien-sûr, et également à l’entretien des routes et des troupes qui protégeaient des invasions étrangères. Son père avait approuvé son raisonnement, motivé par l’existence du bien commun. Consentement et assujettissement étaient les maîtres mots, en vérité, comme celui de liberté.

 

Un juste impôt
Un juste impôt

L’enfant avait compris que ce qui importait n’était pas de payer, mais de le décider. Les obligations financières ne menaçaient en rien la liberté dont les habitants de Zierikzee affirmaient vouloir jouir pleinement. Ce qui menaçait, c’était le comte et ses hommes, et leurs incursions dans la vie des cités. Car c’est faux de croire les lois et les arrêts gravés dans le marbre ; ils sont tracés sur le papier, qui vieillit, craque et brûle, et ils ne sont que les fruits des esprits de ceux qui les écrivent.

Un juste impôt
Un juste impôt

On l’appelle docteur et on le félicite. Devant la cour, il a plaidé en faveur du respect des acquis communs. Il a usé du droit comme d’une épée pour pourfendre les faux arguments et les odieuses velléités. Les agents du comte iront où bon leur semble, tant qu’ils ne réclament rien. Désormais, on sait que l’intelligence et l’indépendance se tiennent unies face à la voracité et l’insolence. On l’appelle docteur et il ne répond pas. Il va chez son père pour parler de la mer et des rivages.

 

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5 février 2020 3 05 /02 /février /2020 19:00

Dans le geste tremblant de ceux qui sont usés, Martin saisit une feuille qui volait au gré du vent. Quelques secondes durant, il avait observé son balancement, ses hésitations, comme si l’objet, soudainement animé, cherchait quelque endroit familier pour se poser. La portant à son regard, Martin vit que la feuille provenait de sa boutique. C’était une feuille du livre de compte, qui datait du mois dernier. Martin se souvenait que Monsieur de Vocht lui avait acheté plusieurs pièces finement ouvragées.

Sans y faire plus attention, Martin lâcha la feuille de compte. Elle continua son voyage flottant derrière lui. Dans la rue qu’il empruntait maintenant, plusieurs personnes erraient comme lui. Leurs visages étaient comme figés, déformés par l’incompréhension, par le malheur aussi, par la violence déchaînée qu’ils avaient tous subie. Chacun marchait, sans parler, sans un geste de compassion envers son prochain. Ils allaient, sans destination commune et sans aucune volonté. Ils vivaient, et cela avait quelque chose à la fois de beau et d’irrationnel.

Dans l’abîme une lueur
Dans l’abîme une lueur

Ils se trouvèrent cependant nombreux à converger vers les canaux. Utrecht était l’une de ces villes où l’eau joue un rôle bien plus grand que la chaussée pavée pour le déplacement des hommes et des marchandises. A mesure, chacun voyait ici un visage connu, là un ami ou un familier rescapé. Et, peu à peu, les langues se déliaient, car tous voulaient savoir non seulement ce qu’il s’était passé, mais encore pourquoi cela était arrivé, et s’il y avait des fautifs, et quels sort on leur réserverait.

Dans l’abîme une lueur
Dans l’abîme une lueur

Martin, comme les autres, se raccrocha à un homme qu’il connaissait. Guus était, comme lui, artisan joaillier, il avait dans sa clientèle des familles fortunées de la République et d’autres encore des royaumes voisins. Comme Martin, Guus avait tout perdu : sa maison, où était son commerce, s’était effondrée ; sa femme et ses enfants, à l’intérieur, n’avaient pas eu le temps de sortir. Deux ans après avoir été éprouvés par l'armée française, qui avait emporté jusqu’au moindre florin, les Utrechtenaar se voyaient de nouveau affligés. Il fallait croire qu’ils avaient lourdement fauté.

Dans l’abîme une lueur
Dans l’abîme une lueur

Les hommes et les femmes qui s’étaient rassemblées se consolaient mutuellement. Ils touchaient leurs visages, noyés dans les larmes, et on entendait monter, de temps à autre, la rumeur plaintive de la douleur extériorisée. Plus le temps passait et plus les nouvelles parvenaient. A ce qu’on comprenait, une tempête formidable avait détruit la ville. Le vent, la pluie et la grêle avaient conjuré ensemble pour conduire à sa perte la ville la plus puissante des Pays-Bas. A n’en pas douter, le châtiment était une divine création. La ville avait jadis payé le prix de la paix aux Français ; elle payait maintenant celui de la trahison.

Dans l’abîme une lueur
Dans l’abîme une lueur

Après les pleurs et les gémissements vint le temps des témoins. Là-bas, plusieurs dizaines de maisons s’étaient abattues et, plus loin, des arbres, déracinés, avait écrasé un homme, sa femme et leur enfant. Plus près, la nef d’une église se trouvait sans toit ; aux marges de la ville, un moulin avait perdu ses ailes et une l’une des tours d’une église avait été raccourcie. La pluie avait charrié des charpentes entières. Le vent avait extirpé des canaux plusieurs embarcations batelières.

Dans l’abîme une lueur
Dans l’abîme une lueur

Un espoir, cependant, survint. Un jeune enfant, qu’on connaissait pour être le fils du boulanger Grotius, indiqua que la tour de la cathédrale était intacte. Plusieurs hommes, femmes et enfants s’y étaient réfugiés, persuadés que, dans sa colère, le Très Haut avait permis un miracle. Martin, dont le cœur avait maintenant repris vie, prit la direction de l’édifice. En arrivant, il trouva, au milieu de la foule, son épouse et leurs trois enfants. Hagarde elle aussi, elle tomba dans les bras de Martin en pleurant. Au milieu des débris, ils n’étaient pas les seuls à s’embrasser.

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3 août 2019 6 03 /08 /août /2019 19:30

Le vieux Cornelius claudiquait méchamment. De haut en bas, ses épaules jouaient aux montagnes russes cependant que, de sa bouche presque édentée, suintait un filet de voix, un gémissement grinçant et un son ô combien désagréable lorsqu’il parvenait aux oreilles. Tous les jeudis matins, le vieux Cornelius allait ainsi s’offrir aux regards dégoûtés. En effet, dès l’aube, il commençait sa douloureuse pérégrination, partant de sa ferme ravagée par les années pour se rendre au marché de Gouda.

Lorsqu’il arrivait sur la place du marché, le vieux Cornelius ne manquait pas d’aller montrer sa misérable calvitie et ses mains déformées aux officiers de la maréchaussée. Il y allait pour les saluer, autant que pour quémander une bonne place pour vendre ses maigres fromages, et parfois quelques œufs que ses poules, aussi vieilles que lui, avaient bien voulu pondre. Les jours de chance, il tombait sur Wilhelm, un grand blond, maigre comme un clou, qui avait le cœur sur la main, car c’était tout ce qu’avait bien voulu lui laisser sa femme, qui tenait les cordons de la bourse et avait autorité sur leur maison.

Mal entendu
Mal entendu

Suivant sa chance, le vieux Cornelius allait ensuite s’installer. Son âne brayait, par contentement ou par habitude, et il ne se gênait pas pour piquer une tête dans le foin des voisins. Auparavant, Cornelius avait détaché la carriole que le bourricot trimbalait, et dans laquelle se trouvait la cargaison. Qu’il l’oubliât ou qu’il fît semblant, le vieux Cornelius ne faisait jamais peser ses fromages au poids public en arrivant. Il fallait alors qu’un commissaire de la ville vint le voir pour le lui demander, puis lui ordonner qu’il le fît. Ce jour-là, devant l’insistance du commissaire, Cornelius fit la sourde oreille durant presque une heure.

Mal entendu
Mal entendu

Le poids public était une noble construction de la ville. C’était aussi la plus haute, et une frise y détaillait avec force détails les merveilles que l’on y faisait. Chaque marchand, à son tour, venait peser sa marchandise. Au-delà d’un certain poids, une taxe était prélevée ; de cette façon, les paysans qui rapportaient de modestes brouettées savaient que le gain leur profiteraient à eux seuls. Le vieux Cornelius, lui, avait rapportée une charrette entière. Et de cette profusion de denrées provenait la rumeur que sa folie était simulée, et que même son corps n’était pas tant désarticulé.

Mal entendu
Mal entendu

Au poids public, les commissaires crayonnèrent un chiffre qui déplut au vieux Cornelius. Pour quelques meules de son fromage paysan, la taxe était lourde, et elle devait être acquittée dès à présent. Le vieux Cornelius regimbait. Derrière lui, les autres marchands grommelaient, car le vieux était connu, et chaque semaine il jouait la même comédie. Pour ne rien arranger, le soleil se mit à briller fortement et, comme si c’était là un signal, tous les habitants de Gouda convergèrent vers la place. Bientôt, ces bourses seraient vides et ceux qui attendaient au poids n’en obtiendraient pas une pièce.

Mal entendu
Mal entendu

Au marché, l’activité s’intensifia. Les premiers marchandages avaient cours, et on entendait çà et là des claquements de mains, signe d’accord sur le prix. Les enfants, lâchés par leurs parents s’en allant tâter du chou ou jauger une meule de fromage, couraient dans les allées, entre les badauds, en en bousculant certains parfois, disparaissant sous les étals ou entre les robes de toile grossière sans demander pardon. Relégués aux entrées, les mendiants jetaient des regards à la fois envieux et misérables et pour ceux qui n’étaient convaincus, ils relevaient furtivement leurs loques pour laisser voir leurs moignons ou leurs hernies difformes.

Mal entendu
Mal entendu

Le vieux Cornelius, lui, n’en démordait pas. Il ne paierait pas, affirmait-il, et il geignait en prenant à témoin ceux qui, derrière lui, n’attendaient qu’un outrage de sa part pour le culbuter. Face à la fronde, le vieux Cornelius paya, maugréant dans un murmure inintelligible de vieilles imprécations. Boitant affreusement, il s’en retourna vers son âne et ses malheureux fromages. Une jeune bonne attendait devant son étal. Il allait à sa rencontre lorsqu’un gamin passant par là lança sa jambe. Le vieux Cornelius s’écroula, et ne parvint à se relever qu’avec peine. Dans le vacarme du marché, on entendait encore les rires des enfants.

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26 janvier 2019 6 26 /01 /janvier /2019 19:00

L’officier de justice en a assez. La petite salle de bois sombre où ils sont assis, lui et le plaignant, étouffe sous la chaleur de ce mois d’été. En face de lui, le plaignant est un homme jeune qui n’a de cesse de répéter la même histoire, sans que l’officier, qui est d’un âge honorable, n’en comprenne un traître mot. Alors, une dernière fois, l’officier demande au plaignant de relater son récit. Tout commence par une idée.

L’idée consistait à voir les autres autrement : soit en plus petit, soit en plus grand. L’officier ne comprend pas cette idée originelle, mais il n’insiste pas : il n’a pas envie que l’autre se lance dans des considérations philosophiques. Le verre permettait de réaliser cette idée, si on savait l’utiliser sciemment. Mon père possédait ce savoir, dit le jeune homme : il savait façonner le verre, le polir, le contraindre à offrir ses pouvoirs.

Plaidoyer pour un inventeur
Plaidoyer pour un inventeur

Le vieil officier n’en peut déjà plus. Il pense au dîner que lui et son épouse donneront ce soir aux notables de la ville, et il doit se retenir pour ne pas se lever et quitter la salle. Le jeune homme, habillé en artisan verrier, n’a pas remarqué l’ennui chez son interlocuteur et il poursuit. On a volé l’idée de mon père, annonce-t-il. Qui donc l’a volé ? demande l’officier, soudain ravivé par cette affaire de vol. Mais, ses rivaux, bien-sûr, répond le jeune artisan.

Plaidoyer pour un inventeur
Plaidoyer pour un inventeur

En vérité, mon père a inventé une lunette capable de voir l’infiniment petit dans chaque objet. Le principe en est simple : deux lentilles de verre répercutent l’image d’un objet, l’éclairent et, finalement, l’agrandissent. L’utilité, vous vous en doutez monsieur l’officier, réside dans l’usage qu’en font les gens de guerre et les gens de science. Cela ne me regarde point, mais je sais par nombre de mes amis et de mes clients que cet objet, appelé microscope, est encensé jusque dans les plus prestigieuses universités.

Plaidoyer pour un inventeur
Plaidoyer pour un inventeur

Ainsi parle le jeune artisan. L’officier de justice de la ville de Middelburg ne comprend pas ce qu’on a volé au père du jeune homme. De plus, ce dernier, dénommé Zacharias Janssen, s’est fait connaître, jadis, pour des larcins et autres comportements inavouables avant de s’établir en la capitale de Zélande. Le voleur volé ? L’officier de justice n’en a cure. Le jeune artisan concède : son père a commis des erreurs dans sa jeunesse. Le jeune artisan persiste : l’honneur de Zacharias Janssen doit être levé et son génie reconnu.

Plaidoyer pour un inventeur
Plaidoyer pour un inventeur

Le vieil officier baille. Voilà plus d’une heure que le dénommé Johannes Sachariassen évoque son père et sa prétendue découverte, les heures de travail, de recherche, tous ces essais menés patiemment et sans assurance de réussite aucune. Son récit devient décousu. Johannes évoque maintenant la garnison italo-espagnole de Middelburg, les artisans des deux péninsules venus avec les soldats, les techniques nouvelles du travail du verre, les liens que son père a entretenus avec ces gens.

Plaidoyer pour un inventeur
Plaidoyer pour un inventeur

Le jeune artisan s’emmêle et s’emporte tout à fait. Sans doute, la fatigue y est pour beaucoup, ainsi que le fait d’avoir face à lui un officier de justice qui ne semble pas éprouver le moindre intérêt pour son histoire. Une dernière fois, Johannes Sachariassen l’affirme : son père a inventé, seul absolument, le microscope. Il supplie : cela doit être noté, de façon officielle, cela doit devenir une vérité juridique. Le vieil officier de justice n’en peut plus. La chaleur, la journée interminable, la perspective d’un dîner mondain le font vaciller. D’une plume tremblante, il signe l’acte que le greffier lui présente. Et le fils s’en retourne, content.

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23 février 2018 5 23 /02 /février /2018 19:00

D’abord, il place sa toile sur le chevalet. Des deux mains, il la dépose puis il recule et, constatant un défaut de lumière, entreprend d’entrouvrir la porte de la maison. Puis il s’approche de la table où est posé son matériel : les pinceaux fraîchement lavés, les peintures à peine constituées, quelques chiffons. De sa main droite, il prend la mine de plomb et commence son esquisse. Sur la droite de la toile naissent une épaule, une tête un peu penchée et deux mains fines et blanches.

Sans cesse, il recule pour s’assurer que les proportions et l’équilibre sont respectés. Le trait est sûr ; il n’y revient pas. Après avoir placé son personnage, Johannes meuble la pièce. Deux tableaux, l’un sur le mur du fond, l’autre sur le mur de gauche. À côté de ce dernier, les contours d’une fenêtre que l’on devine. Puis, devant cette femme encore fantomatique, une table lourde, massive, d’un bois qui ne craint aucun travaux, aucune blessure. Et, entre les doigts de la jeune femme, à peine visible dans cette sombre ambiance : une balance.

En équilibre
En équilibre

Il prend un pinceau. Il compose une couleur : un bleu nuit. On le bouscule. Il se retourne et crie. C’est son aînée. Il la réprimande. Puis il reprend son pinceau. S’apprête à effleurer pour la première fois cette toile encore blanche. Deuxième bousculade. C’est sa deuxième fille, qui court après sa grande sœur. Il crie, il réprimande. Il réclame de la paix. Johannes ne veut pas être dérangé. Il doit peindre, il veut peindre. Qu’on ne le touche pas. Quant aux cris des enfants, il ne peut pas les empêcher.

En équilibre
En équilibre

Une heure durant, on le laisse tranquille. Son épouse a réprimandé les enfants. Elle leur a intimé de jouer en silence. Johannes peint. Comme un funambule, il bondit de couleur en couleur, délaisse un bleu pour un jaune, soigne le blanc, détaille les bruns, nuance les gris du fonds. Dans son esprit, tout est net mais sur la toile, cela manque encore de finesse, de détail, de vie. Aux endroits difficiles, il plisse les yeux, s’applique, se penche vers son œuvre qui n’en a pas encore le nom ni le titre. Et puis, on le bouscule.

En équilibre
En équilibre

Une autre de ses filles et l’un de ses fils se tiennent à ses jambes. Ils sont encore jeunes. Ils lui demandent ce qu’il fait. Il leur explique. Avec douceur. Il leur dit qu’ils peuvent rester avec lui, à condition de ne pas bouger, de ne rien déranger ni de le tirer par les vêtements. Et surtout, à condition de ne pas s’approcher de la toile. Le petit demande qui est la dame. La petite dit qu’elle est jolie. Qu’elle lui fait penser à la femme du bijoutier, de l’autre côté de la rue. Johannes sourit.

En équilibre
En équilibre

Son épouse entre dans la pièce. Elle est étonnée de l’avancée du tableau. A côté d’elle, il y a sa mère, qui vit avec eux depuis quelques années. A dire vrai, c’est eux qui vivent avec elle, car la maison lui appartient. Elle a quitté Gouda pour Delft, elle a aidé ce jeune couple aux enfants innombrables, elle admire son gendre qui rend si bien l’éclat du jour sur les visages. Elle aime la sérénité qui se dégage de ses tableaux, cette tranquillité que la maisonnée ne connaît point. Elle demande quand cela sera fini.

En équilibre
En équilibre

Il répond qu’il ne sait pas. Que ce sera terminé quand on le laissera travailler. Dans la petite pièce, tout le monde comprend, tout le monde se retire. Sauf ses deux petits. Ils se taisent. Johannes ferme les yeux. Il essaie de se souvenir : des tissus, de la boutique de son père, des drapés, des sensations au toucher. D’autres choses de son enfance lui reviennent en mémoire : bonnes ou mauvaises. Et, de ses souvenirs, il habille son fantôme. Sa femme à la balance.

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30 mars 2017 4 30 /03 /mars /2017 18:00

A douze zéro zéro, nous sortîmes sur le tarmac rendu brûlant par la matinée d’un printemps déjà doux. Le Heinkel nous attendait, monture terrifiante et dont le magnétisme agissait fortement. Notre pilote était expérimenté et, pourtant, je le vis frémir d’impatience, de fierté et d’émotion en voyant ce rapace de métal, prédateur aux hélices insensibles au léger vent qui balayait l’aérodrome. A sa suite nous montâmes dans le ventre de la bête.

Nous étions quatre à bord : le pilote, son assistant, le mitrailleur et moi. J’avais, comme nous l’avait dit le général, le rôle principal dans cette opération, tel un comédien dans une pièce de théâtre. Mais je savais que, lors de cette représentation, je n’aurais guère d’applaudissements et que je ne me vanterai jamais d’avoir fait ce que nous nous apprêtions à faire. Lorsque les moteurs se mirent à vrombir, cependant, mon cœur battit d’excitation, et je sus, en regardant les autres, que ce sentiment était partagé.

La mort au petit jour
La mort au petit jour

Nous décollâmes de la base à douze vingt, car les mécaniciens avaient effectué les derniers réglages sur les appareils. Je regardai par le hublot et vis notre escadrille, comme une gigantesque manifestation de la mort. Evidemment, mon exaltation ne fit que croître, mais je n’osai rien en dire au mitrailleur, transi de froid dans sa capsule car il recevait le vent glacé des altitudes. Il n’était concentré que sur ses doigts dont il lui fallait conserver la maîtrise pour ainsi nous protéger.

La mort au petit jour
La mort au petit jour

Nous arrivâmes en vue du port ennemi à treize zéro zéro. Le pilote me dit de me préparer, alors je me plaçai au-dessus de la trappe que j’ouvris avec beaucoup de difficulté. Mon masque, qui me permettait de respirer, n’empêchait pas que je sentisse l’engourdissement de mes oreilles et d’une partie de mon visage. Je scrutai le vide où défilaient les champs et les canaux. C’est à peine si j’entendis le mitrailleur qui, sorti de son coin, allait m’aider à larguer le feu démoniaque.

La mort au petit jour
La mort au petit jour

Rotterdam paraissait être un port florissant, si j’en jugeai par l’étendue de ses installations. Du centre de la ville je ne distinguai rien d’autre que des rangées d’immeubles, lesquels convergeaient vers les canaux multiples qui couraient autour de la Meuse mourante, comme des enfants turbulents autour d’une vieille femme lasse. Ni le mitrailleur, qui s’était penché sur le vide, ni moi ne pûmes distinguer un être vivant. Nous allions bombarder des pierres.

La mort au petit jour
La mort au petit jour

L’assistant du pilote se retourna. De la main, il nous fit un signe qui signifiait le verdict de mort pour la cité. Aussitôt nous nous mîmes au travail. Par dizaines, nous larguions des bombes grises dont les seules couleurs étaient le rouge et le noir du svastika. Dans notre effort physique, nous ne regardions pas les trajectoires de ces objets maudits, mais innocents encore, porteurs de sang et porteurs de mort.

La mort au petit jour
La mort au petit jour

Il était treize trente quand nous survolâmes la mer. Elle était immense et paisible, étrangère à ce que nous venions de faire et au déluge d’acier et de feu qui s’abattait sur Rotterdam. Notre pilote vira pour retourner vers notre base. Le mitrailleur était retourné à son poste, attentif aux attaques dont nous pouvions être les victimes. A l’avant de l’appareil, le pilote et son assistant regardaient droit devant eux. Quant à moi je ne pus éviter de me pencher sur l’enfer. Puis je refermai la trappe et fermai les yeux, apaisé.

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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 21:50

 

Au commencement il y avait l’eau. L’eau recouvrait l’horizon puis venait, timide, se languir lentement sur les terres basses d’un pays vert. L’eau avait des bras, des centaines de bras, qu’elle jetait à travers les campagnes nues, comme des promesses de conquêtes à venir que, cependant, elle avait oubliées. Vinrent ensuite les hommes, pauvres hères et chefs de guerre, qui plantèrent là leurs huttes et leurs tentes.

Pour ne pas mourir ils se regroupèrent puis, unis par un destin commun, c’est leur langue qu’ils réunirent pour nommer, désigner et aussi accaparer. Les bêtes, les eaux et la terre, parfois aussi d’autres hommes mais cette coutume disparut bien vite. Faisant cela ils se rendirent maîtres des alentours, s’inventant des droits que leur force leur permettait de faire respecter.

Le port aux cubes

 

Cela arriva sur les bords de la Rotte, l’un des bras discrets d’un fleuve immense parti du Sud et qui, à quelques arpents de là, tentait journellement l’aventure océane. Comme la terre et l’eau se mêlaient toujours, ils bâtirent des digues et asséchèrent l’endroit. Loin de se couper de l’eau originelle, ils désiraient davantage la maîtriser et n’en plus subir les assauts immodérés : un port naquit alors.

Le port aux cubes
Le port aux cubes

 

Le port, qui était neuf, devint vieux au fil des années, des décennies et des siècles. Par habitude, nécessité et aussi politesse, on y navigua continuellement pour y débarquer ce que des mers on rapportait. La langue des anciens, ronde et rude à la fois, se trouva mélangée aux idiomes ultramarins des marchands qui venaient, attirés par les céréales et les fromages, et les tissus qu’on fabriquait en belle qualité.

Le port aux cubes
Le port aux cubes

 

Le petit port demeurait, insensible aux affres du temps qui, sans cesse, le menaçaient. Plusieurs fois, les marchands effrayés quittèrent la place, la laissant aux gens d’armes, qui maniaient les accents méridionaux aussi sûrement que les arquebuses et les mangonneaux. Ces mésaventures furent aussi d’inattendus saluts quand les balles frappaient les concurrents du nord et les laissant sans vie aucune.

Le port aux cubes
Le port aux cubes

 

Il fut pourtant un soir où la tempête fut par trop violente, et qu’alors le port ne sembla plus être en mesure de naître à nouveau. Les bombes, dernière invention cruelle de l’homme, avaient plu comme on le voit lors des orages estivaux : il n’en resta rien, ni maison vénérable ni courageux bateau. Les esquifs rejoignirent les récifs, croyant écrire de la ville la dernière page de son histoire.

Le port aux cubes
Le port aux cubes

 

Puisqu’il était à jamais défiguré, le port choisit, pour faire peau neuve, un visage qui était fait pour étonner. On abandonna les briques et on prit le béton ; on oublia l’esthétisme académique et on lui préféra l’audace de la création. De l’eau qui était au commencement de cette étrange fortune, on en fit un miroir où l’on pourrait, à loisir, admirer dans le trouble reflet de l’onde les ailes de ce beau phénix.

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