Le chef de l’entrepôt est un honnête homme. Qui que soit celui qui le vient trouver, il lui adresse toujours quelque amabilité. La première fois, Markus en a été surpris. D’habitude, le jeune homme se heurte à la brutalité verbale de ceux qui se savent investis d’un pouvoir certes limité, mais effectif. On le rabroue, on le moque, parfois même on le moleste. Le chef d’entrepôt lui tapote l’épaule, s’enquiert de sa forme du jour, demande aussi comment vont les patrons. D’aucuns disent que le chef d’entrepôt est un bavard.
Il faut une demi-journée pour charger les ballots de laine. Markus s’arrange pour prendre les plus anciens, ceux qui ont effectué la traversée depuis une semaine au moins. De cette façon, le jeune homme s’assure que la laine est bien sèche, et ainsi que les patrons ne lui reprocheront pas le gros temps sur mer, ou l’incompétence des débardeurs. Markus a une technique infaillible, qu’il tait soigneusement auprès de tous ceux qui, comme lui, rapportent depuis le port de Veere, la laine aux petits ateliers des campagnes. Markus regarde ses pieds.
Markus regarde ses pieds, et s’il voit une flache, il se détourne aussitôt du ballot. Un à un, il examine, sélectionne, désigne au chef d’entrepôt la balle choisie, puis il la saisit, la fait rouler et enfin la soulève et la propulse dans son chariot. Quelques-uns s’arrêtent, parfois, pour s’émouvoir de la force de ce garçon. Ils lui tâtent les muscles, comme à une bête à la foire aux bestiaux, ils rient qu’un si grand homme puisse exister sur terre, et Markus ne comprend jamais vraiment s’ils rient de lui, ou s’ils sont étonnés pour de bon. D’autres le tancent, et ruminent qu’un gars comme ça, ça empêche la lumière de bien venir jusqu’au fond de l’entrepôt. Ils disent que c’est de sa faute s’ils choisissent la mauvaise laine.
Lorsqu’il a terminé, Markus traîne encore sa longue silhouette au port. A l’auberge, il s’attable devant une soupe et un morceau de fromage, et parfois même un peu de lard. Puis, toujours guettant son chargement, il marche le long du quai. Il sourit, benêt, à tous les capitaines, sans jamais les apostropher. Mais son regard est celui d’un enfant que les affaires des grandes personnes impressionnent. Parfois un marin le vient voir et lui demande, dans un hollandais hésitant, s’il souhaite s’engager. Markus rit alors, oppose ses deux mains et secoue la tête en signe de dénégation ; la mer l’effraie, et pourtant cette Écosse lointaine, dont proviennent tant et tant de peaux, l’intrigue et l’attire.
Une fois, une seule, un marin l’a pris par l’épaule et l’a entraîné dans une taverne que Markus n’avait jamais remarquée. Là-bas ils ont bu jusqu’au soir. Le marin conta à Markus les montagnes et les landes de son pays, il lui décrivit les clans qui y demeuraient, il se souvint de l’élevage de moutons de son père, et de la tonte, et du soin que l’on met pour transporter pareille marchandise. Markus tire de cette journée un vif souvenir. Car, plus que les paysages, plus que la poésie d’un cycle séculaire, ce qui a ravi Markus, ce fut le coût misérable de son ivresse.
Markus sait qu’à cette heure, il devrait être sur la route. Qu’il livre avec un peu de retard, et c’est une demi-journée perdue pour son patron à l’atelier. Cependant le hasard l’a mené tout près de la taverne. Un marin écossais en sort, lui adresse un mot dans cette langue que Markus ne connaît pas. Un instant, ce dernier hésite. Il ne sait s’il a le droit d’entrer là, d’y boire, de s’y enivrer. Il a entendu dire que certains lieux, à Veere, sont réservés aux Écossais. Sa gorge le brûle, et son cœur insiste. Markus pousse la porte.
Le soleil commence à décliner sur le port. Une barque y rentre tandis que, de l’auberge, sort un homme qui titube. Markus a tant bu qu’il doit s’asseoir quelques instants, le temps que la terre arrête de tanguer. Une tempête commence de ravager son crâne, cependant qu’il cherche son chariot. Enfin il le trouve, vide. La tempête devient ouragan. Sur les bateaux, on rit du dadais qui hurle tel un chien perdu. Un capitaine passe, et Markus s’agrippe à lui. Pour l’aider, le capitaine a une idée. Trois ans en mer, et tout sera oublié.