Trois coups venaient d’être frappés à la porte et personne ne s’était encore levé pour aller ouvrir le réfectoire au visiteur inconnu. En vérité, personne n’avait même osé lever les yeux pour regarder en direction de ladite porte, car chacun savait que le seigneur abbé s’irritait fort qu’on dérangeât le repas. Ainsi on entendait encore les bruits des bouches qui mastiquaient et ceux des écuelles qu’on déposait sur le bois de la table.
De nouveau, des coups se firent entendre. L’abbé, brisant la règle d’or, celle du silence qui était le seul présent que l’on pouvait offrir à la Providence pour les pauvres aliments, se leva d’un seul coup, le visage rouge. Il étouffait de rage et demanda, ou plutôt hurla à l’assemblée, qu’un des frères délaisse son si précieux repas pour qu’enfin on puisse connaître la cause du tracas. Plusieurs frères se levèrent alors, causant un brouhaha infini, finissant d’agacer le sire abbé.
A la porte cependant patientait le peintre. Il avait terminé son œuvre, disait-il, et souhaitait désormais partager le pain et le vin. A sa vue, l'abbé s'adoucit car il connaissait le caractère de son hôte qui savait le surpasser en colère. Ainsi le peintre ne devrait-il se sentir ni en inquiétude ni en faute. Du pain blanc, quelques légumes bien cuits et une coupe d'un vin clairet lui furent apportés et la cérémonie recommença, chacun observant son assiette avec minutie comme pour y lire les événements de l'avenir.
Quand la collation fut prise, la communauté se dirigea vers l'abbatiale. A la tête de la quiète expédition figurait l'abbé et le peintre, taiseux comme jamais. Le premier redoutait un résultat qui pût le décevoir ; le second, qui ne craignait que l’ire de son maître, désirait toutefois que les heures passées au plus près du ciel rencontrent les grâces de son commanditaire. A deux ils ouvrirent les lourdes portes, et précipitamment entrèrent.
Le mutisme n'empêcha pas l'admiration. Le sire abbé pénétrait lentement dans son abbatiale, qu'il connaissait pourtant bien, mais il est probable qu'il avançait prudemment pour ne pas trébucher sur une mauvaise dalle. A sa suite, la congrégation levait les yeux au ciel, vers la voûte maintenant peinte, d'où les anges et les prophètes les fixaient aussi, jaugeant ceux qui les priaient d'ordinaire, curieux d'observer leurs zélés laudateurs.
Seul le peintre gardait les yeux baissés, en signe évident d'humilité. Nul doute, pourtant, qu'en son cœur battait une indicible fierté, bien que l'orgueil figurât parmi les plus odieux péchés. Dans le silence froid de Sant-Savin, sous la voûte deux fois consacrée, par la bénédiction originelle et par la figuration des exemples essentiels, résonnait une litanie de noms. C’était les moines reconnaissant leurs saints patrons.
Ils restèrent là des heures, à s’en tordre le cou et à s’en faire pleurer les yeux. Les vêpres sonnèrent, mais nul n’y prêta attention. Un murmure de plus en plus épais emplissait la longue nef, et bien que les mots sacrés ne fussent jamais prononcés, c’était une dévotion vraie et enfiévrée qui jaillissait de ces poitrines d’habitude muettes. Le sire abbé était introuvable ; on percevait seulement sa voix, émue et tremblotante quand elle était autrefois forte et tonnante. Cependant les frères ne le cherchaient plus. Ils goûtaient à l’exaltation dans la paix.