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23 juin 2018 6 23 /06 /juin /2018 18:00

Le lieutenant-colonel Müller regarde devant lui. Le corps immobile, il fixe la porte de bois sombre qui doit s'ouvrir d'un instant à l'autre. Autour de lui, aucun des officiers présents ne souffle mot. L'atmosphère est fraîche, à cause de cette matinée de novembre, à cause aussi de ce qui va être dit dans quelques minutes. Le lieutenant-colonel sourit : aujourd'hui se présente une belle opportunité pour lui : celle de briller aux yeux du Führer.

Bientôt midi. Deux heures auparavant, le lieutenant-colonel a ordonné au recteur de l'université de Cracovie de convoquer tous les professeurs. Le recteur a demandé pour quelle raison il le fallait. Il a osé. Le lieutenant-colonel s'est retenu de le souffleter. Il faut parfois, c'est sa conviction, se retenir et prendre le temps d'expliquer à ceux qui ne comprennent pas les raisons d'une action légitime. Alors, le lieutenant-colonel a pris le temps, et il a expliqué au recteur les hautes motivations qui exigent la réunion de l'ensemble des professeurs de l'université.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

A la fin de son entretien avec le recteur, le lieutenant-colonel a marqué un temps d'arrêt. Le recteur s'est tu : il savait que couper la parole d'un officier nazi est une impolitesse parfois impardonnable. Les autres officiers ne disaient rien, ne regardaient pas les deux hommes. Le lieutenant-colonel a alors précisé qu'une quelconque désobéissance serait fâcheuse. Il a précisé que, dans ce contexte d'occupation, son pays pouvait employer des méthodes plus brutales. Alors que, et le recteur pouvait le constater lui-même, le pays du lieutenant-colonel veillait à associer à ses décisions les autorités les plus éminentes du pays occupé.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur n'a rien pu dire. La gorge sèche, les mots se sont étranglés dans sa gorge. Apeurés, eux aussi, par l'autorité menaçante du lieutenant-colonel, ils ont refusé de sortir. Le recteur a acquiescé, a fait un signe des deux mains pour montrer qu'il avait compris et qu'il allait, de ce pas, appeler chacun des professeurs. C'est pour cela qu'à midi, le lieutenant-colonel se tient dans la salle numéro cinquante-six. Soudain, on frappe à la porte. On l'ouvre. Un officier rentre, suivi de cent quatre-vingt quatre hommes.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur est là, lui aussi. Tandis que ses collègues finissent de prendre place, debout les uns sur les autres, dans l'immense salle, il se détache de cette foule qu'il côtoie tous les jours depuis des années. Il s'en détache comme la partie saine d'un fruit que l'on sépare de ce qui est impropre à être consommé. Il cherche du regard l'approbation du lieutenant-colonel. Il se retourne. C'est un vieil homme qui cherche ses mots. C'est un vieillard dont le regard fuit les yeux de tous ces hommes avec lesquels il a travaillé. Pourtant, il ne les trahit pas. Mais il sait qu'il sera impuissant à les sauver.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur commence : le lieutenant-colonel vous a convoqués pour vous exposer les nouvelles dispositions éducatives. Ce vous provoque en lui un haut-le-cœur. C'est le vous de la rupture, le vous de la séparation, le vous de la collaboration. Le lieutenant-colonel demande votre attention. Encore ce vous, celui de la frontière : ceux qui seront châtiés, celui qui en échappera. Le lieutenant-colonel s'éclaircit la voix. Il fait signe au recteur de s'écarter. Le recteur, prudemment, ne rejoint pas les professeurs, mais il se place près des fenêtres, sur le côté de la salle. Il a simplement suivi le mouvement de la main du lieutenant-colonel.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Arrestation : c'est le seul mot que les cent quatre-vingt trois hommes ont entendu dans le babil cynique de cet homme au costume vert sombre. Professeurs, assistants, étudiants : c'est l'université Jagellone que l'on étrangle, c'est le savoir que l'on décapite. Le jugement a été rendu dans ce tribunal improvisé : vous êtes priés de suivre ces hommes : le vous accusatoire. Ces hommes, ce sont ceux qui pointent leurs armes sur ces autres qui, tête baissée, quittent un à un la grande salle cinquante-six. Ne restent que le lieutenant-colonel et le recteur. Quelque chose est mort chez ce dernier. Le lieutenant-colonel quitte à son tour la salle. Il n'a pas un regard pour son hôte.

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28 juillet 2017 5 28 /07 /juillet /2017 18:00

On avait formé deux files. A travers ce on si impersonnel apparaissent les visages impassibles, les têtes casquées, les corps grisés par l'uniforme, les balles de fer qui déchirent les chairs et avalent les vies. Deux files, donc, longues comme le jour promet de l'être alors que l'on n'est qu'à l'aube, à l'aube d'une ère nouvelle pour les deux groupes humains qui, compacts, se serrent pour lutter contre le froid.

Près de là coule un fleuve. Loin vers le nord, il se jette dans une mer froide, serpentant auparavant à travers divers paysages, se lovant contre les quais de villes aux noms bien connus et pourtant jamais vues, goûtant à une liberté absolue et, partant, inaccessible aux hommes. Dans les files, personne ne bouge. Tous attendent. Certains ont l'air hagard. Tous ont, qui sur le dos, qui sur l'épaule, qui à bout de bras, un baluchon qu'ils agrippent comme si c'était là toute leur richesse. C'est là toute leur richesse.

Sur la liste
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L'aurore est belle, pourtant. Dans ces matins de printemps, l'air est encore vif et les couleurs semblent tamisées, discrètes, et le contour des choses y est impalpable, indiscernable. Le soleil rougeoie et réchauffe ceux que les rares passants qui s'aventurent jusqu'à cette place appellent les malheureux. Ces passants ne sont pas de simples passants. Ce sont des ouvriers. Ils se rendent à la fabrique d'émail où ils abattront leurs heures de travail. Sans sourire, certes. Mais sans pleurer, toutefois car, à côté, sur la place, certains attendent.

Sur la liste
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Une vieille femme s'approche d'une plus jeune, dans l'une des files, et lui demande ce qu'ils attendent. La jeune fille baisse les yeux, ne répond pas. Une larme a glissé jusque sur sa joue, jusque sur son nez. Peut-être est-ce simplement une sécrétion nasale, liquide, qui fuit son antre originelle. La vieille femme n'a pas que ça à faire. Elle maugrée et s'en va. L'un des soldats, la main sur la mitraille, s'est avancée vers elle. Dans un polonais à peine compréhensible et cependant sûr de son débit, il lui ordonne de s'en aller. La vieille femme n'a pas un regard pour lui.

Sur la liste
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Tout à coup, un homme prend la parole. Il demande pourquoi ils doivent partir de leur quartier, laisser leurs foyers à des étrangers, tout abandonner là : leurs chaises, leurs tables, leurs lits, l'essentiel de leurs vêtements, même leurs chats et leurs chiens, même ces petits riens insignifiants pour l'Occupant et qui pour eux signifient tant. Sa femme le tire par l'épaule. Une jeune fille, derrière lui, prend sa suite, vilipende les soldats. Il a raison, provoque-t-elle. Nous sommes vos chiens, ou quoi ?

Sur la liste
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Dans l'autre file, personne ne bronche. Eux ont déjà abandonné leurs foyer : leurs chaises, leurs tables, leurs lits. On leur a dit qu'ils pourraient venir les reprendre. On leur a dit de ne pas s'inquiéter. On leur a dit de ne pas jouer avec la patience de l'Occupant. Kazimierz, Podgorze, quelle différence cela fait ? Regardez, on chasse les autres pour vous y mettre. Vous aurez la Vistule, vous aurez des maisons, dans votre pays, vous serez chez vous. A vrai dire, on ne leur a pas laissé le choix non plus. Certains ont essayé de résister. On les reconnaît, dans la file. Ils ont le visage tuméfié et sont soutenus par leurs proches.

Sur la liste
Sur la liste

La file bruyante se met soudain à avancer. Les soldats crient : Polonais, en route. Et les Polonais se mettent en route. Un garçonnet lève les yeux et demande la destination. Sa mère lui intime de se taire. Les hommes gris et casqués tiennent en respect l'autre file. Comme si, parmi ces pauvres hères, quelque héraut allait sortir et défier l'Occupant. A eux les heures de labeur à l'usine. C'est un Occupant qui la dirige. Ses compères ont déjà fait des listes. Tous ceux de la file silencieuse sont dessus. La chance, ou l'humanité, décidera de leur sort.

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21 juillet 2016 4 21 /07 /juillet /2016 18:00

 

Devant sa fenêtre, le grand homme devinait la sublime porte. A le voir, c’était un vieux sage et pourtant, ceux qui le connaissaient savaient qu’il n’avait pas ses soixante ans. Ses déplacements pénibles, sa voix éraillée et sa blanche chevelure étaient les stigmates d’années passées à parcourir son monde, qui lentement disparaissait. Quand il fermait les yeux, c’est à son pays natal qu’il pensait.

Il était né au siècle dernier. Enfant, il gambadait dans les champs de quelque pays oublié où l’on ne parlait pas la même langue que lui. Devenu vieux, il était encore l’allophone. De sa maison, il voyait le détroit qui séparait les mondes, puisqu’il vivait à l’écart et que ces mondes ne se souciaient plus de lui. Il buvait, à la mode locale, le café très fort et tâchait d’apprendre les mots de cette langue que l’Europe avait honnie voilà des siècles.

Mal de mère patrie
Mal de mère patrie

 

Le pays pour lequel son cœur battait était la Pologne. Il y avait grandi puis étudié, enseigné et s’y était même révolté. Il y avait vu naître sa poésie, pleine de vers et de grandeurs patriotiques, de fureur et de résistance héroïque. Pour cela, il avait été emprisonné par l’ennemi héréditaire qui avait dévoré, comme d’autres et en d’autres temps, la dépouille mortelle de sa Pologne aimée.

Mal de mère patrie
Mal de mère patrie

 

Contre son gré, il avait vu Saint-Pétersbourg et Moscou, et les plaines de blé de la Crimée, et les rives de la mer Noire qu’aujourd’hui, il regardait, apaisé. Homme de talent et écrivain accompli, il se lia d’amitié dans ces mois douloureux aux esprits les plus fins et les plus vertueux. En lui-même insurgé, comme l’étaient de nombreux jeunes hommes d’alors, il partit se parfaire à l’ouest où l’attiraient les lettres et les plus beaux des décors.

Mal de mère patrie
Mal de mère patrie

 

Il vit Rome, Leipzig, Paris. Et toujours demeurait en son âme la volonté de voir Cracovie. Quand il le proclamait, on lui demandait le pourquoi. Il répondait, d’un air d’évidence, que le prestige de la Pologne y résidait. Pourtant, il ne faisait que l’imaginer et, dans ses rêves nocturnes lui apparaissaient les étals de l’immense place du marché, Rynek, comme le prononçait si exactement son père qui lui aussi soupirait du souvenir de cette ville.

Mal de mère patrie
Mal de mère patrie

 

C’est encore loin de sa patrie naturelle qu’il connut le succès. Toutefois, le tourbillon de la gloire se voyait tôt gâché par la misère la plus noire. Père de six enfants légitimes, il l’était aussi de ses compatriotes qui se disaient victimes de la répression étrangère. A tous, il demandait des nouvelles de la nation, et surtout de sa chère ville que certains de ses hôtes évoquaient avec tant de passion.

Mal de mère patrie

 

Heureusement pour lui, à l’automne de sa vie, son action demeurait immense. Et ayant quitté la France pour les rives du Bosphore, il avait mis imaginé un projet de manœuvres militaires. Hélas, le poète rencontra la terrible maladie, plus forte qu’aucun de ses humains ennemis. Sur son lit de mort, il rêvait encore à Cracovie, à la basilique et à la halle qu’il n’avait vu qu’en gravure. Là-dessus, il s’éteignit.

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4 mai 2015 1 04 /05 /mai /2015 18:00

Il avait fait le voyage depuis l’Italie. Interminable. Il était remonté par la Vénétie puis le Tyrol et la Hongrie, et était enfin parvenu à Cracovie en pleine nuit. Reçu avec de grands égards, il devait rencontrer le roi le lendemain. Un Vasa. Suédois. Pour l’heure, la fatigue l’avait terrassé et de son pays il rêvait cependant qu’il était entouré de Polonais.

La cérémonie avait été brève mais fastueuse. Le souverain entouré de conseillers paraissait austère, et Giovanni Trevano avait cru un moment être en un procès tant la royale moustache frissonnait parfois de déplaisir. On lui avait finalement proposé, dans un italien affreusement coupant, la mission qu’il attendait. Il lui fallait rebâtir le palais.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Plus qu’un château c’était une caserne où l’on croisait davantage de capitaines que de pages. La musique était celle des épées, les chansons celles des canons que tantôt on essayait. L’aile nord avait brûlé quelques mois auparavant, et Giovanni Trevano soupçonna que ce ne fut quelque tour qui fut à l’origine de l’accident. Forteresse de contrôle, Wawel avait cette vilaine balafre sur le visage, et c’était à l’Italien que de procéder aux embellissements d’usage.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Ses questions – car Giovanni Trevano était un homme curieux – restèrent sans réponse. Tant de fois il interrogea sur les causes du sinistre, et tant de fois on lui opposa un haussement d’épaule non dénué de cynisme. A la fin un ouvrier évoqua un dragon. Un dragon ? Oui, un dragon, comme celui qui vécut sous la colline il y a des siècles. L’autre partit en riant. Quant à Giovanni Trevano, jamais plus il ne s’aventura vers la Vistule sans quelque compagnon pour le protéger du monstre volant.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Se souvenant de son pays, il avait tracé de magnifiques croquis. Il voyait grand et antique pour cette citadelle, cœur d’un Etat aux si vastes limites. Une galerie haute puis des colonnes fines pour alléger l’ensemble recouvert de peintures allemandes. Le roi fut enthousiaste : on commença l’entreprise dès que l’Italien se fut assuré de sa possibilité : rien ne tarda alors pour, en quelques mois, être achevé.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Sans cesse, Giovanni Trevano allait et venait sur le chantier, jouant du pinceau puis de la voix, glissant puis tonnant soudainement. Les soldats n’osaient guère faire plus de bruit que les manœuvres, et l’on se crut parfois sur le chantier d’un palazzo entre les peintres et les orfèvres. Giovanni Trevano ne manquait pas non plus de se rendre à la cathédrale. Son dôme doré l’appelait souvent, et il s’y rendait tantôt pour confesse, tantôt pour recevoir du Seigneur son assentiment.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Giovanni Trevano fut heureux du résultat. L’aile nord était plus belle encore que le reste du corps. Toutefois, il le savait, là ne serait plus le roi ni le cœur du pouvoir, qui se déplaçaient au nord. Alors Giovanni Trevano resta. Habitué aux hommes et à la langue, il s’amusait maintenant de sa terreur du dragon dont il caressait les os quand il allait retrouver le silence de la nef, auprès des tombeaux. C’étaient ceux des rois d’ici, et peut-être songea-t-il au sien. Désormais, il serait Trevano le Polonais.

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  • : LM Voyager
  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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