Le lieutenant-colonel Müller regarde devant lui. Le corps immobile, il fixe la porte de bois sombre qui doit s'ouvrir d'un instant à l'autre. Autour de lui, aucun des officiers présents ne souffle mot. L'atmosphère est fraîche, à cause de cette matinée de novembre, à cause aussi de ce qui va être dit dans quelques minutes. Le lieutenant-colonel sourit : aujourd'hui se présente une belle opportunité pour lui : celle de briller aux yeux du Führer.
Bientôt midi. Deux heures auparavant, le lieutenant-colonel a ordonné au recteur de l'université de Cracovie de convoquer tous les professeurs. Le recteur a demandé pour quelle raison il le fallait. Il a osé. Le lieutenant-colonel s'est retenu de le souffleter. Il faut parfois, c'est sa conviction, se retenir et prendre le temps d'expliquer à ceux qui ne comprennent pas les raisons d'une action légitime. Alors, le lieutenant-colonel a pris le temps, et il a expliqué au recteur les hautes motivations qui exigent la réunion de l'ensemble des professeurs de l'université.
A la fin de son entretien avec le recteur, le lieutenant-colonel a marqué un temps d'arrêt. Le recteur s'est tu : il savait que couper la parole d'un officier nazi est une impolitesse parfois impardonnable. Les autres officiers ne disaient rien, ne regardaient pas les deux hommes. Le lieutenant-colonel a alors précisé qu'une quelconque désobéissance serait fâcheuse. Il a précisé que, dans ce contexte d'occupation, son pays pouvait employer des méthodes plus brutales. Alors que, et le recteur pouvait le constater lui-même, le pays du lieutenant-colonel veillait à associer à ses décisions les autorités les plus éminentes du pays occupé.
Le recteur n'a rien pu dire. La gorge sèche, les mots se sont étranglés dans sa gorge. Apeurés, eux aussi, par l'autorité menaçante du lieutenant-colonel, ils ont refusé de sortir. Le recteur a acquiescé, a fait un signe des deux mains pour montrer qu'il avait compris et qu'il allait, de ce pas, appeler chacun des professeurs. C'est pour cela qu'à midi, le lieutenant-colonel se tient dans la salle numéro cinquante-six. Soudain, on frappe à la porte. On l'ouvre. Un officier rentre, suivi de cent quatre-vingt quatre hommes.
Le recteur est là, lui aussi. Tandis que ses collègues finissent de prendre place, debout les uns sur les autres, dans l'immense salle, il se détache de cette foule qu'il côtoie tous les jours depuis des années. Il s'en détache comme la partie saine d'un fruit que l'on sépare de ce qui est impropre à être consommé. Il cherche du regard l'approbation du lieutenant-colonel. Il se retourne. C'est un vieil homme qui cherche ses mots. C'est un vieillard dont le regard fuit les yeux de tous ces hommes avec lesquels il a travaillé. Pourtant, il ne les trahit pas. Mais il sait qu'il sera impuissant à les sauver.
Le recteur commence : le lieutenant-colonel vous a convoqués pour vous exposer les nouvelles dispositions éducatives. Ce vous provoque en lui un haut-le-cœur. C'est le vous de la rupture, le vous de la séparation, le vous de la collaboration. Le lieutenant-colonel demande votre attention. Encore ce vous, celui de la frontière : ceux qui seront châtiés, celui qui en échappera. Le lieutenant-colonel s'éclaircit la voix. Il fait signe au recteur de s'écarter. Le recteur, prudemment, ne rejoint pas les professeurs, mais il se place près des fenêtres, sur le côté de la salle. Il a simplement suivi le mouvement de la main du lieutenant-colonel.
Arrestation : c'est le seul mot que les cent quatre-vingt trois hommes ont entendu dans le babil cynique de cet homme au costume vert sombre. Professeurs, assistants, étudiants : c'est l'université Jagellone que l'on étrangle, c'est le savoir que l'on décapite. Le jugement a été rendu dans ce tribunal improvisé : vous êtes priés de suivre ces hommes : le vous accusatoire. Ces hommes, ce sont ceux qui pointent leurs armes sur ces autres qui, tête baissée, quittent un à un la grande salle cinquante-six. Ne restent que le lieutenant-colonel et le recteur. Quelque chose est mort chez ce dernier. Le lieutenant-colonel quitte à son tour la salle. Il n'a pas un regard pour son hôte.