D’abord, constater. Marcher dans les rues, tel un promeneur qui souhaiterait prendre de jolis clichés. Prendre son appareil photo, pour saisir un détail, le rapporter au bureau, pour l’agrandir et le dupliquer. S’arrêter, s’asseoir même, sur un banc ou sur une marche, puis tâcher de disparaître, de se fondre dans le décor, et pour se faire s’habiller d’un costume anthracite. Roche sur roche, ton sur ton. Se mêler aux cendres fumantes du Chiado sinistré.
Après le temps des visions, le temps du verbe. Lire les articles de presse, les témoignages de ceux qui y étaient, qui habitaient le quartier, s’en sont enfuit précipitamment, sans rien fermer, en laissant tout, lire les angoisses de ceux qui ont perdu quelque chose : les objets d’une vie, le confort d’un appartement douillet, les habitudes dans un quartier quotidiennement arpenté. Lire, enfin, la douleur de ceux qui ont perdu quelqu’un, lire les mots terrifiants, brûlé, asphyxié, pris au piège. Derrière les mots, deviner comment c’était, avant. Comme on vivait, avant.
Entendre les voix. Celles qui se cassent quand le souvenir, sur elles, pèsent trop lourd. Celles qui planent, en vol stable, suspendues au bonheur d’autrefois. Parler au chef des secours, intervenus pour maîtriser l’incendie, et aux autorités élues qui établissent le cahier des charges pour la reconstruction à venir. Boire un verre aux comptoirs des bistrots, et saisir au vol les palabres des ouvriers, employés, artisans, petits cadres, entendre leurs doutes et leurs désirs quand à la ville qui renaîtra. Ne pas se retourner, siroter la bière fraîche et les laisser dire.
Retrouver de vieux cours de fac, rendre son visage et son allure familiers au préposé de la bibliothèque. Lire et relire l’histoire du quartier, l’histoire de la ville, placer correctement, dans une frise chronologique imaginaire, l’enchaînement des événements. Revenir en mille sept cent cinquante-cinq, sentir la terre trembler sous ses pieds, fermer les yeux et imaginer le désastre total, Lisbonne disparue, Lisboètes ensevelis, noyés et brûlés. Puis se promener en ville, place du commerce, rue Garrett, apprécier la reconstruction pombalienne, appréhender le message et le programme. Revenir rue du Chiado.
Prendre une balance, saisir les idées contradictoires, les peser, les comparer, juger sévèrement chacune d’entre elles, n’omettre ni qualités ni défauts, ne privilégier ni l’esthétique, ni le pratique, ni la technique, se souvenir des considérations économiques des décideurs, et ne pas hésiter à utiliser cet argument pour faire accepter une idée réputée inacceptable. Réfléchir longuement et patiemment, discuter avec les collaborateurs, accepter les oppositions et accueillir les réjouissances, et enfin dégager l’opposition fondamentale entre le façadisme romantique et le modernisme triomphant. Ne penser qu’au quartier éprouvé. Le Chiado.
Prendre sa douche. Chiado. Déjeuner avec la famille ou les collègues du bureau d’études. Chiado. Réfléchir pour contourner une contrainte technique. Chiado. Parler de l’éducation des enfants, des résultats de l’aînée en mathématiques. Chiado. Essayer de lire un roman à la lumière d’une ampoule électrique. Chiado. Dormir et rêver. Chiado. Le plus souvent, subir l’insomnie, s’habiller en silence dans la maison endormie et sortir se balader dans la ville. Chiado.
Construire ses convictions pour construire son plan. Mine de plomb, règles et mesures. Feuilles format raisin. Répondre aux mille questions. Affirmer que le Chiado est un lien. Ne rien changer, pour que l’œil reconnaisse, pour que l’âme se rassure, pour que la vie, telle une source, rejaillisse. Tout changer pour que, derrière les façades, les gestes du quotidien soient facilités, pour affirmer le programme discret et sûr de la modernité revendiquée, d’un quartier et d’une ville nouvelle, dans un pays nouveau et libre. Dessiner un plan en même temps que l’avenir. Saisir le malheur et en faire une chance.