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11 avril 2022 1 11 /04 /avril /2022 19:40

D’abord, constater. Marcher dans les rues, tel un promeneur qui souhaiterait prendre de jolis clichés. Prendre son appareil photo, pour saisir un détail, le rapporter au bureau, pour l’agrandir et le dupliquer. S’arrêter, s’asseoir même, sur un banc ou sur une marche, puis tâcher de disparaître, de se fondre dans le décor, et pour se faire s’habiller d’un costume anthracite. Roche sur roche, ton sur ton. Se mêler aux cendres fumantes du Chiado sinistré.

Après le temps des visions, le temps du verbe. Lire les articles de presse, les témoignages de ceux qui y étaient, qui habitaient le quartier, s’en sont enfuit précipitamment, sans rien fermer, en laissant tout, lire les angoisses de ceux qui ont perdu quelque chose : les objets d’une vie, le confort d’un appartement douillet, les habitudes dans un quartier quotidiennement arpenté. Lire, enfin, la douleur de ceux qui ont perdu quelqu’un, lire les mots terrifiants, brûlé, asphyxié, pris au piège. Derrière les mots, deviner comment c’était, avant. Comme on vivait, avant.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Entendre les voix. Celles qui se cassent quand le souvenir, sur elles, pèsent trop lourd. Celles qui planent, en vol stable, suspendues au bonheur d’autrefois. Parler au chef des secours, intervenus pour maîtriser l’incendie, et aux autorités élues qui établissent le cahier des charges pour la reconstruction à venir. Boire un verre aux comptoirs des bistrots, et saisir au vol les palabres des ouvriers, employés, artisans, petits cadres, entendre leurs doutes et leurs désirs quand à la ville qui renaîtra. Ne pas se retourner, siroter la bière fraîche et les laisser dire.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Retrouver de vieux cours de fac, rendre son visage et son allure familiers au préposé de la bibliothèque. Lire et relire l’histoire du quartier, l’histoire de la ville, placer correctement, dans une frise chronologique imaginaire, l’enchaînement des événements. Revenir en mille sept cent cinquante-cinq, sentir la terre trembler sous ses pieds, fermer les yeux et imaginer le désastre total, Lisbonne disparue, Lisboètes ensevelis, noyés et brûlés. Puis se promener en ville, place du commerce, rue Garrett, apprécier la reconstruction pombalienne, appréhender le message et le programme. Revenir rue du Chiado.

L’un dans l’autre

Prendre une balance, saisir les idées contradictoires, les peser, les comparer, juger sévèrement chacune d’entre elles, n’omettre ni qualités ni défauts, ne privilégier ni l’esthétique, ni le pratique, ni la technique, se souvenir des considérations économiques des décideurs, et ne pas hésiter à utiliser cet argument pour faire accepter une idée réputée inacceptable. Réfléchir longuement et patiemment, discuter avec les collaborateurs, accepter les oppositions et accueillir les réjouissances, et enfin dégager l’opposition fondamentale entre le façadisme romantique et le modernisme triomphant. Ne penser qu’au quartier éprouvé. Le Chiado.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Prendre sa douche. Chiado. Déjeuner avec la famille ou les collègues du bureau d’études. Chiado. Réfléchir pour contourner une contrainte technique. Chiado. Parler de l’éducation des enfants, des résultats de l’aînée en mathématiques. Chiado. Essayer de lire un roman à la lumière d’une ampoule électrique. Chiado. Dormir et rêver. Chiado. Le plus souvent, subir l’insomnie, s’habiller en silence dans la maison endormie et sortir se balader dans la ville. Chiado.

L’un dans l’autre
L’un dans l’autre

Construire ses convictions pour construire son plan. Mine de plomb, règles et mesures. Feuilles format raisin. Répondre aux mille questions. Affirmer que le Chiado est un lien. Ne rien changer, pour que l’œil reconnaisse, pour que l’âme se rassure, pour que la vie, telle une source, rejaillisse. Tout changer pour que, derrière les façades, les gestes du quotidien soient facilités, pour affirmer le programme discret et sûr de la modernité revendiquée, d’un quartier et d’une ville nouvelle, dans un pays nouveau et libre. Dessiner un plan en même temps que l’avenir. Saisir le malheur et en faire une chance.

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1 octobre 2021 5 01 /10 /octobre /2021 18:00

Le collant menaçait de rompre et la perruque tombait. Un sourire niais – que le marquis de Fronteira aurait sans doute voulu gracieux – ajoutait au grotesque de la scène. Comme les musiciens marquèrent un silence, le marquis s’inclina et les invités applaudirent. À son voisin de table, un jeune comte souffla que tous ici devaient être soulagés que le spectacle finît. Certains hommes étaient faits pour la danse ; le marquis n’était pas de ceux-là. Et tandis que ce dernier ôtait son costume, les musiciens se remirent à jouer.

Une dizaine de cygnes firent alors leur entrée. Posés sur de grands plateaux d’argent, ils étaient portés par des laquais dont la livrée tenait du goût espagnol. L’entrée des volatiles provoqua des exclamations de surprise. Les gourmands entrevoyaient la perfection de la cuisson, le craquant de la peau et le fondant de la chair. Les esthètes admiraient les ciselures argentées des plateaux, ces cygnes et ces canards de métal précieux qui accompagnaient leurs frères aînés vers le banquet. Quant aux esprits politiques, dont était le jeune comte, ils sourirent à l’allusion militaire.

En spectacle
En spectacle

Le marquis était un héros de la dernière guerre faite à l’Espagne. Des récits couraient sur son compte, qui mariaient la relation factuelle des événements à une dimension mythologique, laquelle tenait davantage des souvenirs de bibliothèque que de ceux des batailles. On y exagérait tant les exploits du marquis que les signes que la nature – ou Dieu – avait manifestés : la pluie avait soudain cessé, le soleil avait ébloui l’ennemi, le marquis avait tranché, d’un seul coup, deux têtes castillanes. A chaque narration, un détail nouveau était ajouté.

En spectacle
En spectacle

Le marquis se prêtait souvent – de fort bonne grâce – à l’exercice. Ce soir-là, il s’y décida encore et, pour ajouter au son l’image, il emmena ses hôtes dans la grande salle qu’il avait baptisée du nom des batailles. Les dames avaient vu le piètre danseur ; elle admiraient désormais le poète combattant. Les messieurs rêvaient, en l’écoutant, de soleils accablants et de montures hennissantes. Les azulejos bleutés les excitaient et ils se rapprochaient du maître des lieux, espérant par ce mouvement recueillir un peu des effluves des corps bataillant et un soupçon de la gloire du marquis. Il n’y eut que le comte qui se tint à l'écart ; de la foule enthousiaste, il s’amusait.

En spectacle
En spectacle

Le comte suivit la troupe de noceurs dans le jardin. Partout, les petits carreaux de faïence assuraient du meilleur goût du maître de céans. Petit peuple des champs et nymphes antiques semblaient s’être réunis pour acclamer le vainqueur de l’Espagne ; leurs vivats muets donnaient au jardin des airs de forum où l’on célébrait le triomphe. Le comte, jusque là discret, demanda alors au marquis si celui-ci pouvait conter une autre de ses aventures. Ce n’était pas par goût de l’épique ; plutôt, c’étaient l’accent rude, les intonations rustres et la gaucherie verbale du marquis qui le réjouissaient. Ravi de l’invite, le marquis s’exécuta.

En spectacle
En spectacle

Aux confins du Portugal, le marquis s’était placé en première ligne. Son imposante carrure faisait de l’ombre aux soldats derrière lui et terrifiait – cela se voyait dans leurs yeux – les Espagnols. Ceux-ci bombardaient une place portugaise, et causaient la mort de centaines de gentils bourgeois. Le marquis avait décidé – seul selon lui – de mettre fin au massacre et d’aller à la rencontre des ennemis. Son exemple entraîna à sa suite quinze mille compatriotes au combat. La lutte était féroce. Le marquis se trouva bientôt encerclé par des cavaliers armés d’épées et parés et de golilles.

En spectacle
En spectacle

Tandis que les hommes s’entre-tuaient, un éclat de rire fusa. En une seconde, on était revenu dans les jardins baroques d’un marquis qui ne faisait plus la guerre qu’en mots. C’était le comte qui riait ainsi, d’entendre l’ancien maître de camp user de tournures démodées et d’obscénités martiales. Soudain, la scène changea : le marquis défia le comte : on passait du picaresque à la tragédie. On apporta des épées et on fit cercle autour des acteurs. Au premier assaut, des femmes s’évanouirent ; on arrêta là la farce. L’honneur du marquis et celui du comte étaient saufs. Ils saluèrent. Le spectacle pouvait continuer.

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21 mars 2021 7 21 /03 /mars /2021 21:30

L’aube ne l’a jamais trahi. Afonso n’a presque pas dormi. Comme cela lui arrive de plus en plus souvent, l’ancien coadjuteur temporel s’approche dans les premières lueurs du jour d’une maison qui fut la sienne. Il cille à peine lorsque les rayons du soleil viennent le frapper en plein visage. Il n’est même pas essoufflé d’avoir gravi la rue pentue à toute vitesse, de crainte qu’on ne le reconnaisse. Il ne saurait se méfier moins. Les prisons pombalines regorgent d’hommes de son obédience.

Aux portes de l’église Saint-Roch se pressent déjà les indigents dont la ville est mère. Certains ont dû passer la nuit ici, sentant que les forces leur manqueraient s’ils s’éloignaient. Au milieu d’eux, Afonso se sent bien. Qui irait fouiller de pareils hères, regarder sous leurs hardes pouilleuses s’il ne s’y cache pas un jésuite ? Qui, parmi ces pauvres gens, dénoncerait l’un des leurs, qui toque à la porte de la maison de Miséricorde pour manger un quignon de pain dur et quelques bouts de légumes presque avariés ? Au milieu d’eux, Afonso n’a pas peur.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les sœurs ouvrent les portes de l’église, en sortent comme des fourmis empressées. Les plus affamés et les moins patients les entourent bientôt de leurs gémissements. Afonso attend : il prendra ce qui tombe des mains sales et décharnées, portera à sa bouche les miettes et morceaux avec respect et dévotion, comme il le faisait autrefois avec l’hostie consacrée. La foule des pauvres gens est une masse terrible et grouillante, rendue énorme par le tremblement de terre qui a tout détruit six ans auparavant.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les travaux lancés par le marquis de Pombal ont bien avancé et, pourtant, c’est comme s’il restait tout à faire. Faut-il voir dans la destruction de la ville une preuve de la colère divine ? Et faut-il voir un symbole de Sa miséricorde dans l’église Saint-Roch restée debout ? Afonso ne se risque plus à pareils raisonnements. Il est le seul frère libre de sa congrégation dans ce pays. Les autres ont fui, ou bien ont été emprisonnés. Cela démontre que l’homme, en matière de châtiment, n’a rien à apprendre de son Seigneur.

Les pères outragés

Comme Lui, l’homme sait rabaisser celui qui se croit au-dessus des lois, aussi injustes ou iniques soient-elles. Cela permet de dire, songe Afonso, qu’à la différence de Ses créatures, Dieu n’est pas envieux. Chez les hommes, les qualités sont raillées et leurs détenteurs, au besoin, sont humiliés. Est-ce là une épreuve pour la Compagnie ? Accroupi, séparant de ses doigts la partie pure de la partie brune d’une pomme, Afonso regrette le temps béni de la puissance.

Les pères outragés
Les pères outragés

Pauvre parmi les pauvres, seul parmi la multitude, Afonso contemple ses semblables ; aux portes de la maison de Miséricorde, il s’émerveille de ce que tous, lui compris, s’accrochent violemment à une vie qui les maltraite. Tous, ici, subissent le revers de la vanité. La ville et la congrégation se sont rêvées les phares du continent européen. Elles ont pourtant été renversées par des tempêtes : le courroux de la nature et la jalousie des hommes.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les misérables qui traînent ici sont l’engeance de ces colères soudaines et irrévocables. Cependant les jours passent, et les nuits après eux, pense Afonso, que bousculent un homme et une femme, l’un portant une enfant pâle et l’autre les suivant en pleurant. Afonso suit des yeux la scène pathétique lorsqu’il remarque qu’un homme, parmi les indigents, le scrute intensément. Il prend peur. Dans une semaine, on garrottera un jésuite en place publique ; Afonso songe soudain que cela pourrait être lui.

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14 septembre 2020 1 14 /09 /septembre /2020 18:00

L’œil bleu, le cheveu noir, il lève la main pour appeler le garçon de café. Il commande un rhum et un café tassé, et donne immédiatement la monnaie au garçon. Il a, autour de lui, ses amis, des poètes aussi, ainsi qu’une menue foule de curieux, observateurs habitués ou témoins pour l’occasion, et qui eux sont banquiers, courtiers, fonctionnaires, artisans. L’après-midi est chaude, car l’été ne veut pas s’en aller. Sur le Rossio vont par grappes familles, gamins terribles et bonnes amies.

Il fait languir ses amis. Il dit que c’est son nom qui l’exige, qui rassemble cinq noms en un, sans compter les prépositions, et qui fait tiquer les langues portugaises sur ses accents français. Ils le pressent et le flattent, ils l’encouragent et le moquent, et rien n’y fait, il attend son rhum et son café. Sans eux, rien ne se peut faire. Au lieu de leur dire ce qu’ils attendent, Manuel Maria parle de liberté, du délice que c’est de la ressentir au plus profond de soi, de l’horreur que c’est d’en être privé. Les moines ont été aimables, rit-il, en tout cas plus que l’Inquisition.

Les barreaux d’Arcadie
Les barreaux d’Arcadie

Le garçon revient avec les boissons commandées. Manuel avale le feu puis l’amertume. Le silence s’est fait dans la salle. Un mot sort de sa bouche, et voilà l’improvisation qui commence. Le rythme et la rime font vite merveille. Le thème est innocent : les femmes, les hommes, leurs corps, leurs plaisirs, leurs sueurs, leurs sécrétions. Le secret n’existe pas pour parler de ces choses-là. Les poètes sourient, les consommateurs jettent dans leurs rires leurs joies et leur honte. Mais Bocage ne serait pas lui-même s’il ne causait pas quelques ravages.

Les barreaux d’Arcadie
Les barreaux d’Arcadie

Dans sa métaphore érotique, il introduit deux personnages : le roi et le cardinal. Les descriptions ne sont plus immorales ; elles deviennent fâcheuses. Derrière les mœurs légères se cachent des sous-entendus lourds, qui gênent une partie de l’auditoire tant ils pèsent. Le fonctionnaire et le banquier ne rient plus, ils pâlissent, puis ils partent. Quant à l’artisan, il termine son verre puis s’excuse. Ne restent autour de Manuel Maria que ses intimes, de rares clients et le cafetier qui jette des regards inquiets. On sait que l’intendant général de la police a des yeux partout.

Les barreaux d’Arcadie

Quelqu’un, dans la salle, a prononcé son nom. Les yeux bleus deviennent noirs. Un instant, Bocage s’est tu. La prison, c’est à ce triste sire qu’il la doit. Maldonado, que la satire fait toujours rire, a pris le relais de son compère. De sa langue habile, il frappe encore le corps malade du vieil Etat monarchique, qui tremble devant tant d’inconvenante licence. Puis, à l’aide de cet organe décidément agile, Maldonado reprend un thème cher à Bocage. De la libération du pays, dont l’origine ne serait ni conservatrice ni spirituelle mais due à un homme portant tricorne et longue-vue.

Les barreaux d’Arcadie
Les barreaux d’Arcadie

Maldonado termine son couplet infernal ; le cafetier sue à grosses gouttes. Il songe, comme après chaque réunion, qu’il devrait refuser l’entrée à des individus si dangereux pour son commerce. Au même moment, un détachement de jeunes gardes de la police passe sur le Rossio. Les derniers observateurs – le courtier, le portefaix et le chef de gare – déguerpissent tandis que l’excitation des poètes brûle d’un feu nouveau. Bien qu’à l’autre bout de la place, le palais de l’Inquisition veille, il en va de leur responsabilité de s’en moquer.

Les barreaux d’Arcadie
Les barreaux d’Arcadie

Le détachement s’en va patrouiller ailleurs. La terreur qu’ils ont inspirée n’était que passagère, tout comme l’était le vent de révolte qui a soufflé quelques instants dans la salle. Manuel Maria parle désormais d’une voix plus apaisée ; le rhum et le café ont fini de faire effet. Il évoque ses travaux du moment : des traductions d’œuvres françaises. Mais il ne veut pas qu’on s’y trompe : il n’est pas qu’un traducteur, il est un incendiaire : son rôle est de donner à ces textes la flamboyance de la langue portugaise. Sur le Rossio, tout est calme. Personne n’a vu le café brûler.

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29 février 2020 6 29 /02 /février /2020 19:00

Il y a bien longtemps qu’il a quitté sa terre natale. Bien longtemps aussi qu’il a quitté le monde des vivants, qu’il a parcouru cependant comme peu l’ont fait en son temps. Il reste de lui des images qui sont des idoles, auxquelles on confie ses peines et ses tourments, et ses espoirs aussi, car après sa mort, révélation a été faite qu’il n’était pas un homme. Pas un homme, et pas un dieu ; un intercesseur, un médiateur, un modèle : un saint.

Les raisons qui décidèrent de sa sainteté ne nous intéressent pas. Il fut homme, il est saint : c’est l’argument d’autorité. Entre les deux, quoi ? La mort. La tristesse qu’éprouvent les autres à la disparition d’un être aimé ou, sinon, respecté. La nostalgie d’une présence. L’impression d’un temps terrible, qui broie les hommes et en laisse une poussière qui transparaît dans la lumière, mais ne se laisse pas attraper. Entre l’homme et le saint, pourtant, la différence est fondamentale. L’homme meurt et change d’essence. Le saint naît alors sous d’autres traits.

Immense et au-delà
Immense et au-delà

Le souvenir de cet homme se matérialise en une image : c’est le saint. Affluent les témoignages, qui en dépeignent les multiples facettes. Les plus éloquents, on les garde ; ceux qui sont sujets à caution, on les rejette, ou bien on n’en accepte qu’une partie. Dans tous les cas, on farde, on maquille, on enjolive, on fait reluire une vie qui, parmi ses contemporains, a fait sens mais qui, faite miroir, se fait oppressante. La vie d’un saint ne souffre pas la moindre souillure. Il était homme, et de cela, on le lave.

Immense et au-delà
Immense et au-delà

Les récits ainsi triés, découpés, modifiés, modelés, brodent une légende. Ce qu’on ne sait pas, on l’invente, surtout si c’est important. Cela commence par une date : il naît un jour précis, celui de Marie, celui de l’assomption : marque de la prédestination. Nourrisson, il est déjà en dehors des hommes. L’année importe peu et, d’ailleurs, on ne les compte pas précisément. Ce sera, plus tard, l’affaire des érudits. Homme, il a des parents, des aïeuls, une lignée même si elle est modeste.

Immense et au-delà
Immense et au-delà

Ce n’est pas la modestie qui gêne ; c’est l’anonymat. Une lecture rapide d’un document aujourd’hui disparu, une rumeur ou une invention : qui sait comment l’on rattache le saint à une famille noble, franque, chrétienne, prestigieuse, car la première à avoir porté la croix en terre sainte. Le bouillon devient Bulhoes, avant que Fernando ne devienne Antoine, et Lisbonne Padoue. Tout glisse, décidément.

Immense et au-delà
Immense et au-delà

Entre la naissance et la vie de prédicat, entre le doigt divin porté sur le berceau et les chants laudateurs qui se répandent sur le cercueil, il y a l’énigme de l’enfance. L’enfant saint est-il plus innocent que les autres ? Ses babillages sont-ils déjà des prières ferventes ? Les chroniqueurs passent vite sur ce terrain inconfortable. Vient le temps de l’éducation : l’esprit est vif et il s’exerce aux arts intellectuels : passage obligé qui légitime la seule voie possible. Puis arrive le moment décisif : l’âge du mariage.

Immense et au-delà
Immense et au-delà

Pour être courageux, il ne suffit pas d’être intrépide : il faut avoir peur. Le danger s’approche. Premiers émois du corps, contre lequel lutte l’âme éprise de sainteté. L’âme l’emporte : le corps peinera. Aucune tâche sur la blanche tunique, pas même le doux souvenir d’un baiser caché ; à peine consent-on à une rencontre furtive, à peine polluée par la parole. L’homme aurait aimé ; le saint, lui, a préféré se détourner.

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27 août 2019 2 27 /08 /août /2019 18:00

La veille déjà, le docteur Guilherme Inocente n’avait reçu aucun patient dans son cabinet. Cela s’était reproduit aujourd’hui, et il réfléchissait dorénavant à sa situation, attablé dans un restaurant du centre de Lisbonne où il avait à peine touché à son poisson. Il lampait à petites gorgées un vin blanc frais du nord, et il songeait que son épouse, Gloria, devait déjà dormir à cette heure. Le couple pouvait se prévaloir d’une situation financière avantageuse et, pourtant, cela ne suffisait pas au docteur Guilherme Inocente.

Le docteur sortit du restaurant et, d’un étui d’argent, il tira une cigarette. A quelques mètres de lui, deux hommes que la nuit enveloppait presque entièrement parlaient à voix basse. D’abord, le docteur Guilherme Inocente ne prêta pas attention à ces deux messieurs. Lorsque, à un moment, les gens dans la rue firent concomitamment silence, situation qui tenait tout à fait au hasard, la conversation secrète parvint aux oreilles du docteur. Il était question d’une soirée mystérieuse, d’un nom de code et d’un déguisement qui empêcheraient les participants de se reconnaître.

Capes et masques
Capes et masques

Le docteur fit semblant de ne pas s’occuper de ces deux hommes mais, subrepticement, il se rapprocha d’eux. Il avait déjà entendu parler, chez certains de ces amis, de ces réceptions fastueuses où la bonne société du pays se réunissait. Juges, politiques, hommes d’affaires, banquiers et même les directeurs des plus nobles institutions jouissaient ensemble de spectacle que les mœurs populaires réprouvaient. Assister à cette soirée devint soudainement une obsession pour le docteur Guilherme Inocente ; ce monde d’élites lui conviendrait, il en était persuadé.

Capes et masques
Capes et masques

Il se retrouva ainsi à les suivre, de loin, d’abord à travers les faubourgs de la capitale puis le long d’une route de campagne sinueuse. Arrivés dans la ville de Sintra, la voiture des deux hommes s’immobilisa devant une grille de fer ouvragée, tandis que le docteur, par mesure de prudence, continua sa route vers les limbes de la nuit. Lorsqu’il jugea qu’assez de temps avait passé, il fit demi-tour et chercha à se garer en ville. Enfin il descendit à pied la route qui menait à la grille. Il se trouvait alors devant la Quinta da Regaleira.

 

Capes et masques
Capes et masques

La Quinta était l’un des palais innombrables que comptait la région. Il avait été édifié pour satisfaire les désirs d’un jeune millionnaire brésilien. Ce dernier en avait orné les intérieurs et les extérieurs de symboles obscurs et inquiétants. Comme le docteur Guilherme Inocente avait bien retenu les codes révélés par les deux hommes, il n’eut aucun mal à passer la grille et il se trouva alors dans un jardin qu’éclairaient des lanternes suspendues. Il avait pris le soin, avant d’entrer dans la propriété, d’apposer un masque sur sa figure et, ainsi anonyme, il errait dans des allées que parcouraient des jeunes femmes presque nues.

Capes et masques
Capes et masques

Le docteur repéra bientôt un groupe important de personnages capés et masqués qui faisaient cercle autour d’un homme, coiffé de cornes de bouc et juché sur une estrade de bois. Éclairées par des flambeaux qui coloraient la nuit et la peuplaient d’ombres étranges, ces personnes s’avançaient une à une et venaient s’agenouiller devant la divinité caprine pour l’embrasser aux pieds, aux jambes et plus haut encore. Plus répugnant, plus honteux était le baiser et plus marquée était la soumission. Un chœur d’hommes, tapi dans l’ombre, chantait en latin une litanie lancinante dont le rythme augmentait peu à peu. Soudain, tous se tournèrent vers le docteur Guilherme Inocente.

Capes et masques
Capes et masques

Se sentant dévisagé, le docteur porta les mains à son visage ; son masque s’y trouvait encore. En réalité, le docteur s’était trahi. Nul, dans ces assemblées, ne pouvait assister en spectateur à ces cérémonies orgiaques et lui, docteur Inocente, à l’écart de la foule des idolâtres, était comme l’œil curieux et dérangeant de la bonne société pudique de la capitale. Le dieu-bouc pointa alors son doigt vers la sortie, dans un geste dont la lenteur accentuait le poids. Le docteur Guilherme Inocente bafouilla alors, ô crime, un mot d’excuse puis s’en retourna. Poursuivi par les ombres, c’est les mains tremblantes qu’il démarra sa voiture.

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19 février 2019 2 19 /02 /février /2019 19:00

Les trois personnages principaux sont maintenant sur scène. Six personnages secondaires les entourent. Quant à la foule, qui constitue le chœur, elle est présente mais peu nombreuse, depuis le capitaine du bateau accostant sur la place du commerce de Lisbonne jusqu’à l’enfant juché sur les épaules de son père, venu exprès pour voir la famille royale qui rentre présentement de ses semaines de vacances dans l’est du pays.

Chœur en liesse, d’abord. Les vivats, les hourras, les mains qui applaudissent, les pieds en pointe qui hissent tout le corps, les cous qui se tordent pour tenter d’apercevoir la tête du royaume. La foule est menue, multiple et, pourtant, elle n’a qu’un visage. Le roi, personnage principal, et son fils aîné, qui l’est aussi, héritier du trône, descendent du bateau. La reine, personnage secondaire, et le second fils du roi les suivent. On les précède et on les entoure : une discrète délégation de conseillers politiques, d’hommes de sûreté, de familiers sans nom forment une carapace autour du trône bicéphale.

Le royaume abattu
Le royaume abattu

Le roi et le prince héritier montent dans la voiture tirée par deux chevaux. Les animaux sont flamboyants et épatent littéralement leur monde. Les deux personnages principaux surplombent le chœur qu’ils regardent, l’air satisfait malgré la fatigue provoquée par leur voyage. Les chevaux s’ébrouent ; on s’assure que la reine et que le jeune prince sont aussi montés dans le carrosse, puis le signal est donné aux chevaux. Au centre de la place, quelques badauds promènent leurs silhouettes brutes.

Le royaume abattu
Le royaume abattu

En ce premier jour du mois de février, les rayons du soleil atténuent assez bien ce que l’on appelle, ailleurs au nord, les rigueurs de l’hiver. Le troisième personnage principal entre en scène. Une lumière zénithale tombe sur ses épaules et sur son long manteau sombre. Personne ne l’a aperçu auparavant ; il était l’une de ces masses sombres et informes qui occupaient le centre de la place. Posté près de la statue équestre, il ne quitte pas des yeux la voiture qui aborde bientôt les arcades.

Le royaume abattu
Le royaume abattu

Il s’approche sans bruit des arcades où roule, à très faible allure, la berline royale. Il s’arrête respectueusement en aval du parcours, près d’un pilier. Puis il procède par gestes énigmatiques. On le voit chercher quelque chose dans son manteau et s’agenouiller. Sa figure est étonnante. Il a les cheveux noirs, des yeux noirs et sa barbe, fournie, est noire également. Dans cette composition ténébreuse, son regard étincelle d’une froide détermination. D’un geste sûr, il arme sa carabine et, le regard fixe, déclenche un premier tir. Le roi s’écroule.

Le royaume abattu
Le royaume abattu

Le chœur panique, crie, gesticule. Un deuxième coup de feu retentit. Un nouveau personnage secondaire intervient. Fendant une foule qui s’écrie et s’égare, il prend appui sur le marchepied de la voiture et use de son pistolet contre la personne royale. Celle-ci accueille sans broncher la balle qui la perfore. Le long cri du chœur empêche tout dialogue, annihile toute compréhension. De nouveau, le personnage à la barbe noire s’agenouille tandis que les chevaux, effrayés, tâchent, dans leur galop, d’éloigner le second fils, tête survivante du royaume.

Le royaume abattu
Le royaume abattu

Deux nouveaux coups de feu assourdissent Lisbonne. En toute hâte, on tire le rideau rouge sur la pourpre. Le roi et le prince héritier, personnages principaux, devenus corps roides, sont évacués de la scène. La reine et le jeune prince, appelés dès lors aux responsabilités, corps blessés et âmes meurtries, disparaissent dans l’affliction et la consternation. Les régicides, devenus personnages historiques en un instant, sont capturés et mis à mort. Le public se lève. La pièce, comme la monarchie, vient de prendre fin.

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22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 18:00

Assis sur le sol en terre battue du patio de sa très modeste maison, Abd al-Rahim comptait les oranges. Ce matin-là, il en avait ramassé une dizaine sur les arbres qui peuplaient la colline. Il irait les vendre dès l’après-midi pour quelques piécettes chacune. Abd al-Rahim avait faim, mais ce n’était pas une nouveauté. Chaque matin, une douleur crispante le prenait au ventre, et elle demeurait avec lui, comme une amie fidèle, jusqu’au coucher du soleil. Ses enfants, au moins, mangeaient à leur faim.

 

De la guerre, Abd al-Rahim avait conservé une longue cicatrice. Elle partait de la tempe droite et se terminait paresseusement à la base de la mâchoire. Il avait combattu deux ans plus tôt contre les chrétiens qui venaient du nord et de l’Espagne. D’abord, il y avait eu le siège, long et difficile, où les regards noirs des belligérants se querellaient en silence. Puis les chrétiens avaient lancé l’assaut et ils avaient remporté le château. Aujourd’hui, Abd al-Rahim se battait contre le quotidien.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Tous les jours, Abd al-Rahim parcourait les rues de son quartier, la Mouraria. Il y transportait quelque marchandise pour un commerçant, ramassait çà et là quelques denrées oubliées, proposait ses services pour des deniers durement gagnés. Se battre ne lui rapportait plus rien : c’était pourtant ce que, jeune homme, il avait appris et aimé. Si on le surprenait à faire usage de la force, il savait que jamais on ne l’emploierait. De loup aguerri, il était devenu brebis affamée.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Après la guerre, après la défaite des siens et la victoire des chrétiens, les Maures comme lui furent autorisés à rester. Seulement, il leur fallait se contenter d’un seul quartier. C’est aux pieds du château, autrefois symbole de leur puissance, qu’ils étaient reclus. Quelle qu’ait été leur condition à l’époque de leur domination, ils survivaient là dans de pauvres maisons. Et gare à qui se plaindrait de la situation : on leur rappelait immédiatement qu’ils avaient refusé de partir.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Abd al-Rahim connaissait de nombreux guerriers à avoir fait le choix du départ. Certains avaient souhaité traverser de nouveau le détroit, revoir les terres du Maroc ou d’Ifriqyia. D’autres, dont son propre frère, avaient pris la route pour al-Andalus où le califat tenait bon. Quant aux autres, qui s’étaient attachés à la ville, y avaient parfois fondé des familles, les chrétiens avaient offert la liberté de rester. Le prix en était la réclusion. Certains le payaient aussi par l’humiliation.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Se résigner à mendier lorsque l’on a senti près de son visage le souffle de l’épée. Le courage, professaient certains sages, résidaient bien là. Les anciens dhimmis paradaient maintenant, auréolés de leur gloire. Cependant, nombre d’entre eux n’avaient pas participé à la victoire. Tremblant dans leurs demeures, ils attendaient qu’On désigne le vainqueur. Et, sitôt les anciens maîtres vaincus, on en avait vu quelques-uns qui maudissaient les dépouilles. Abd al-Rahim avait fini de compter les oranges. Il fallait maintenant qu’il trouve quelque acheteur.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Dans la rue, Abd al-Rahim s’écorcha le pied sur une branche qui, de son arbre, était tombée. La vue du sang lui rappela ses anciennes épopées. Maugréant en mozarabe, il vit venir à lui un chrétien qui, dans la même langue, lui demanda s’il avait besoin de soin. Abd al-Rahim déclina mais le remercia. Il vivait là dans des vestiges : ruines d’un passé dans lequel il errait, tel un fantôme, se cognant parfois aux murs de la réalité. Il sursauta : ce n’est pas en rêvant, pensa-t-il, qu’il assurerait le repas. Ses oranges dans la main, il les tendait à ceux qu’il croisait.

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26 octobre 2017 4 26 /10 /octobre /2017 18:00

Un soir comme tant d'autres soirs. La douce chaleur du début de l'automne est tempérée par la brise fraîche et le ciel, haut sur la ville de feu, se teinte d'un rouge crépusculaire. Accoudé sur une pierre dont il a lui-même approuvé la taille, Nasoni regarde l'horizon. Ses doigts grattent le grain du roc qui a fait sa fortune ou, plutôt, son nom dans la bonne ville de Porto. D'en bas de la tour lui parviennent les bruits de la rue, rumeur sans forme qui est comme le cœur de la ville, qui bat comme la rumeur enfle.

Si une tierce personne était à ses côtés - mais ce n'est pas le cas -, elle dirait de Nasoni qu'il est mélancolique, ou bien songeur, ou bien observateur, ou bien confiant, ou bien plein d'espoir, ou bien énigmatique. Dans sa tête, probablement mille choses se passent et se disent, mille détails qui ont la vie de Nasoni en commun, et que le secret du silence recouvre, que la bouche close tait. Nul ne pourrait jauger ce qui se trame, juger ce qui, décidément, occupe cette âme.

Le père étranger
Le père étranger

Si l'on en croit le calme apparent du corps, Nasoni ne s'affole pas d'affaires courantes. Il n'est pas tracassé par une livraison de pierres qui fait défaut, ou par le refus d'un projet qui lui était cher. Alors, en homme avisé, en homme sûr, en homme que la vie n'effraie presque plus, c'est sa vie, justement et probablement, qu'il examine. Une vie d'exil, doré, souhaité, revendiqué et chéri, loin d'une natale Italie, dont s'accumulent sur les bords du Douro presque quarante années.

Le père étranger
Le père étranger

Les souvenirs affluent, peut-être, sous ce crâne dégarni. Ces yeux, qu'on dirait tristes, ou bienveillants, brillants quoiqu'il en soit, ont vu tant de choses, tant de gens. La brise chatouille l'iris : une larme se forme. Le souvenir de sa première épouse, une Napolitaine, morte en pleine jeunesse, surgit un instant. La joie des enfants, nombreux, qu'il a eus de celles qu'il a aimées, lui étreint le cœur. Ses garçons et ses filles sont maintenant de la ville des familiers. Joints à la foule des étudiants, ils en parcourent les rues et en tètent les seins nourriciers.

Le père étranger
Le père étranger

Nasoni pose sur la cité un regard paternel. Comme ses ancêtres romains, il a bâti ici une œuvre qu'il espère vaillante face aux siècles. La cathédrale, les églises, les palais, les bonnes œuvres : où qu'il regarde, il voit l'un de ses dessins : croquis mués en monuments, murs nus peints d'angelots et de saints. Il songe aux heures où, assis à sa table, à la lumière du soleil ou à celle d'une chandelle, il reprenait inlassablement ses plans, mesurait et calculait, n'oubliait pas la grâce dans qu'il désirait proposer. Des heures passées seul dont, aujourd'hui, il admire les fruits.

Le père étranger
Le père étranger

Mais avant les premiers travaux, avant cette vie de labeur qu'il avait embrassée avec émotion et passion, il avait grandi et appris, là-bas en Italie. Sur un chantier maltais, il fit la connaissance d'un homme sur lequel il fit une grande impression. Le frère de l'homme, curieux des récits qu'il avait entendus, invita Nasoni à se présenter à lui. Nasoni vint donc dans cette ville bordée par l'océan et, immédiatement, sut qu'il aurait à rester pour quelque temps. En fait, c'était le temps de sa vie qui s'était écoulé là.

Le père étranger
Le père étranger

Du fait de ses origines et de la réputation de ses réalisations, jamais son bureau n'avait été vide de missions. Et Nasoni continuait, brûlait ses jours en dessins et en calculs, s'enchaînait à cette ville où, irrémédiablement, il était étranger. Et encore ce soir, frissonnant dans l'automne, après quarante années passées à modeler la pierre de cette cité, père d'enfants qui maniaient avec aisance le portugais, il se sentait tout à la fois loin de chez lui et portuan pour la vie.

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18 novembre 2016 5 18 /11 /novembre /2016 19:00

Nous bavardions encore lorsque nous nous séparâmes. Je terminai ma phrase quand je m’aperçus qu’elle n’était plus à mes côtés. Je jetai un regard aux alentours, presque honteux d’avoir parlé si fort tout seul. Qu’avait-elle dit déjà ? Qu’elle me retrouverait sur la jetée le lendemain, et qu’elle serait vêtue de sa robe noire et ample, et qu’elle me priait enfin de ne pas être en retard. Je m’assis face à l’océan, calme et silencieux.

Nous nous étions croisés par hasard au début de l’après-midi. Je venais du centre où j’avais déjeuné avec l’un de mes professeurs et elle, m’avait-elle avoué, riant et minaudant, venait juste de quitter de bons amis. Je ne savais pas si, parmi ce groupe, figuraient de jeunes hommes ou non. En vérité, nous ne nous étions pas vu depuis une bonne année au moins, et je redoutai d’abord d’être muet. C’est elle qui me demanda alors comment j’allais, et ce que je faisais.

Les amours à la mer
Les amours à la mer

Après l’avoir renseignée, je l’invitai à une terrasse. Le début du printemps n’avait pas encore réchauffé l’air venant du large, mais le soleil brillait haut dans le ciel et il faisait plutôt chaud. Les cafés s’ouvraient au monde, et derrière les voix des gens attablés nous parvenait la rumeur inlassable des vagues s’échouant. Je voulus tout connaître de sa vie. Elle me parla de ses études, de sa famille, de ses samedis au centre où elle fêtait sa jeunesse avec une témérité insouciante.

Les amours à la mer
Les amours à la mer

Elle finit son café, qu’elle prenait long, et je sentis qu’elle songeait peut-être à rentrer. Intérieurement, je m’y opposais formellement. Mais je balbutiai et lui proposai, dans un soupir, de nous promener le long du boulevard qui rallie les deux forts. A ma grande surprise, elle accepta et je me levai alors aussi précipitamment que si elle m’avait insulté. Je balbutiai de nouveau puis lui offris mon bras. Elle le prit.

Les amours à la mer
Les amours à la mer

Nous allâmes ainsi, sa main posée sur mon bras, tandis que mon cerveau s’agitait furieusement pour trouver un sujet de conversation. Je réussis à lui parler des expositions récentes et nous tombâmes d’accord que l’artiste à l’honneur était soit un visionnaire, soit un escroc. Elle rit de bon cœur, et je l’imitai, plus heureux de l’entendre ainsi que de ma plaisanterie, qui était très moyenne. Nous nous tûmes, et continuâmes en silence. Un homme nous croisa. Pour lui, songeai-je, nous sommes un couple.

Les amours à la mer
Les amours à la mer

Nous arrivâmes auprès du fort, surnommé le château des fromages, qui surveillait depuis plus de trois cents ans si les conquérants du Brésil ne revenaient pas. Je lui narrai l’histoire du fort, autant pour me donner une contenance que pour par souci pédagogique, et elle me laissa dire. Elle s’étonna, ou fit mine de s’étonner, que le fort avait beaucoup coûté à la ville de Porto, et qu’en réalité le fort fut loin d’être imprenable et utile. Je me tus à temps, et de nouveau nous nous assîmes sur les rochers bruns assaillis par le bleu profond et immense.

Les amours à la mer
Les amours à la mer

D’un geste innocent, elle regarda sa montre et me déclara qu’il lui fallait rentrer. J’eus l’envie de la retenir, l’enserrer dans mes bras et lui parler et l’écouter encore. Mais je n’en fis rien et lui demandai simplement si je pouvais la raccompagner jusqu’au tramway. Elle accepta. C’est en atteignant le fort Saint-Jean qu’elle disparut. Cependant ses mots me revinrent à l’esprit. Je fermai les yeux, souhaitant être déjà au lendemain.

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  • : LM Voyager
  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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