J’ai souvenir de temps lointains où j’étais un être humain. Homme ou femme, qu'étais-je, je ne sais plus, et depuis les années un voile a été jeté sur mon identité perdue. D'aucuns diront que je hante ce lieu que je n'ai jamais quitté depuis que l'on y m'a déposé : c'est un cimetière. Je n'y vis pas, vous l'avez compris, puisque je suis mort, mais mon âme persiste et se rappelle, faute de pouvoir à sa guise vagabonder, les vies et les événements auxquels j'ai assisté.
Je ne pourrais pas préciser l'époque à laquelle je vis le jour. Tout juste me rappelé-je les venelles tortueuses de ma ville, et les bords de la rivière où, enfant, je jouais. De ma vie propre je ne conserve que peu de souvenirs mais étrangement, ce sont ceux des autres que je recueille. Ceux des nouveaux morts. Mes voisins. Silencieusement, ils hurlent autant qu'ils révèlent ce qui fit leurs vies.
Au loin, vers les pierres qui sont les plus proches de la ville, donc des vivants, j'entends une voix émue qui pleure l'ancien quartier et chante les nouvelles avenues. Cette voix narre les passages étroits où passent le soleil et les enfants et elle décrit le bruit des carrioles dont les roues battent le pavé au rythme des sabots des chevaux. Elle dit que les maisons furent abattues et que les familles obtinrent en échange, parfois, de petits ou grands appartements.
Je n'ai pas souvenance de pareil bouleversement. La voix l'affirme : ce sont les Autrichiens qui décidèrent de ces changements. M'entend-elle quand je demande des détails, des précisions ? Sa litanie semble infirmer cette question. La voix se perd en des descriptions charmantes mais inutiles, comme ces exemples d'ouvriers qu'effrayèrent le sabbat et ses ruelles vides.
Près de moi, une femme - elle affirme qu'elle fut femme ; quant à moi, je vous l'ai peut-être déjà dit, je ne sais ce que je fus - se lamente sur le pogrom dont elle fut l'une des victimes. Son récit est un pleur, un affreux tourment pour moi, car à la vie elle fut arrachée lors d'une après-midi ensoleillée. Battue, elle raconte qu'on la tira par les cheveux et par tous ses membres, et qu'on l'insulta avant de l'achever.
Cette femme me glace le sang. Pardonnez ce trait d'humour, car je n'ai plus ni sang ni corps, et même de mon âme je doute présentement. Une autre voix, inconnue jusque là, s'est élevée depuis peu. Elle a été rabbin, ou a connu un rabbin, très célèbre en son temps, dont les mélopées sans faute appelaient le Très Haut et imploraient son alliance. Cet homme fut très respecté et de tous il reçut des hommages, et même des autorités.
Je ne sais combien nous sommes en ce lieu. Beaucoup se taisent, d'autres pleurent seulement, une poignée relate ces choses que les hommes appellent souvenirs mais que l'on dit aussi regrets quand le temps a trop passé. Quant à moi je ne peux dire si ma parole est entendue ou bien si elle ne passe pas les frontières de mon esprit qui n'est pas bien étendu.