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11 mai 2022 3 11 /05 /mai /2022 18:00

Le bouchon coula tout à coup ; la ligne se tendit et Monié, expérimenté à ce jeu, laissa filer tranquillement. Puis, à un moment que seul son instinct savait être le bon, il opposa au poisson une résistance soudaine. La lutte commença, inégale en forces et en motifs d’espérance. Monié, digne représentant de son espèce, mit rapidement fin au combat et tira de la rivière un brochet de belle taille, qu’il déposa avec soin dans son vivier. Autour de lui, son exploit suscita des sifflements admiratifs et provoqua la venue de deux gaillards en béret et bras de chemise. Le poisson était ferré.

Monié était de ces hommes dont on ne croise usuellement la route qu’avec méfiance. Brigadier de gendarmerie de son état, il cachait sa fonction sous l’apparence bonhomme d’un déguisement savamment constitué, gilet élimé et sabots usés, et il avait gratté la terre pour que la noirceur de ses ongles reflétât la simplicité de ses origines. Monié travaillait ainsi en service commandé pour le Préfet, lequel avait reçu des instructions strictes du ministre de l’Intérieur pour la surveillance des régicides. Ces hommes, durant la Révolution, avait osé porter le fil de la guillotine sur la nuque royale ; deux décennies plus tard, un roi était revenu à la tête du pays, et l’on craignait en haut lieu que de semblables idées ne ressurgissent.

Partie de pêche
Partie de pêche

Les deux gaillards s’étaient approchés sans méfiance. Ils louchaient allègrement sur le vivier bien rempli de ce pêcheur qu’ils ne connaissaient pas et, le cœur naturellement porté sur la franche camaraderie, ils lui posèrent des questions. Monié n’en fut pas mécontent. Le contact, dans ce genre d’opération, se révélait être la plus délicate des étapes. Il répondit, gaiement et de mauvaise foi, qu’il était du nord de l’Ariège, qu’il dormait chez son beau-frère qui habitait Mirepoix et qu’il espérait être engagé par le sieur Lespert dont il avait entendu dire qu’il réclamait des bras. Là-dessus, il hésita, et finalement attendit. Son hameçon, espérait-il, n’allait pas tarder à être gobé. Soulié et Cazals – c’étaient leurs noms – l’invitèrent à le suivre.

Partie de pêche
Partie de pêche

Mû par une défiance inhérente à son état, Monié refusa poliment. Surtout, il songeait que, ces derniers jours, caché derrière les bosquets de noisetiers qui dominaient le vallon, il avait observé que de nombreux ouvriers dudit Lespert venaient là pour améliorer l’ordinaire d’une prise ou deux. Pour décider Soulié et Cazals, il sortit une bouteille d’un panier ainsi que trois verres. Curieux comme un homme qui désire connaître la réalité de son futur emploi, il s’enquit de ce qu’on faisait alors sur les terres de l’ancien conventionnel. Les réponses furent à la fois simples et déconcertantes : on taillait des haies, on plantait des arbustes et des clôtures, on creusait des fossés que l’on remplissait de cailloux pour stabiliser le terrain. Monié accusa le coup.

Partie de pêche

Un frisson lui parcourut l’échine, et ses mains devinrent moites. Monié devait rédiger un rapport pour le Préfet, et ce dernier n’attendait sûrement pas que son brigadier lui rédigeât un traité d’horticulture. Depuis les Alpes, quelques semaines auparavant, la rumeur avait couru qu’un complot avait visé le nouveau roi. Ce projet funeste, les hautes autorités de ce pays en étaient convaincues, émanait de régicides avérés. L’infamie, chez ces gens-là, n’était pas seulement ponctuelle ; elle était intrinsèque. Le sieur Espert, avec la mobilisation de quelques deux cents ouvriers, devait donc, selon eux, manigancer quelque obscure conjuration.

Partie de pêche
Partie de pêche

La bouteille produisait ses effets. Soulié et Cazals faisaient à celle-ci une cour assidue, et d’autres prétendants entendirent son appel. Ainsi Monié se trouvait entouré d’une dizaine d’ouvriers, pour lesquels il fit apparaître, en camarade miraculeux, une autre de ces potions gouleyantes. Bon compagnon et bon brigadier, il servait les verres qui se tendaient tandis qu’il traquait dans les mots claqués les indices de la conspiration. Comme rien ne venait, qu’aux mises en garde quant à la dureté du terrain répondaient les satisfactions dues aux rations de pain distribuées, Monié tenta un coup. La mort dans l’âme, il prononça le mot de République.

Partie de pêche
Partie de pêche

Rien n’aurait pu être plus décevant pour lui. Là où des sympathies manifestes ou une acrimonie par trop voyante lui eût permis de dresser une liste des ennemis du régime, l’indifférence généralisée accueillit le mot honni. Les hommes restaient à leurs joies et à leurs terreurs agrestes. La politique rencontrait, dans leur silence, un mépris désespérant pour Monié. Dans l’heure qui suivit, ce dernier quitta son monde. L’aigreur de son échec donnait à sa démarche l’allure de l’ivresse. Cazals, voyant Monié s’éloigner, l’apostropha vivement : il oubliait ses poissons. Monié lui fit signe qu’il les lui laissait. Il était écrit qu’il ne rapporterait rien de cette journée.

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