Jamais il n’avait marché aussi lentement. Six heures qu’ils traînaient des pieds, lui et la foule lamentable, et ils n’avaient même pas traversé la moitié de Paris. En six heures de temps, lorsqu’autrefois il faisait la saison et qu’il s’en venait au début du printemps, ou qu’il s’en repartait à la fin de novembre vers sa Creuse natale, Martin parcourait vingt-cinq kilomètres. Il n’était alors qu’à la moitié de son chemin quotidien et, à ce rythme, il ralliait la capitale en une semaine. En ce jour, Martin doit convenir que l’allure lui va bien. A soixante ans passés, il n’a plus la vigueur de sa jeunesse.
A voir tant de gens aujourd’hui, il lui semble que la ville contient les peuples du monde entier. Il se dit qu’aucun Parisien n’a dû rester en son logis, que tous et toutes sont dehors pour accompagner le grand homme vers sa dernière demeure. Il lui semble aussi, car ce n’est pas possible autrement, que toute la ville converge vers un même lieu, sans qu’aucun ordre ne lui soit donné, sans qu’aucune contrainte ne soit exercée. Tout ce monde pour un seul homme qui, de sa vie, n’a fait qu’écrire. Est-ce cela que l’on appelle l’âme d’une nation, si tant est que l’une et l’autre existe ?
Le fameux dôme apparaît progressivement. Se découvrent ensuite les colonnes qui le soutiennent, et qui allègent une structure qu’on finit par découvrir mastodontique. Autrefois, c’était un temple dédié à un dieu. Comme on ne croit plus, mais qu’il faut tout de même bien croire, l’ancienne église a été dédiée aux dieux moraux, chacun personnifié dans un homme issu du peuple, chacun dictant un principe que le peuple, s’il veut être uni, doit suivre et célébrer.
A mesure que ses pas le rapprochent du Panthéon, Martin sent l’oppression croître dans sa poitrine. C’est que, par un formidable hasard, il n’a jamais approché ce lieu. Son grand-père, maçon comme lui, est venu y travailler au moment où les travaux s’achevaient. Cela remontre à près d’un siècle. A l’époque, son grand-père était un jeune homme ; il l’est resté. Tandis qu’il posait une pierre, il a chuté, d’une altitude trop élevée pour lui permettre de survivre. Il a laissé une femme, un fils né deux mois après, et un petit-fils qui, à l’occasion de funérailles nationales, vient le saluer.
Le cortège s’est arrêté devant les colonnes qui portent le fronton. Aux côtes du tombeau, les drapeaux et les couronnes de fleurs dansent légèrement au contact de la brise. Le silence se fait, comme si le bruit pouvait encore déranger l’écrivain. Pourtant il est mort, aussi mort que le grand-père poseur de pierre, tombé à vingt ans de ce temple dédié à un dieu qu’on appelle République. Martin contemple la foule et se dit que c’est aussi pour son grand-père qu’elle est réunie là.
S’il y a de grands hommes, il y en a forcément de petits. Mais un livre, c’est un si petit objet, comparé à la masse de pierres savamment ordonnées qui font le Panthéon. Et un seul homme, dont le nom résonne à travers le monde, vaut-il mieux que mille autres anonymes, qui bâtissent et défient pourtant le temps ? Martin fait comme les autres ; il tâche de se presser au-devant pour admirer le cercueil. Il pense : peut-être est-ce à cet endroit précis que le corps de son grand-père s’est brisé.
Soudain, Martin détourne la tête. Il a entendu parler en patois marchois, qui se fait rare à ses oreilles ces derniers temps. Sans doute l’un de ces maçons, venu du fin fonds du pays pour bâtir Paris. Les sonorités paysannes se perdent dans le brouhaha de la foule. Repoussé vers le jardin du Luxembourg, Martin jette un œil au dôme. Cela fait longtemps qu’il n’est pas monté lui-même si haut. Monter, cela permettait de mieux voir la ville, et de lui échapper.