La porte est restée entrouverte. La main gauche achève le mouvement tandis que la droite cherche la dague. La peur, sans doute, la fait trembler : les écus d’or, dans la bourse, tintent alors bruyamment. Pascual ne bouge plus. Son cœur bat à sortir de sa poitrine. Lentement, sa main droite glisse sur le manche gainé de cuir. À tout moment, Pascual s’attend à voir surgir l’un de ces hommes qui, lorsqu’il en croise un au hasard, menace de l’étriper sous peu. Mais tout ce que rencontre Pascual, c’est le silence.
Les oreilles qui bourdonnent, Pascual avance dans sa propre masure. Dans l’âtre, les braises crépitent encore. Abandonnées, elles noircissent et meurent, peu à peu. Encore un pas, et Pascual peut comprendre les raisons de ce silence. Accrochée au faîte, deux cordes pendent ; à leurs extrémités, la femme et l’enfant balancent. Pascual se précipite à leurs pieds, mais il est trop tard. Les langues tirées et bleuies témoignent de leurs trépas. Autour de lui, Pascual voit les ultimes vexations qu’ont eu à subir la femme et l’enfant : la couche retournée, la vaisselle de terre cuite répandue à terre et brisée. Même la vache n’est plus dans son étable.
À peine reste-t-il une miche de pain et un morceau de lard, que Pascual enfouit dans sa veste. Les pillards ont tout pris dans cette maison, et les vies qui y étaient, et les menues richesses qu’ils ont pu y trouver. Maintenant il lui faut partir. Ils reviendront, c’est certain, car c’est pour Pascual qu’ils sont venus jusqu’ici. Celui-ci n’a pas le temps de réfléchir, mais il sait que les remords ne tarderont pas à l’assaillir. Il sait que, bientôt, ses nuits seront hantées de questions sans réponses et de malédictions qu’il prononcera contre lui-même pour n’avoir pas décidé de fuir avant.
Le moment auquel il aurait encore pu sauver sa famille, il ne le connaît pas. Était-ce lorsqu’il a appris l’assassinat de Chambenas, le chef des routiers ? Son corps outragé, percé aux flancs et au dos de mille entailles, bleui sur les membres à la suite des coups portés, et le visage boursouflé, méconnaissable même pour ceux qui l’auront accueilli dans l’autre monde, ont donné le signal à ceux de la région qui avaient des comptes à régler. Mais cette mort aurait pu avoir lieu beaucoup plus tôt. Pascual s’est étonné bien des fois que les braves gens ne se révoltent pas. Non, il aurait fallu fuir bien avant.
Pascual s’enfonce dans les bois encore verts. Pour le moment, les chênes le cachent, mais cela ne durera pas. L’automne et l’hiver le découvriront, et le froid le harcèlera bien mieux que quelques paysans faméliques. L’hiver : c’est peut-être pendant cette période que Pascual aurait dû chercher un autre endroit où vivre avec sa femme, son enfant et sa bourse aux écus d’or. L’avant-dernier a été extrêmement rude, gelant les ruisseaux, tuant les bêtes jusque dans leurs abris. Pendant ce temps, les routiers rançonnaient encore le pays jusqu’à la moindre piécette.
Oui, les hivers rudes et la présence de ces hommes rustres, violents contre tout ce qui vit, envieux du plus misérable acquis d’autrui, tout cela a précipité la mort de Chambenas et la vengeance contre ceux qui l’ont aidé. Pascual descend au fond de la vallée où coule, avec une grande parcimonie, un ruisseau. C’est son refuge. Avec quelques pierres, des branchages et de l’argile, il a fabriqué une cabane sommaire où il a dormi, des nuits durant, lorsque les rumeurs se faisaient trop menaçantes. Pascual en franchit le seuil. Il songe que jamais il n’aurait pu sauver la femme et l’enfant.
Des chiens aboient, et des hommes crient au loin. Pascual se raidit, serre dans sa main la bourse où tiennent encore tant d’écus d'or. Ils sont sa récompense et son outrage. Ils sont le prix de la trahison, que Pascual a reçu pour avoir ouvert les portes du château d’Arlempdes aux routiers de Chambenas. C’est ce choix qui a valu la corde à la femme et à l’enfant. Les chiens et les hommes se rapprochent. Le cœur de Pascual se glace plus encore, car si la femme et l’enfant étaient innocents, il sait que ce n’est pas son cas. Pascual ferme les yeux. Contre la poitrine, il tient son or. Charon pourrait le lui réclamer.