La servante se hâtait. Dans le plateau qu’elle tenait à bout de bras, les tasses et les coupoles se heurtaient, produisant des sons aigus qui l’alarmaient. C’est que la maison ne tolérait aucun retard. Les joues rouges et le souffle court, elle arriva devant le cabinet et, experte en la matière, libéra sa main droite pour frapper deux coups secs. Elle crut entendre une invitation, et entra.
Immobile, il a vu la servante déposer le plateau. Elle lui a lancé un regard mi-rassurant mi-inquiet, puis est sortie. Lui demeure assis, les oreilles droites. Il ne bouge pas. Le maître est penché sur son bureau, et il écrit. Derrière la fenêtre il entend le premier chant du coq. Son flair ne le trompe pas : du thé et quelques tranches de pain sont au menu de ce matin. Attentif, il va vers la main qui lui tend à manger. Un grognement rassure le maître, qui continue de travailler.
Elle n’a pas encore vu son mari de toute la matinée. Elle le sait tourmenté par les affaires du nord, car le Suédois, de l’autre côté du détroit, n’est pas homme à se contenter des humiliations du Danois. Quand elle pénètre dans la pièce, il lève à peine la tête. Il trouve le temps de lui sourire, et de quérir de ses nouvelles. Il bafouille quelques mots, s’excuse des tâches qu’il a encore à accomplir. Elle reste quelques instants sans rien dire, puis s’en va dehors.
Ils jouent enfin. Sur les ultimes et antiques maximes du précepteur, ils peuvent à leur guise envahir les jardins. Les gardes veillent sur eux. Quand vient leur père, ils l’assaillent de baisers et de rires. Lui-même semble oublier les bruits de la guerre et les maudits traités. Malgré son habit, le voilà qui court, et qui chasse ses enfants par ses joyeux hurlements.
Il cherche, le visage enfiévré, celui à qui il faut plaire. Depuis hier, il a terminé le tableau que le roi lui a commandé. Il l’a représenté le port altier, en habit noir sur fond de rideaux rouges. Il a particulièrement insisté sur les tissus, car le roi est amateur des maîtres hollandais. Aujourd’hui, le souverain est introuvable, et il craint déjà que ce ne soit signe de disgrâce. Sortant dans le jardin, il aperçoit le roi devenu père ; et l’ayant vu il le trouve, et annonce la nouvelle. Un sourire le rassure.
La pendule sonne l’heure. Tous sont déjà présents, et certains même s’impatientent. C’est que certains sont ducs, que dans leurs veines coule ce sang sans nul autre pareil. Les bottes royales frappent bientôt le parquet, et l’air martial dissuade aussitôt qui voudrait faire remarquer l’interminable délai. Debout, comme en campagne, ils discutent des affaires : bataillant, argumentant, convainquant : rien n’échappe à la vigilance de ces maîtres de la terre.
Il rentre en ses appartements. Le dîner a été rapide, une fois n’est pas coutume. Il est épuisé de cette journée, et son esprit erre sans penser, pour quelques instants. Il s’est débarrassé de ses habits soyeux et de ses bijoux d’or. Seul, il n’est qu’un homme, lui que tantôt on appelait sire et qu’on servait avec les honneurs. Il n’est qu’un homme en sa demeure, qui n’a de plus qu’un nom, Rosenborg, et puis, s’amuse-t-il, que quelques ornements.