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19 décembre 2019 4 19 /12 /décembre /2019 19:00

Des histoires que les anciens Grecs contaient en leur temps, Pere avait retenu celle de cet homme condamné à pousser, jour après jour, une pierre sur le versant d’une montagne. Cet homme usait toutes ses forces à cette tâche absurde et inutile, et la pierre dévalait chaque nuit la pente. Au collège, le maître avait expliqué à Pere et à ses condisciples que tel était le châtiment des hommes pour avoir défié Dieu, et qu’il ne leur appartenait pas de juger des épreuves auxquelles Il les soumettait. Les anciens Grecs, malgré leur paganisme, avaient compris cela. Aujourd’hui, Pere se figurait être ce Sisyphe : se dressait devant lui une montagne dont il avait pourtant déjà atteint le sommet.

Pere pénétra dans le patio aux orangers. A cette époque de l’année, les fruits atteignaient leur maturité et leur parfum, mêlé au son de la fontaine qui bruissait, donnait à la cour de la Loge de la soie un air d’antichambre du paradis. La tentation fut grande de s’asseoir là et de contempler le temps qui s’écoulait ; mais il fallait à Pere recouvrer sa fortune perdue, et cette journée était trop belle pour être avare en bonnes nouvelles. Il entra alors, avec ses idées et ses blessures, dans la salle des contrats. Une armée de marchands, commerçants, artisans et banquiers s’y trouvaient, et aucun de ceux qui la composaient ne semblait l’attendre.

Où les cambistes sont rois
Où les cambistes sont rois

Il y a encore quelques mois, Pere faisait partie de ces hommes pressés, habillés de damas, de brocarts et de soieries qui étaient tant un goût personnel qu’une façon de se montrer. Se montrer, cela signifiait attirer les regards, mais aussi les mains, tendues, pour conclure des affaires. Tous ici se connaissaient et, de manière théâtrale, ils se saluaient bruyamment ou s’ignoraient superbement. Jour après jour, des clans se formaient, des guerres naissaient et des victoires étaient célébrées. L’ami de la veille devenait l’ennemi du lendemain et il ne suffisait à cela aucune autre raison que celle de l’intérêt personnel, celle de l’appât du gain.

Où les cambistes sont rois
Où les cambistes sont rois

Pere connaissait l’ensemble des règles tacites de ce lieu. Lui aussi avait bataillé dans le secret des alcôves, lui aussi s’était réjoui des paris qui s’avéraient réussis, lui aussi avait connu l’angoisse des affaires qui soudainement échappent. Pere, toutefois, entendait respecter la maxime qui ornait les murs de cette salle aux vingt-quatre colonnes. C’est pour cela qu’il abhorrait l’usure, se refusait à mentir lors de négociations et avait gagné la réputation d’homme le plus loyal de la Loge, car il avait maintes fois honoré des contrats pour lesquels il avait obtenu de meilleures offres après la conclusion de ceux-ci. Pour certains, cela confinait à la bêtise. Lui y voyait un honneur.

Où les cambistes sont rois
Où les cambistes sont rois

Hélas, l’honneur n’avait pas suffi et, surtout, il n’était pas le principe le mieux partagé par les hommes de la Loge. Six mois avant son entrée timide au patio des orangers, Pere avait conclu, pensait-il, l’affaire de sa vie. Le cocontractant, un Génois pourtant réputé sérieux, lui avait fait une très importante commande de soieries de haute qualité. Un Valencien, flairant le bon coup, avait eu au dernier moment l’audace de proposer un prix bien plus avantageux que celui de Pere : le Génois avait accepté. Pere s’était retrouvé avec des pièces de soierie si nombreuses qu’il aurait pu habiller la cour entière du roi d’Aragon. Il fut ruiné. Ainsi allaient les choses à Valence, forteresse du commerce méditerranéen. La vie de la ville mangeait celle des hommes.

Où les cambistes sont rois
Où les cambistes sont rois

Fort heureusement pour Pere, sa réputation le sauva. On le disait honnête, on le reconnut audacieux : son coup d’éclat avait raté, mais c’était un mérite qu’on lui attribuait. Un homme important vint le chercher : c’était l’un de ceux que l’infortune n’atteignait plus, car il l’aurait soumise à coup de ducats d’or. Isolé dans son heureuse plénitude, l’homme cherchait quelqu’un de confiance pour étendre encore son empire. Pere répondit favorablement : l’aubaine était trop belle. Sous la voûte étoilée de la salle des contrats, il jura de retrouver sa fortune. Il prit les anges à témoin.

Où les cambistes sont rois
Où les cambistes sont rois

Pere retrouva vite ses anciennes habitudes. A ses oreilles parvenait le sabir qui bourdonnait entre ces murs et il fut prompt à établir le contact avec un Livournais qui désirait acquérir un chargement de pièces de moyenne qualité. Ils se mirent d’accord et se dirigèrent vers la table des modifications. Là, l’officier municipal les fit s’asseoir et signer des documents officialisant leur engagement réciproque. Pere sortit de la loge ; il allait maintenant rencontrer les fourmis de la soie, ces mains expertes qui défendaient, dans leurs ateliers, la renommée de la ville. Pere retrouvait vie. Il volait de nouveau dans la ruche.

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