Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 décembre 2020 3 02 /12 /décembre /2020 19:00

Pourquoi fallait-il partir ? La réponse était évidente. La terre neuve, comme on l’avait appelée, avait vocation à accueillir les enfants indésirables, car modestes, de la terre des ancêtres. Comment partirait-on ? La réponse était plus évidente encore. On traverserait l’océan à bord de l’une de ces traînières, avec un baluchon de plus que les autres marins, comme le symbole de la richesse qu’on emporte et celui de la misère dont on ne se défait pas. Quand partirait-on ?

Antoni referma la porte derrière lui. Le jour n’était pas encore levé. Il savait le départ proche, car le père l’avait annoncé, et que eux, les deux hommes de la maison, les deux seuls êtres qui habitaient le foyer, n’avaient pas besoin de grands mots pour se comprendre. La saison avait déjà commencé. On voyait, à l’aube, les terre-neuvas quitter leurs foyers et leurs femmes, jeter un dernier salut de la main avant d’affronter la mer. Antoni avait peur.

L’adieu à la mère
L’adieu à la mère

La veille encore, le père avait questionné Antoni : que crains-tu ? Antoni avait répondu : rien. Seize ans, et peur de rien. Le père avait fait un étrange sourire, parce qu’il n’en avait pas l’habitude. Il faut avoir peur, avait-il enfin lâché après un long silence. La peur te maintiendra en vie, parce que, bête traquée par les vagues, par les abysses qui s’ouvrent sous la coque, tu te tiendras aux aguets, mon fils. Antoni n’avait rien répondu. En réalité, il s’effrayait de tout quitter ici-bas : les cahutes des pêcheurs, les vertes montagnes, la patrie.

L’adieu à la mère
L’adieu à la mère

Il était seulement certain de ne pas perdre la mer. De l’autre côté de l’océan, c’étaient les mêmes flots qui rinçaient les rivages. Son grand-père, qui pêchait déjà le long des côtes canadiennes, lui avait parlé de ces longs mois marins pendant lesquels le corps, peu à peu, s’habituait à la danse sauvage imposée par les vagues. Il lui avait conté les soleils se levant par-delà l’horizon, et les cabanes misérables construites sur les deux îlots, eux-mêmes laissés là par le hasard au milieu des eaux grises.

L’adieu à la mère

Antoni n’avait pas osé lui demander : et la lumière ? Il était un enfant, et les récits des aventures héroïques de son grand-père suffisaient à le fasciner. A Bidart, la lumière changeait : à chaque saison, chaque jour, à chaque heure. Les montagnes, la mer et le soleil s’y entendaient secrètement, à l’abri des hommes, pour les surprendre continuellement. Antoni ne se souvenait pas avoir entendu son père ou son grand-père parler des montagnes de Saint-Pierre ou de sa voisine, Miquelon. Quel spectacle la nature y offrait-elle aux hommes ?

L’adieu à la mère
L’adieu à la mère

Antoni errait dans le village. Il croisait les hommes qui partaient vers la mer, et les femmes qui allaient soigner les bêtes. Il levait les yeux sur les façades des maisons, les touchait de sa main, mais seulement en esprit, car on l’aurait pris pour fou, et bien qu’il sût que bientôt ils ne peupleraient que ses souvenirs, il ne souhaitait pas que les habitants lui attribuassent une réputation qu’il ne méritait pas. Tout cela avait-il encore une quelconque importance ? Antoni se refusait à répondre à cette question.

L’adieu à la mère
L’adieu à la mère

La cloche de la chapelle tinta huit coups. Antoni savait que son père l’attendait, mais il ne se résignait pas à revenir. Au contraire, il monta toujours plus haut, vers cette modeste chapelle, comme si celle-ci l’avait appelé. C’était une raison comme une autre, et elle permettait à Antoni de ne pas se confronter, pour le moment, à la réalité du départ. S’asseyant contre les murs blanchis de chaux, le jeune garçon vit la mer. Il vit les montagnes et les prairies, la terre généreuse dans laquelle reposait sa propre mère, morte en couches et qu’il n'avait jamais connue. La demie heure sonna. Une dernière question s’arrêta sur les lèvres d’Antoni : quand reverrait-il tout cela ?

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : LM Voyager
  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
  • Contact

Recherche

Archives

Liens