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17 janvier 2022 1 17 /01 /janvier /2022 20:15

Enfant, il m’arrivait d’éprouver parfois, la nuit, la réalité d’un rêve ou l’évanescence du monde tangible. Pendant quelques instants, je ne savais plus où je me trouvais, et je craignais que mon âme ne fût demeurée prisonnière de mes songes tandis que mon corps, lui, comme tous les matins, se lèverait et travaillerait aux champs avec mon père. Quinze ans ont passé, et je retrouve ce même état d’incertitude. Je m’éveille d’un cauchemar, et cependant tout en est resté. Le décor, les odeurs, le goût de terre et de ferraille dans la bouche.

Où que je pose le regard, rien ne me semble digne de joie. J’ai quitté mon groupe et je marche, sans but réel, avec une idée précise cependant : je veux voir mes frères. Je croise des hommes dont certains poussent des cris aigus et drôles, lorsque d’autres vomissent des râles tristes et sombres. Victorieux, nous sommes, et il y en a pour le célébrer avec une effusion qui m’étonne. Parfois, je vais vers eux, et je demande : avez-vous vu mes frères ? Les connaissez-vous ? Je demande en anglais, je demande en français, et je n’obtiens aucune information.

Paradis en avril
Paradis en avril

Je sens que la tête me tourne, je veux m’asseoir mais je tombe. De ma besace, je sors une miche de pain dans laquelle je mords, et je mâche comme un damné, le front perlant de sueur, et mon corps résiste à cette intrusion, je réprime plusieurs haut-le-cœur. Je parviens à me dominer, mes mains tremblantes cherchent dans mon manteau boueux la flasque qui m’aide tant. La gorgée brûlante me ravive ; l’enfer manquait donc de flammes. Lorsque je me relève, je titube encore.

Paradis en avril
Paradis en avril

La crête de Vimy appartient désormais aux Alliés, et c’est à nous, Canadiens, qu’on le doit. Il aura fallu trois mois d’études et de préparation pour y parvenir, pour que trois jours de bataille emportent ce que trois ans d’opposition n’avaient su gagner. Ces trois jours m’ont semblé un seul, qui aurait duré un an entier. Comme mes camarades, j’ai peu dormi, peu mangé, hormis les morceaux de chair allemande que le retrait de ma baïonnette faisait jaillir jusque dans ma bouche. En revanche, j’ai beaucoup bu, et le sang également rouge du Boche, et l’alcool dont, au contraire d’autres soldats, je ne peux plus me passer.

Paradis en avril

Je marche, je me traîne, la guerre a fait de moi un serpent qui sait ramper pour mieux frapper sa proie. Ici je bute contre une jambe orpheline ; là contre un corps dont je ne sais si la tête, invisible, est enterrée dans la glaise ou a été pulvérisée par un obus. Pendant la guerre, la glèbe donne de biens curieuses moissons. Avec sa faux, j’en connais une qui saura aisément remplir son grenier cette année. Je vais, donc, dans ce no man’s land comme disent mes compatriotes anglophones, je fais le chemin inverse, et comme il me semble facile de traverser ce champ, je bondis par-dessus la tranchée sans me préoccuper de ce qui pourrait me transpercer la peau, je recroise ceux sur lesquels j’ai marché pour, au nom de notre jeune nation, atteindre notre objectif.

Paradis en avril
Paradis en avril

Il me vient soudainement à l’esprit que, peut-être, parmi les cadavres enjambés, se trouve celui de l’un de mes frères. Mon âme poétise : se peut-il qu’ils y soient, tous les deux, unis dans la mort, leurs pauvres corps déchiquetés reposant l’un à côté de l’autre, pareils, mais en moins gais, à nos jeux d’enfants quand nous allions pêcher au lac et que, excités par une rivalité naturelle, nous nous battions jusqu’à déchirer nos culottes. Nous nous assoupissions alors dans l’herbe, épuisés et violemment heureux, en sachant que notre mère nous tirerait les oreilles à notre retour. Voilà la tente de l’état-major. Elle est immaculée.

Paradis en avril
Paradis en avril

Deux officiers me dévisagent, puis retournent à leur stricte activité. Je les dérange, sans doute, mais peu me chaut, celui qui me renseignera se trouve ici. Et le voilà, assis, scribouillard, planqué comme on dit avec amertume lorsque les gaz nous chatouillent les narines, pourtant il a, à ce moment, tout pouvoir sur moi. Je me plante devant lui, les palpitations me reviennent, ma langue, elle, ne tremble pas. Mes frères, morts ? que je demande, et lui, sans lever la tête, me répond quels noms ? Paradis, c’est évident, puisqu’il y a un enfer, et qu’on s’y trouve. Le gars tourne une feuille, une deuxième, son écriture est élégante, fine mais autoritaire, son doigt glisse sur la page, tapote deux fois. L’un est mort, pour sûr. Quant à l’autre, il est probablement au purgatoire.

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