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6 mars 2022 7 06 /03 /mars /2022 20:45

Lorsqu’on la domestique, la nuit n’a plus rien d’effrayant. Même, elle peut devenir un refuge, une alternative, une liberté. Élie marche à pas lents dans la forêt qui surveille le lac de Pannecières. Quelques feuilles bruissent à son passage et les premiers pépiements des oiseaux l’accompagnent dans sa promenade nocturne. Élie pense à sa mère. Elle qui dit que la nuit, tous les chats sont gris, Élie aurait envie d’aller la voir pour la détromper à ce sujet. La nuit, il faut s’y habituer pour en distinguer les couleurs. Au bord du lac, Élie voit le soleil émerger depuis l’autre rive.

Sous le tricot de laine, qui n’a connu que les sous-bois humides depuis deux mois, Élie grelotte. Le soleil mettra encore une bonne heure avant de commencer à le réchauffer. Pour passer le temps et casser la croûte, Élie sort de son sac la miche de pain et le couteau dont il ne sépare, désormais, plus jamais. C’est un outil utile, pour trancher le fromage ou bien la gorge de l’ennemi. Pourtant, à voir cette aube-là, qui croirait que la guerre a même envahi ce coin de Morvan ? Deux jours auparavant, un accrochage a eu lieu avec les Allemands. Sur son avant-bras, Élie a gardé trace du passage d’une balle.

Nus ils étaient beaux
Nus ils étaient beaux

Tout à coup, son cœur s’alarme. Des bois a surgi la clameur d’hommes furieux. À peine le temps de se retourner, et déjà, ils sont là, envahisseurs matutinaux et splendides, nus, exhibant leur virilité et leur jeunesse. Élie rit, d’un rire qu’a provoqué la peur qui a précédé, d’un rire qui, immédiatement, l’intègre dans cette communauté éphébique. Les camarades du maquis plongent dans les eaux du lac. La fraîcheur de l’onde ne les effraie pas. Dans l’aube d’octobre, ils éprouvent leurs corps, peut-être pour la dernière fois.
 

Nus ils étaient beaux
Nus ils étaient beaux

Élie se déshabille aussi vite que possible. La courte éraflure sur son avant-bras le lance, mais l’immersion dans l’eau provoque des tiraillements dans tout le corps, annihilant la douleur originelle. Élie fait quelques brassées jusqu’au milieu du lac ; là, il se retourne. Comme tout est paisible. On croirait le premier matin du monde. Sans les nageurs qui s’ébrouent, il n’y aurait presque pas de bruit. Pour s’isoler encore un peu plus, Élie plonge en apnée. Plus rien n’existe. La guerre est un mauvais rêve.

Nus ils étaient beaux

Bientôt, il rejoint les autres. Dix, douze, ils sont désormais. C’est la section locale entière, depuis que le maquis a été obligé de se séparer en quatre groupes. Ainsi ils échappent plus facilement aux Allemands, et aux mauvaises langues du coin. Certains, dont on suppute l’identité mais qu’on ne pourrait confondre assurément, trouvent pénible cette obsession de la patrie libre. Dès lors, même la barrière de la langue tombe, abattue par la vilenie partagée. Élie, comme les autres gars du maquis, honnit cette engeance qui a la traîtrise pour principe.

Nus ils étaient beaux
Nus ils étaient beaux

Dans les eaux du lac, dix ou douze hommes nagent, se prélassent et s’éclaboussent. Loin du tumulte, des planques, des fuites, des sabotages et des combats, ils redeviennent simples, innocents et naïfs. Les mots de passe, les codes secrets, les pseudonymes, tout cela est oublié pendant quelques minutes. Ce ne sont plus le Rouge, le Loup, Bébert ou le Bédouin, ce ne sont même plus André, Albert, Robert ou Raoul, ni des paysans, des tenanciers de boutique, des clercs de notaire ou des instituteurs. Pour un instant, ils ne sont même plus traqués par les Mauser ou les Walther. Seule l’eau qui gicle dans les yeux leur cause du tort.

Nus ils étaient beaux
Nus ils étaient beaux

Élie revient sur le rivage. D’un œil attentif, il examine sa blessure, qui s’est rouverte à la faveur d’un contact avec un camarade. Il lui semble soudain entendre, dans le lointain, des éclats de voix martiaux. Aussitôt, Élie disparaît et, à sa place, Jeune-Coq agite les bras en direction des eaux joyeuses. Les bras battant silencieusement font effet. Un à un, les maquisards sortent, et c’est comme si, d’enfants, ils se transformaient soudainement en soldats. De nouveau, ils se glissent dans l’ombre. Ils le savent : dans le maquis, les chats sont vêtus de gris.

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