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3 octobre 2018 3 03 /10 /octobre /2018 19:00

L’homme à la barbe fournie n’avait pas encore eu l’heur de tomber. Devant une foule réunie pour l’occasion, il traînait ses pieds lourds, terriblement lourds car lestés de fer, et il gardait la tête baissée. En faisant cela, il évitait autant de regarder les visages de ceux qu’il quittait qu’il se plaçait déjà dans une position de soumission, prêt à endurer la vie de solitude à laquelle il s’était promis.

Le village entier s’était réuni. Kaysersberg n’avait pas l’habitude de voir partir ainsi l’un des siens, surtout pour pareille raison. Les hommes et les femmes avaient quitté qui leurs champs, qui leurs ateliers, qui les commerces qu’ils tenaient souvent de génération en génération. D’un seul mouvement, ils s’étaient massés sur les places, dans les rues, aux pieds des maisons. Ils formaient ainsi autant un mur mouvant qu’ils indiquaient le chemin pour celui qui partait.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Celui qui partait était un certain Léonard. De ses origines obscures, il avait cheminé jusqu’à ce jour vers la lumière. Il était venu à Kaysersberg d’un autre village de la grande plaine et il avait travaillé, ici et là, louant ses services cependant qu’on louait sa rigueur à l’exercice. Taiseux, il avait cependant quelque charme que, cependant, il n’exerçait guère, désespérant deux ou trois jeunes filles des environs. En ses yeux brillait une flamme qui le faisait paraître pour fou mais ceux qui le connaissaient un peu refusaient cette qualification. Ils admettaient toutefois qu’on le puisse dire exalté.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

La foule suivait des yeux ce pénitent qui s’en allait. Dans ses mains cagneuses, il serrait fortement une croix de bois aussi simple que s’il l’avait fabriquée lui-même. D’aucuns disaient d’ailleurs que c’était le cas. Léonard marchait à pas lents. Ses pieds chaussés de sabots de fer, il éprouvait une souffrance causée par la mauvaise fabrication de ces brodequins mais il s’interdisait de gémir ou de pleurer. Il priait silencieusement. Il était pétri de peur. Il était transporté d’enthousiasme.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Souvent, à la messe, il s’était fait remarquer. Assis à son rang, il chantait avec une énergie inhabituelle, suivait des yeux chaque geste de l’officiant, anticipait la liturgie avec une promptitude qui agaçait ses voisins. A plusieurs reprises, il avait préparé un petit balluchon et s’était enfoncé dans les bois des collines, quelques jours durant, pendant lesquels il tâchait d’établir le dialogue. Puis il revenait, n’ayant pas fait assez de provisions ou bien s’étant blessé, et les gens du village le voyaient meurtri, non pas dans sa chair mais dans son âme, car alors il avait l’impression d’avoir trahi.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

C’est lors de l’un de ses voyages solitaires qu’il avait découvert l’ermitage. Il y avait là une chapelle que de fidèles promeneurs entretenaient, ainsi qu’un bâtiment qui méritait davantage le nom de masure que celui de maison. Revenu à Kaysersberg, Léonard ne cessa de penser à ce lieu loin des hommes, près des cieux pour lequel, en ce jour du début de l’automne, il s’apprêtait à partir, les pieds lestés de fer.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Le pénitent arrivait aux dernières maisons du village. Bientôt il serait happé par la nature, les collines, les forêts, les bruits des animaux et les caprices du temps. Déjà dans la foule villageoise, on commençait à se disperser. Ceux qui restaient se divisaient entre ceux qui voulaient le moquer, lui l’asocial qui choisissait la vie solitaire, loin de ses semblables, et ceux qui désiraient l’encourager ou même l’admirer, lui qui préférait la compagnie divine à la basse condition du monde. Mais avant qu’ils aient décidé que faire, il avait disparu. Et alors, tout le monde jugea qu’il avait été préférable de se taire.

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